Mise à jour du 19 juillet 2021
On n’est pas du genre à dire « on vous l’avait bien dit », mais… on vous l’avait bien dit !
Julia Ducournau remporte la Palme d’or avec Titane, faisant rentrer le festival dans l’Histoire !
Mati Diop, juré cette année au Festival de Cannes, déclarait en conférence de presse :
« Ce n’est pas le 74e Festival de Cannes, c’est le premier d’une nouvelle ère. »
En effet, le choix de cette Palme d’or, accompagné par le chaos sympathique de la cérémonie de clôture — Spike Lee balance la Palme d’or à deux minutes d’antenne après un quiproquo linguistique — redonne au Festival de Cannes un peu de vie, un peu de panache, et se met au goût du jour après une année d’interruption.
En remettant la Palme d’or à Julia Ducournau, Spike Lee et son équipe de jurés font rentrer ce festival dans l’histoire pour quatre raisons :
- C’est la première Palme d’or attribuée à une femme seule. Jane Campion avait bien reçu une Palme d’or en 1993 pour La Leçon de piano mais avait dû la partager avec Chen Kaige pour Adieu ma concubine.
- Titane est un « conte mythologique » (selon les mots de son actrice Agathe Rousselle) qui traite de non-binarité, de fluidité, avec un female gaze qui reflète la violence permanente du patriarcat.
- Le film de genre français trouve enfin son chemin jusqu’à la Palme d’or et se fait sa propre identité avec de nouveaux réalisateurs, dont Julia Ducournau, la queen.
- Julia Ducournau livre un discours à faire dresser les poils sur la monstruosité et la différence, dont elle trouve toujours la beauté dans ses films.
Premier président du jury noir, première Palme d’or attribuée à une femme seule… C’est un festival de premières fois, et ce nouveau souffle rafraîchit toute la Croisette, n’en déplaise à ceux qui ragent de voir récompensé un film qui traite de sujets « à la mode ». Et pourquoi pas qui traite simplement de son époque ? N’est-ce pas le propre de l’Art ?
En tout cas chez Madmoizelle, on célèbre haut et fort : le cinéma est mort, vive le cinéma !
Publié le 15 juillet 2021
Nous sommes le 14 juillet, et je devrais être à poil dans une piscine trop chaude avec les cigales pour seule compagnie, en ce jour férié.
Faute piscine et de soleil, je suis allée m’enfermer dans une salle sombre en compagnie de ma bien aimée Julia Ducournau, qui présentait son second long-métrage en compétition officielle hier soir au Festival de Cannes. Sorti le lendemain au cinéma, j’ai foncé voir ce que la réalisatrice de Grave nous avait cette fois-ci réservé.
Et c’était pas rien ! Un véritable chamboulement, un renouveau du cinéma non pas d’horreur, mais du cinéma français en général et de ce qu’enfin on ose y raconter. Le female gaze est dans la place, celui qui remet les personnages à leur place de sujet, et non d’objets de cinéma avec le simple objectif de nous séduire. Et Dieu sait qu’il est difficile à trouver habituellement (même chez les réalisatrices, oui, oui).
Finalement, je ne regrette même plus mon 14 juillet sous le crachin parisien, jusqu’à ce que j’ouvre Instagram pour y voir défiler les témoignages de sortie de salles.
Julia Ducournau s’affranchit du male gaze, et ça clive
« Abject », « gratuit », « choquant » s’opposent à « chef d’œuvre », « magnifique » et « libre ». On parle de malaises dans la salle, mais aussi de grand retour du cinéma. Un air de déjà-vu plane : il y a cinq ans, Grave aussi provoquait malaises et épouvantes au TIFF à Toronto.
Avec Titane, Julia Ducournau pousse encore le bouchon, nous montre ce qu’on a peu l’habitude de voir sur un écran si grand. La fracture devient alors inévitable.
Oui, le film est très violent, c’est certain, mais quand je pense que quand Tarantino pète, le monde entier crie au génie…
Après un accident de voiture, la petite Alexia se voit poser une plaque de titane dans la tête. À 32 ans, alors qu’elle est devenue une sulfureuse danseuse, elle commet une série de crimes qui semblent arbitraires. Pour échapper à la police, elle se fait passer pour le fils disparu depuis dix ans d’un pompier nommé Vincent. Il la recueille et la protège sans connaître son identité, ni son secret : elle est enceinte d’une voiture.
Un pitch étrange, allégorique, rempli de citations de Carpenter auquel Julia Ducournau rend un vibrant hommage, tout en s’en affranchissant complètement, créant ainsi sa propre patte cinématographique.
Et ça peut être gore, charnel, choquant, mais jamais Ducournau ne donne la violence sur les femmes en spectacle. Elle la suggère en lui faisant une réponse analogique bien sentie, parfois drôle et presque jouissive si on est fan du genre.
Voilà ce que j’attends personnellement du female gaze.
Julia Ducournau filme les corps, les vrais
En découvrant les premières images, je me suis dit : « Non, pas vous aussi Julia, pitié pas vous ». Des danseuses hypersexualisées twerkent sur des voitures sous l’œil vicelard des hommes et touristes autour, des corps minces, parfaits, lustrés nous sont offerts sous des lumières pop et dans une chorégraphie contrastée.
Mais ouf ! Le film ne sera pas un clip de rap !
À mesure que le corps d’Alexia se déforme, entre transformation en jeune homme et grossesse, la douceur parvient à traverser sa carapace de titane et s’installer dans nos yeux ébahis et impressionnés des multiples formes que peut prendre notre véhicule quotidien, et comment il nous arrive de le maltraiter (gros trigger warning sur une scène de tentative d’avortement illégal).
Julia Ducournau donne aussi une attention toute particulière au corps vieillissant de Vincent, qui offre à Vincent Lindon un rôle physique rare dans lequel il s’abandonne, comme il explique à CNews :
« C’est tout moi y compris les fesses », ironise l’acteur lorsqu’on lui demande s’il a eu recours à une doublure pour certaines scènes de ce rôle très physique. « J’ai suivi un entraînement poussé pendant un an et demi. Depuis c’est comme une drogue, je continue même si j’ai réduit la cadence. À 61 ans ça ne va pas m’arriver souvent qu’on me propose un rôle aussi physique ».
Déchirés, cassés, jeunes, vieux, difformes, beaux, vergeturés, craquelés, puissants, frêles titanesques… Les corps sur lesquels Julia Ducournau passe sa caméra subissent des accidents et portent les cicatrices des embûches semés sur leur parcours.
On est loin des icônes physiques lisses que le cinéma a pour habitude d’ériger, alors ça peut retourner la rétine !
La recherche d’identité physique et genrée dans Titane
Les niveaux de lecture de Titane se superposent, et celui de la transidentité s’offre une place de roi.
Alexia doit se transformer en Adrien pour échapper à la police, en faisant une nécessité vitale, métaphore de la transidentité. On assiste à sa métamorphose, de la coupe de cheveux aux bandages qui lissent ses seins et son ventre naissant.
La fluidité de son identité genrée ne pose de problème qu’aux personnages secondaires, sur lesquels on s’attarde peu.
On se concentre sur ceux qui acceptent, qu’elle soit Alexia ou Adrien, qui l’aiment, et qui lui offrent un peu de protection et de réconfort dans un monde qui la rejette.
Je ne sais pas ce qu’en pense Spike Lee, le président du jury cette année à Cannes, mais moi, j’offrirais bien une Palme d’or à Julia Ducournau. C’est quand même plus révolutionnaire que Benedetta, non ?
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