Mars 2023. Cinq jeunes femmes iraniennes se filmaient en train de danser sur la chanson « Calm Down », dans un quartier de Téhéran. Leur vidéo, telle un cri d’espoir et de résistance face à la violente répression qui s’abat sur les femmes du pays, devenait virale, jusqu’à leur valoir une arrestation. À peu près au même moment, en France, une professeure d’espagnol de Saint-Jean de Luz était assassinée par son élève. Lors de ses obsèques, son mari lui livrait un dernier hommage dansé, suscitant l’émoi bien au-delà des frontières hexagonales. Ces mêmes frontières au sein desquelles s’organisent, depuis janvier, de grandes mobilisations contre la réforme des retraites. À chaque cortège parisien, Mathilde Caillard, 25 ans, militante d’Alternatiba Paris et techno-gréviste auto-proclamée, rassemble les foules par la danse, scandant au passage des slogans tels que « Taxez les riches ! ».
Vous voyez peut-être où je veux en venir : ces derniers mois, l’actu dansante s’est faite de plus en plus visible, à tel point que le moindre pas chassé pourrait presque être érigé en puissant outil contestataire. Un phénomène, qui pourtant, n’est pas tout à fait nouveau…
La danse et les luttes sociales, une longue tradition
Il n’a pas fallu attendre mars 2023 pour constater l’imbrication de la danse et des luttes sociales. S’il est difficile de dater le début de cette tradition, celle-ci remonte au moins à la cour du roi, comme l’explique Bianca Maurmayr, maîtresse de conférences en danse et co-coordinatrice avec Marie Glon, d’un dossier « Danses en lutte » pour la revue Coordinations.
À l’époque du roi soleil, la danse jouait déjà un rôle fondamental dans la représentation politique, selon l’experte. Depuis, les exemples pleuvent : les chorégraphies lors des manifestations «Un violador en tu camino » au Chili en 2020, reprises dans le monde entier, les flash mobs contre la loi travail de 2018 en France, la Booty Therapy de Maimouna Coulibaly qui a inspiré plusieurs manifestantes à twerker lors de la marche Nous Toutes du 8 mars 2019 pour se réapproprier l’espace, la chorégraphie des travailleuses d’un Ibis Hôtel dénonçant leurs conditions de travail… Comment expliquer que la danse soit devenue un outil si privilégié de résistance ?
« La joie militante est fédératrice »
Pour Mathilde Caillard, derrière le compte @mcdansepourleclimat, plusieurs choses se jouent :
C’est un vaisseau idéal pour exprimer cette joie militante fédératrice. La danse est un moment où l’on se redonne de la force, où l’on fait corps ensemble. Ça permet de porter le message autrement, d’une manière créative, innovante, de renouveler les modes d’action et de sensibiliser de nouveaux publics aux causes que l’on défend. On sort de trois ans de pandémie, avec des restrictions sur nos mouvements, et on se retrouve face à un système qui nous opprime, qui veut nous diviser, nous voir statique. La danse devient un acte de résistance, car elle permet de prendre la rue, d’investir l’espace. Et elle incarne le monde que l’on veut voir advenir, rempli de joie et d’espoir.
Mathilde Caillard
Cette joie est pourtant souvent critiquée. Mathilde Caillard en a fait les frais : on lui a beaucoup reproché de ne pas saisir la gravité de la cause et de proposer un mode de manifestation qui ne serait pas à la hauteur des enjeux sociaux.
Selon Bianca Maurmayr, cette critique reflète un débat plus large que l’on peut résumer à cette question : la danse dépolitise-t-elle l’action ? En creux, se lit une certaine vision de la lutte, qui se devrait d’être rigide, ferme, voire agressive, selon la chercheuse.
En finir avec une vision viriliste de la lutte
Dans les cercles militants, c’est aussi quelque chose que ressent Mathilde : « La lutte, a souvent été accaparée par des groupes d’hommes qui déroulent un argumentaire viriliste sur la nécessité de montrer les dents, d’user de la force… Ils occultent quelque chose d’essentiel : dans des manifestations comme celles-ci, il faut tenir dans la longueur. Cela passe notamment par le fait de créer du lien social et la solidarité ».
Une tâche qui incombe majoritairement aux femmes, explique la techno-gréviste : « Dans les espaces militants, ce sont souvent les femmes qui ont intégré cette charge. Pour penser au bien-être du groupe, elles font à manger pour que le piquet de grève tienne, elles prennent soin des autres, créent des espaces de sociabilité, par la danse donc, ou le chant comme l’ont fait les sardinières de Douarnenez par exemple. C’est un rôle essentiel, pourtant dévalorisé dans la lutte. »
« Mon corps dérange »
Autre stéréotype, que l’on calque trop souvent sur la danse, selon Bianca Maurmayr : l’idée que la danse serait forcément un moment de défoulement. « On pense que c’est quelque chose de complètement inconscient qui passe par un état d’insouciance et de bien-être. C’est faux, la danse peut aussi impliquer d’avoir un répertoire d’actions conscientisées et réfléchies qui portent un savoir incarné, et qui créent de la cohésion sociale, comme le font les slogans que l’on scande ». Certaines manifestations reprennent d’ailleurs des mouvements comme on reprendrait des chants. C’est le cas notamment du mouvement Black Lives Matter et du poing levé, symbole de résistance. Mais, encore faut-il savoir où placer la frontière entre danse et geste.
Quoi qu’il en soit, un exemple de cette danse conscientisé est celui de la chorégraphe et danseuse Nadia Vadori-Gauthier, qui, depuis les attentats de Charlie Hebdo, se filme assidûment et publie une minute de danse par jour. Son corps est à la fois un outil de résistance, en dialogue avec l’actualité, et un « sismographe », selon ses termes, qui prend le pouls des lieux où la chorégraphe se meut : « Je résiste par le lien, par le fait d’avoir un corps réel dans des espaces de vie, de refuser l’exclusion… La danse est très politique, et ce n’est pas une position esthétique de spectacle, c’est une position de témoin : je me connecte à mon environnement, aux affects, et je danse en fonction de ce qui se passe autour de moi, si je suis au milieu d’une manifestation, dans un lieu d’histoire, seule dans une rue… »
Mathilde Caillard, elle, danse pour « la lutte et pour mes copines, mais certainement pas pour le regard des hommes ». La jeune femme a dû, suite à ses vidéos, essuyer bon nombre de commentaires sexistes lui reprochant tantôt d’être ridicule, tantôt de se donner en spectacle. Le tout en l’infantilisant et l’hyper-sexualisant au passage : « Mon corps devient un outil de revendication politique qui se soustrait au regard masculin, et ça, ça dérange », martèle la jeune femme. Preuve que la danse est un outil de résistance non seulement efficace, mais aussi intersectionnel : en un saut de biche, on peut protester contre une réforme injuste et déboulonner une vision machiste du corps des femmes. On s’y met ?
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