Juliette Oury est énarque. Un jour, elle se demande à quoi ressemblerait le monde si le sexe était au cœur de notre société et si la nourriture en était bannie, tabouisée. De ce questionnement peu commun, elle imagine un monde utopique dans lequel Laetitia, son personnage principal, découvre qu’elle est habitée par un désir puissant, un feu intérieur… Elle a faim. Débute alors une aventure à la première personne, dans laquelle le·a lecteur·ice suit pas à pas le cheminement de Laetitia vers sa libération intérieure, entre jugements de son entourage et questionnements personnels incessants. En pleine promotion de son livre, Madmoizelle a rencontré l’autrice, autour d’un café à Paris. Interview.
Interview de Juliette Oury, autrice de « Dès que sa bouche fut pleine »
Madmoizelle. « Dès que sa bouche fut pleine » est votre premier roman, comment est-il né ?
Juliette Oury. J’avais envie d’écrire depuis toujours, quand j’étais petite, j’écrivais déjà beaucoup, mais j’ai par la suite fait des choix d’orientation très différents : une école d’ingénieurs, puis l’ENA… J’ai donc mis du temps à me ré-autoriser, à l’âge adulte, à y consacrer du temps et à me lancer vraiment dans un projet de roman. Dans les étapes qui m’ont menée à cela, il y a eu, il y a une dizaine d’années, la découverte de l’écrivain Guillaume Dustan, qui est aussi énarque, et qui écrit des choses très crues. Je pense que cela m’a un peu aidé à surmonter la croyance que j’avais, que quand on fait le choix de la fonction publique, il faut ensuite n’être que cela. Je l’ai lu il y a longtemps, et j’ai ensuite attendu longtemps aussi, avant d’écrire. J’ai finalement eu l’idée du livre fin 2019, et j’ai commencé à l’écrire comme beaucoup de gens, pendant le premier confinement, seule chez moi. Puis, il y a eu des itérations, avant la rencontre avec mon éditrice Emma Saudin, en septembre 2021.
Comment en êtes-vous arrivée à cette idée de créer un monde dans lequel la sexualité et la nourriture seraient inversées ?
Juliette Oury. Il y a eu plusieurs choses. À cette époque, je redécouvrais Michel Tournier que j’avais lu enfant, avec Vendredi ou la vie sauvage, et que j’avais adoré, mais je n’avais pas encore eu accès à ses œuvres pour adultes. Il y a une scène, au tout début des Météores, dans laquelle Michel Tournier décrit une pomme qui est en train d’être tranchée. C’est hyper précis, hyper sensuel. Il décrit les pépins, la collerette de la pomme, et des détails que je n’avais jamais vus, jamais vraiment regardé. Je pense que ça m’a un peu intriguée et donné l’idée de cette écriture très sensuelle sur des sujets qui ne le sont pas. De façon générale, dans son œuvre, la thématique de l’inversion entre les valeurs, entre certains personnages, est très présente.
Et puis, un jour, je me promenais avec mon copain de l’époque et je me suis dit « pourquoi c’est le sexe qui est tabou et pas la nourriture ? Qu’est-ce qu’il se passerait si c’était le contraire ? À quoi ressemblerait notre monde ? ». En réalité, ça a tellement de ramifications que très vite, je me suis dit « j’ai envie d’écrire et de construire ce monde, on verra ce que ça donne ». Assez rapidement, j’ai vu la vertu de tout ça : ça décale le regard, ça donne lieu à des situations drôles, dérangeantes, ça interroge des choses, ça permet de rendre visibles plein de choses qu’on ne voit plus.
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Le monde que vous décrivez dans votre livre est extrêmement cohérent. On sent que cela a dû être un vrai travail pour y parvenir, pour ne laisser aucune place à l’erreur, l’incohérence. Comment vous y êtes-vous prise ?
Juliette Oury. Ça m’a vraiment amusée de faire ça. J’avais ce principe, effectivement de cohérence interne du monde, et de respect de l’inversion qui était très important pour moi. C’étaient un peu les deux principes conducteurs pour construire le monde, et c’était surtout un très grand plaisir, ça doit être mon côté un peu ingénieur [rires]. Aller jusqu’au bout des conséquences était très amusant. Par exemple, je me suis beaucoup demandée ce que ces gens mangeaient. Parce qu’évidemment, il faut manger pour vivre. Mais dans un monde où il n’y a pas d’industrie agroalimentaire, parce que ce serait l’équivalent d’une industrie du sexe qui existe un peu, mais qui n’est quand même pas un secteur dominant de notre économie, eh bien de quoi les gens se nourrissent-ils ?
Au début, je pensais qu’ils pourraient avoir des poules sur leurs balcons, pour manger des œufs… Car l’œuf a l’avantage de n’avoir besoin que de peu de préparation, il suffit limite de le gober. Il fallait quelque chose qui demande peu de préparation, qui apporte peu de plaisir pour que ce ne soit pas vicieux et salle au quotidien. Et j’ai fini par partir sur cette idée de service public de barres anaromatiques, qui ne demande aussi aucune préparation et n’apporte aucun plaisir, et qui sont accessibles pour tous, tout en étant des produits industriels, mais pris en charge par l’État pour la population. Toutes ces ramifications m’ont énormément amusée dans l’écriture, mais oui, c’était dur !
Pourtant, dans le livre, on sait que l’acte de manger existe bel et bien… Laetitia, le personnage principal, se remémore les débuts de sa relation avec son compagnon, quand, à l’époque, ils cuisinaient ensemble, et que leur relation semblait plus passionnelle. D’ailleurs, c’est elle qui mène l’histoire, c’est elle qui a faim, faim que son entourage, dont son mari, trouve étrange. Ce dernier lui conseille d’ailleurs d’aller consulter, car, « ce n’est pas normal d’avoir faim comme ça ». Pourquoi avez-vous décidé de centrer l’histoire autour d’un personnage féminin ?
Juliette Oury. Quand j’ai commencé le livre, certaines personnes m’ont dit : « tu veux utiliser l’inversion pour parler du tabou de la sexualité, mais quelle drôle d’idée, aujourd’hui il n’y a plus de tabou. » Je ne suis pas du tout d’accord.
Il y a effectivement du sexe dans beaucoup de médias, de publicités, mais la parole intime sur la sexualité me semble encore rare. Et c’est pour moi une façon d’opprimer et de contrôler, en particulier les femmes bien évidemment.
L’héroïne subit un cadre social qui pèse sur ses désirs et ouvre la voie pour que son compagnon se serve de ce même tabou sur son appétit pour étendre une emprise sur elle. Dans ce contexte, c’est facile, de se servir du désir ou de l’appétit (pour Laetitia) des femmes contre elles, comme un objet de culpabilité, d’anomalie, etc. Donc je tenais à ce que ce soit une femme qui se libère. Je pense que c’est un schéma assez commun encore, et qui montre que le tabou existe encore, de retourner le désir des femmes contre elles, et de réussir à étendre une emprise, parce que Lætitia a eu ses expériences d’enfant au cours desquelles on lui a répété que c’était tabou et sale de manger.
Dans le livre, le sexe n’étant plus un tabou, la société semble plus tolérante, elle est, par exemple, dépourvue d’homophobie puisqu’il est normal de coucher tant avec un homme qu’avec une femme...
Juliette Oury. Oui, je me suis dit que dans ce monde-là, a priori, de même que nous on ne sélectionne pas si on ne mange qu’avec des filles ou qu’avec des garçons, comme c’est la base de la socialisation, il fallait pouvoir avoir des rapports avec tout le monde. Dans ce monde que j’ai construit, mais qui a évidemment ses limites, la notion d’orientation culinaire a beaucoup moins de sens, parce que pour manger ou faire la cuisine, nos corps se ressemblent tous, et que l’on peut tomber amoureux de quelqu’un simplement pour sa personnalité, sans considération de genre.
Dans le monde de Laetitia, y a-t-il finalement moins de rapports de force que dans le nôtre ?
Juliette Oury. C’est une question que je me suis posée, mais je m’y suis moins intéressée. En fait, je me suis dit que dans ce monde inversé, ce serait peut-être moins le cas, mais je pense que le patriarcat aurait trouvé des façons de se déployer malgré tout. Malheureusement, il y aurait des voies de légitimation de ces rapports de force et de cette asymétrie qui existe entre les genres…
On traverse une palette d’émotions à la lecture de votre livre, qui est aussi drôle, et c’est rare qu’un livre fasse rire. Je pense à cette scène, lors de laquelle Laetitia et son compagnon entendent à la radio l’arrestation de Madame Reine Claude, qui recevait des personnes à diner chez elle, et disposait d’une grande cuisine. C’est très cocasse, mais eux sont sincèrement choqués. Aviez-vous aussi envie de faire rire avec ce livre ?
Juliette Oury. Aux retours de lectures, j’ai l’impression qu’on rigole plus que ce à quoi je m’attendais et que ce que j’avais sciemment voulu ! C’est ce qui est magique avec l’inversion. Effectivement, on me dit qu’il est très drôle.
Mais je trouve qu’au fond, l’histoire est quand même assez dure, et c’est surtout à cette dureté que je pensais en écrivant. Je voulais que Laetitia traverse des épreuves et que ce soit une libération.
Mais je suis hyper contente qu’il soit drôle parce que je ne m’y attendais pas tant que ça et c’est magique aussi de faire rire les gens.
C’est drôle, parce qu’il y a des niveaux de lectures aussi auxquels je ne m’attendais pas. Pour l’instant, ce sont toujours des choses avec lesquelles je suis à l’aise. Mais il y a aussi des choses que je n’avais pas vues. J’ai beaucoup écrit en me préoccupant de la place de la sexualité, du tabou, mais je vois que ça dit aussi beaucoup de choses sur le rapport des femmes à la nourriture. Ce n’était pas mon sujet en écrivant, mais j’aurais pu m’en douter, ayant moi-même eu un rapport compliqué à la nourriture. Donc il y avait forcément de ça là-dedans aussi. J’ai aussi découvert qu’il y avait des passages ou, même si on ne fait pas l’inversion, si on reste dans ce monde-là, il y a encore un peu de réalisme, de Laetitia qui veut manger, qui n’ose pas parce que ce n’est pas bien, et ça, ça marche aussi un peu dans notre monde.
Justement, aviez-vous intégré cette composante du rapport à la nourriture, et des troubles du comportement alimentaire en écrivant ?
Juliette Oury. Moins. Mais je m’étais posé des questions, en me demandant notamment quelles seraient les personnes végétariennes dans ce monde-là, ou à quoi ressembleraient les troubles alimentaires. Dans l’inversion, il y a pas mal de sujets qui se déploient, et j’ai dû en lâcher certains en cours de route pour que le romanesque tienne et que ce ne soit pas juste un inventaire.
Dans le livre, vous faites des descriptions hyper pointues de fruits, de légumes, de plats… On imagine que derrière, vous avez passé des heures à regarder une tomate sous toutes ses coutures, est-ce le cas ?
Juliette Oury. Oui ! Par exemple, pour la scène de la ratatouille, que j’ai écrite au printemps (ç’aurait été un pot-au-feu si j’avais écrit en hiver !), je suis allée acheter mes fruits et légumes et j’ai vraiment mangé une tomate en me demandant ce que je ressentais au plus profond de moi, je me suis penchée sur ce à quoi elle ressemblait précisément… Tout cela pour ensuite définir comment j’allais en parler.
Y a-t-il un prochain projet ? Un nouveau livre…
Juliette Oury. J’ai beaucoup d’idées, de pistes, j’ai un tout petit peu commencé, mais pas à fond. Là, je suis très prise par la promo du livre et j’en profite, je ne veux pas me mettre de pression. Mais oui, j’ai très envie d’un nouveau livre et il y a beaucoup d’idées qui arrivent…
Si vous deviez recommander un livre qui vous a marquée récemment ?
Juliette Oury. Ce serait celui de Lauren Malka, « Mangeuses ». Un livre qui fait vraiment écho au mien et qui va bientôt sortir. Nous nous sommes rencontrées pour un échange sur France culture, et on s’est lues mutuellement. On s’est tout de suite écrit en se disant « j’aurais tellement aimé lire ton livre avant de lire le mien ». C’est fou. Je disais que j’avais surtout pensé à la thématique de la sexualité en écrivant, et c’est avec ce livre que je me suis dit : « c’est fou parce qu’en fait il y a plein de choses qui parlent du corps des femmes et de la nourriture aussi auxquelles je ‘n’avais pas pensé ». C’est une somme hyper intéressante de références sociologique, littéraire, historique et mythologique sur le rapport des femmes à la nourriture, qui est, sans surprise, compliqué par la société. Je recommande vraiment !
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