Il y a tout d’abord le voile de lumière venu de la gauche, les glacis de couleurs et l’allure. Puis se distinguent au fur et à mesure l’émotion, les non-dits, et l’envie.
Ce qui m’a cependant le plus séduite sur elle reste la courbe de ses lèvres roses et glacées, étirant la commissure vers la perle de culture. Noire sur laquelle le blanc du col se révèle. Le sombre des cernes aussi, et les grandes billes brunes jetées à l’encontre.
Tout ceci est le préambule de la curiosité, les prémices de l’ouvrage à présenter, savourer, modeler.
Au travers du papier, nous pénétrons ainsi l’âme de Delft, Hollande, XVIIème siècle. Et au passage de l’encre, celle de Griet, innocence, beauté et servitude.
Les gens me saluaient de la tête et me regardaient passer non sans une pointe de curiosité. Personne ne me demanda où j’allais, personne ne me dit un mot gentil. Ils n’y étaient pas tenus, ils savaient ce qui arrive aux familles quand l’homme perd son travail. Voilà donc un sujet de conversation : la jeune Griet placée comme servante ! Le père a fait tomber la famille bien bas !
Toutefois, ils ne se gausseraient pas. La même chose pourrait aussi bien leur arriver.
La nouvelle place de la jeune femme sent alors la poudre, la poussière des beaux tapis et la ténacité des pigments de peinture. Elle sait que sa condition de fille de peu ne la mènera plus nulle part, que le rêve n’a guère désormais que saveur de labeur.
A quoi bon ? Pour quoi faire ?
Laver, étendre, acheter, chercher, polir, ôter. Les tâches sont simples en tête et dures aux mains, pénètrent les gerçures par rengaines et pour graver. Son père devenu aveugle, Griet se doit à présent de voir suffisamment loin pour elle et eux, la famille, les petites vies. Ouvrir grands les yeux sur ses perspectives d’avenir avortées et consentir au fait qu’une servante rapporte mais ne vaut rien.
Erreur, jeune fille, erreur.
Je n’avais jamais assisté à la naissance d’un tableau. Je m’imaginais que l’artiste peignait ce qu’il voyait en se servant des couleurs qu’il voyait.
Il me montra.
Il commença le tableau de la fille du boulanger par une couche de gris pâle sur la toile blanche qu’il parsema ensuite de taches roussâtres […]. Je crus alors qu’il allait peindre ce qu’il voyait, à savoir un visage de jeune femme, une jupe bleue, un corselet jaune et noir, une carte marron, une aiguière et un bassin en argent, un mur blanc. Au lieu de cela, il se mit à peindre des taches de couleurs […]. Ce n’était pas les bonnes couleurs, aucune n’était celle des objets en question. Il passa un long moment à jouer avec ces « fausses » couleurs, comme je les appelai.
Car la jeune femme a pénétré bien malgré elle l’atelier et l’intimité de Johannes Vermeer, artiste peintre et maître des lieux.
Au fil du temps, elle découvre ainsi le véritable coloris des choses, le bon ton du talent – et esquisse peu à peu les contours de certaines prérogatives abhorrées de l’épouse.
La petite servante écrase alors tout autant sa présence que les pigments. Elle broie, prépare, mélange et teinte les palettes, perce à mesure les sombres et jolies coulisses de l’artiste. En silence, afin de conserver toute jalousie gardée et décence dans l’idée. En secret, pour ne pas se trahir. Tout briser.
Puis vient un jour le hasard d’une lumière un peu trop opportune, d’une envie légèrement dérangée, d’une beauté beaucoup trop demandée.
Je le regardai, il avait les yeux rivés sur moi. Il me regardait. Alors que nous nous dévisagions, une onde de chaleur me traversa le corps. Je n’en continuai pas moins à soutenir son regard. Enfin, il se détourna et s’éclaircit la voix.
« Ça suffira pour aujourd’hui, Griet. J’ai mis quelques os au grenier, je vous demande de les broyer. »
J’acquiesçai de la tête et m’esquivai, le cœur battant.
Il peignait mon portrait.
Dès lors, rien n’est plus anodin.
Les retombées négligentes de la coiffe, l’intensité des couleurs, le regard bien ancré et les lèvres humectées, tout est en elle et de lui. Les heures de pose se succèdent ainsi à couvert et l’évadent, heures où l’homme délaisse la servante et dévoile la lumière d’un modèle qui ne devrait pas être. Scandale que tout ceci, folie que ces taches là ! Pourtant qu’importe…
Elle a cette beauté innocente des enfants poupines, ces pupilles coupables de manquer au devoir par respect du devoir. Comment les phalanges du génie pourraient-elles seulement omettre ces traits et privilégier le néant des pudeurs et le blanc des convenances ? Le talent ne se sacrifie pas, il explose alors.
Mais un éclat manque cependant au tableau, une touche de lumière pré-jugée nécessaire.
Je le savais, bien sûr. Je n’avais pas regardé le tableau très longtemps, mais j’avais perçu immédiatement qu’il avait besoin de la perle. Sans elle, il n’y avait que mes yeux, ma bouche, la garniture de ma chemise, l’ombre derrière mon oreille, des détails séparés et distincts, la perle en ferait un tout. Elle complèterait le tableau.
Elle m’enverrait aussi à la rue.
[…]
J’aurais dû le supplier de ne pas causer ma perte.
Tout ceci n’est finalement que l’histoire d’une perle d’oreille, d’un bijou décalé. Au centre de la toile, elle attire l’œil tout autant qu’elle interroge, s’impose dans le sombre et esquisse les contours d’une fin ronde.
Une petite précieuse, belle et ridicule.
> Pour redécouvrir La Jeune Fille à la perle, de Tracy Chevalier et son adaptation au cinéma (avec Scarlett Johanson)
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