À l’horizon, un potentiel recul historique du droit des femmes américaines ? Une fuite hors normes a été divulguée par le site Politico le 2 mai, à propos d’un projet de décision de la Cour suprême, encore en débat, qui pourrait supprimer totalement le droit à l’avortement.
À chaque Etat sa législation sur l’IVG
Cette nouvelle conclusion écraserait la jurisprudence dite de Roe versus Wade datant de 1973, synonyme de la liberté des femmes à disposer de leur corps au nom du droit à la vie privée dans tous les Etats-Unis. Désormais, chaque Etat aurait la possibilité d’adopter sa propre législation à propos de l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
A noter que la Cour suprême est une institution fédérale qui peut ériger certaines jurisprudences en normes constitutionnelles. C’est le cas de Roe vs Wade qui établit, depuis 1973, l’avortement comme un droit applicable sur l’ensemble du territoire états-uniens. Mais jusqu’à quand ?
Et nous ne sommes certainement pas au bout de nos surprises… Chaque gouvernement fédéral, selon son bon vouloir, pourrait donc rendre l’IVG illégale, sans forcément prévoir d’exception en cas de viol et d’inceste. Malheur : une douzaine d’Etats ont déjà adopté des législations en ce sens, et n’attendent qu’une décision finale de la Cour suprême pour renforcer leur pouvoir.
Le droit à l’avortement n’est pas « ancré dans l’histoire et les traditions de la nation » ?
Cette décision a été proposée, portée et justifiée par le juge Samuel Alito ainsi que adoptée par une majorité de ses collègues d’après Politico. Samuel Alito ose même accuser la Cour suprême de 1973 d’avoir « court-circuité le processus démocratique », en empêchant « un grand nombre d’Américains » de se prononcer sur cette question de l’avortement, Etat par Etat.
« La décision Roe était erronée de façon flagrante depuis l’origine. Son raisonnement était incroyablement faible, et la décision a eu des conséquences très dommageables. »
Un document de 98 pages accompagne cette proposition de loi et n’hésite pas à condamner sans réserve ni nuance toute l’architecture juridique qui a participé à ériger l’avortement en droit constitutionnel. D’après la fuite révélée par le site d’information, le droit à l’avortement ne serait pas « profondément ancré dans l’histoire et les traditions de la nation » outre-Atlantique. Adieu aux idées d’émancipation, de progrès, sans oublier l’évolution de la médecine et des mœurs.
Une décision qui sera actée début juillet
Le délibéré final des neuf magistrats de la Cour suprême sur le sujet est attendu pour début juillet. Mais les nouvelles ne sont pas rassurantes : seuls les trois membres dits libéraux – Stephen Breyer, Sonia Sotomayor et Elena Kagan – sont explicitement opposés à toute révision de la loi Roe v. Wade. Et même si la position de John Roberts, conservateur modéré à la tête de la Cour suprême, demeure inconnue, elle ne suffirait pas à renverser l’opinion majoritaire.
Pour fin juillet, la mauvaise surprise semble s’annoncer : la domination des juges conservateurs (six contre trois) est si assumée, que les associations de défense des droits reproductifs ne se font plus d’illusions. Un premier indice l’avait déjà prouvé le 1er septembre 2021, lorsque la Cour avait refusé de suspendre une loi interdisant l’avortement au-delà de six semaines au Texas.
Rebelote le 1er décembre dernier, la Cour a examiné un projet de loi du Mississippi supprimant la possibilité d’avorter au-delà de quinze semaines. Bien que non appliquée depuis sa promulgation en 2018, cette loi était considérée par le camp « pro-life » comme une première pierre dans le combat pour faire tomber la forteresse Roe v. Wade. Et selon Politico, la juge progressiste Sonia Sotomayor l’a rappelée lors des débats.
« Cette institution survivra-t-elle à la puanteur que créerait, dans la perception publique, l’idée que la Constitution et sa lecture ne sont que des actes politiques ? Si les gens croient que tout est politique, comme allons-nous survivre ? Cette cour survivra-t-elle ? »
L’avortement au coeur du débat des élections américaines de mi-mandat
Bien entendu, cette fuite dans la presse d’un tel projet de décision est une atteinte à la confidentialité des délibérations entre juges et à la confiance qui devrait présider leurs échanges. Mais surtout, elle met en lumière la politisation incandescente des débats internes au coeur de la Cour suprême.
En attendant juillet et le délibéré final, la question de l’avortement va s’instaurer au sein de la campagne des élections de mi-mandat, qui auront lieu au mois de novembre prochain. Les démocrates vont devoir se mobiliser s’ils ne veulent pas qu’une nouvelle majorité Républicaine s’installe au Congrès et adopte une loi interdisant ou restreignant le droit à l’avortement dans le pays.
Les élus démocrates doivent déjà se relever d’un échec : depuis de longs mois, ils tentent, en vain, de faire passer au Capitole un texte – le Women’s Health Protection Act – qui inscrirait définitivement l’avortement dans la loi. Selon un sondage Quinnipiac publié en novembre 2021, 63% des américains soutiennent encore la décision de Roe v. Wade.
Comme dirait Gloria Steinem, icône féministe, militante du mouvement de libération des femmes et surtout, combattante pro-avortement de 1973, « Si les hommes pouvaient tomber enceintes, l’avortement serait un sacrement. » A méditer.
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Image en Une : © Manny Becerra – Unsplash
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Les Commentaires
« The measure is modeled on a law that took effect in Texas in September, which banned abortion after about six weeks and has relied on civilian instead of criminal enforcement to work around court challenges. Because of that provision — the law explicitly says state authorities cannot bring charges — the U.S. Supreme Court and state courts have said they cannot block the ban, even if it goes against the constitutional right to abortion established in Roe v. Wade. »
D’après ce que je comprends, ils ont pu faire passer cette loi en prévoyant que l’interdiction de l’avortement ne passerait pas par la procédure pénale (parce qu’ils n’ont pas le droit de l’inscrire dans leur code pénal), mais par une sorte de « délation » civile. En gros, les médecins pratiquant les IVG pourraient être dénoncés et poursuivis par des civils. C’est une sorte de force de dissuasion.
(C’est assez étonnant d’ailleurs comme mécanisme, on se croirait un peu au Moyen Âge Puis bon, vous imaginez si on pouvait contourner aussi facilement la Constitution en France ? Ça laisse rêveur...)