Dans ma famille, personne n’est beau. C’est une marque de fabrique comme une autre. Nous ne sommes pas laids pour autant, mais avec notre tendance à l’embonpoint, notre dentition anarchique et notre petite taille, nous avons autant de chances de figurer dans les pages d’un magazine de mode que Kim Kardashian a d’espoir de remporter un jour le Prix Nobel de physique.
D’une certaine manière, nous avons beaucoup de chance. De nos jours, l’esthétisme du corps est devenu un enjeu presque aussi important que les diplômes ou l’expérience. Ce nouveau business fait l’objet, comme tout commerce, d’un véritable « marché » : de nouveaux métiers, tels que personal shopper, coach en image, conseiller d’apparence… se développent, et l’industrie du corps ne semble pas connaître de limites. On peut désormais souscrire une assurance pour son séant, sa poitrine ou ses cheveux. La minceur est le fonds de commerce de bien des magazines féminins, qui, à grand renfort de « Devenez plus sexy », « Vous en mieux avec 10 kilos en moins » ou « Changez de silhouette », entendent prêcher la bonne parole et régner en gourous incontestés sur la masse pondérale de leurs lectrices. Amen.
La femme, cet objet conforme
La conformité du corps est pour nous devenue une dangereuse obsession. Qui ne rentre pas dans un 36 est une vile pécheresse, doublée d’une faible femme incapable de remuer sa graisse. Qui dépasse d’un kilo ou d’un cheveu est une anarchiste. Il ne vient à l’idée de personne que la rondeur puisse correspondre à un esthétisme, encore moins à un choix de vie. Souvenez-vous, c’était au mois de janvier : une obscure ex-journaliste, Marie Sigaud, s’insurgeait dans les colonnes du « Plus » du Nouvel Obs’ contre une publicité mettant en scène un mannequin « grande taille ». Le nom du billet ? « Cette grosse qui remue me révulse ». Marie Sigaud n’est pas la seule à détester la chair : la société ne l’aime pas non plus.
Prenons pour exemple le milieu de la mode. Les traitements réservés aux mannequins par les agences qui les exploitent sont révoltants : unetelle narre un régime alimentaire à 500 calories par jour, alors qu’une autre, tout sourire, raconte que son agence est aussi autoritaire qu’un bon vieux dictateur. Récemment, une mannequin de chez Elite Model Management a été virée… pour deux centimètres de tour de taille en trop. La justice française a invalidé son licenciement, condamnant ses employeurs à lui verser la somme initialement prévue par son contrat.
La fin d’Isabelle Caro a, elle, été tragique : l’ancienne mannequin a succombé à la maladie qui la rongeait depuis l’âge de 13 ans, l’anorexie. Elle s’était pourtant engagée contre cette pathologie, en posant pour une campagne pub choc, « no-lita ».
Une anecdote m’a tout particulièrement révoltée : il y a quelques années, je faisais la connaissance d’une jeune fille de 15 ans qui sortait tout juste d’un séjour de quatre mois en hôpital psychiatrique. Son anorexie était telle que les médecins avaient dû insérer un tube passant par son nez et descendant jusqu’à son estomac. Elle traînait toujours avec elle une pochette de nutriments, accrochée à un appareil médical à roulettes. Quelques mois après notre première rencontre, je l’ai retrouvée en couverture d’un magazine destiné aux adolescentes de 13 à 16 ans. Qu’attendre d’une société qui donne de tels modèles ?
La femme, cet objet périssable
Notre société entretient un bien étrange paradoxe : l’aboutissement suprême d’une vie serait de rester jeune le plus longtemps possible. Ce n’est pas tant la vieillesse qui est diabolisée, puisque l’on porte aux nues des modèles tels que Stéphane Hessel ou Meryl Streep : c’est la déliquescence. On conjure, avec moult crèmes anti-rides et massages savants, l’arrivée d’un vieillissement redouté et inéluctable. On brûle des cierges à Sainte-Jeunesse, en s’offrant ici les services du Botox, là les soins de douloureuses liposuccions. Tout cela, bien sûr, ne sert à rien : Marivaux, déjà, se gaussait des matronnes se voulant jeunes premières, et il nous est à toutes arrivé d’éprouver un sentiment de pitié devant une femme d’âge mûr portant les attributs d’une collégienne pour tenter de faire illusion.
De même que l’hiver porte en lui des joies que le printemps ignore, la jeunesse n’est pas préférable à la maturité. Ces deux phases de la vie comportent leur lot d’amertume et de douceur ; il ne sert à rien de les craindre, ni de les cacher. Malheureusement, c’est pourtant ce que la société entend faire : couvrir d’un voile pudique la vieillesse des femmes, en les forçant à acheter toujours plus de produits prétendument miraculeux pour endiguer l’effet des années, devenu honteux. Dans le monde du travail, les femmes, pour se vendre auprès des recruteurs, se doivent de mettre en avant leurs atouts. On leur recommande de porter talons et maquillage. Elles doivent se coiffer, si possible mettre une jupe, bannir à jamais baskets, pantalons et autres obscurs attributs de l’anté-féminitude. Demande-t-on à un jeune homme fraîchement diplômé de choisir des pantalons moulants pour que l’on puisse admirer à loisir son fessier, de se faire une coupe Beatles et d’entrouvrir sa chemise façon BHL ? Assurément, non.
La femme, cet objet non-pensant
N’y a-t-il pas, dans cette course effrénée au corps parfait, une certaine forme de déni de l’esprit ? À en croire les conseils avisés des magazines féminins, censés faire de nous des
wonderwomen en puissance, mieux vaut soigner sa plastique que sa matière grise. On cherche, à tout prix, l’uniformité, le lisse, le conforme : être laid, dans notre société si esthétique, devient presque subversif. Ces mêmes magazines nous font croire que les termes « femme » et « intelligence » relèvent de l’oxymore, en nous réduisant à de simples enveloppes qui jamais ne doivent vieillir. En prétendant « aider » le corps, ils l’enchaînent et le martyrisent : que dire de ces sempiternelles « pages régime« , qui conseillent le plus naturellement un « régime mono-aliment » pour « perdre plus vite ces vilains kilos« , et n’hésitent pas à proposer à leurs candides lectrices un « régime à 1000 calories par jour » ?
La prose de ces papiers glacés nous encourage, en toute sincérité, à n’être que de simples corps, dénués de tout esprit et de toute ambition intellectuelle. Le nombre de pages consacré à la culture dans ces magazines est révélateur du mépris qu’ils accordent à leur lectorat : sur les 190 pages du dernier Grazia, 76 étaient dédiées à des publicités photoshopées (40% du contenu total du magazine), 57 à des rubriques mode/beauté (dont « Je veux un beau corps, plus mince, plus ferme, plus sexy« , totalisant 30%), 50 à des rubriques diverses (horoscope, quiz, témoignages, actualités, art de vivre, enquêtes choc, totalisant 26%), et… 7 pages de culture. Qui représentent 3% du contenu total du magazine.
Si l’on appliquait les quotas des rubriques de ces magazines à une heure de notre vie, nous passerions 24 minutes à consommer/ fantasmer / planifier l’achat de tel ou tel article coûteux, 18 minutes à nous soucier de notre épiderme, 16 minutes à vaquer à divers loisirs et moins de deux à tenter d’accroître notre culture. Cruches, vous avez dit ?
Qui sommes-nous, si nous nous limitons aux seules trente années de nos vies où, selon les diktats du marketing en vigueur, nous sommes « consommables »? Dans la mesure où beaucoup d’entre nous finiront centenaires, sommes-nous condamnées à passer soixante-dix ans à nous lamenter sur une beauté perdue et une jeunesse fanée ?
Si les combats des féministes des années 70 ne sont pas perdus, ils sont gravement compromis. Par les médias, et notamment la télévision, qui ne tolère pas d’exception entre les corps et ne daigne montrer que des silhouettes lisses et frêles. Par les entreprises, qui dressent entre les hommes et les femmes un écart salarial en notre défaveur. Par la société en général, qui voit en nous des corps, plus que des esprits.
Voilà pourquoi nous, femmes, devons lutter au quotidien contre les inégalités et les préjugés dont nous souffrons. Ne laissons pas ces magazines nous réduire au rang d’objet. Ne cédons jamais aux sirènes des cerbères qui voudraient nous enfermer dans un rôle de mère, d’épouse, de potiche silencieuse. Élevons, ensemble, nos voix. Pour que la femme ne soit jamais un objet au sourire si doux.
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Les Commentaires
Oui c'est ce numéro là qui m'a déprimée (c'était dans celui-là aussi qu'il y avait l'article sur les positions sexuelles pour maigrir à la toute fin dont je parlais dans un autre post). En plus dans leur dossier une bonne partie des témoignages étaient donnés par des filles de la rédaction, grand travail d'investigation donc ! Menfin comme tu l'as dit ça ne les empêchait pas de généraliser à tout le monde. Au passage ces filles minces elles étaient pas pauvres parce qu'elles mangeaient bien souvent au resto...
Et d'ailleurs je viens de me rendre compte que c'était dans Be et pas Grazia ce qui prouve quand même que ces magazines ont une telle identité que je peux pas les distinguer
Tiens d'ailleurs on en voit la couverture ici Abonnement magazine Be, Numéro 104, Ca mange quoi une fille mince ? avec tout et son contraire sur la même page (genre on va te donner des tuyaux pour bien manger mais comme ça ne suffira pas il faudra que tu fasses l'amour comme une bête pour perdre plus de poids. Et au passage on va t'en dire plus sur la tuerie de Toulouse parce que c'est tout à fait notre rôle).