Jeudi, 19 août 2348.
LOL. L O L. LOOOOL.
Ce n’est pas sérieux. Ce monde n’est pas sérieux. Je penche très, très fermement en faveur de la thèse d’un épique canular. Je ne vois pas d’autre explication. Et celle-ci est extrêmement plausible.
Je vous explique (vous, lecteurs hypothétiques, produits de mon imagination).
J’avais un cancer des poumons en phase terminale. Pronostic vital en mode YOLO, ANIO : You Only Live Once, And Now It’s Over.
Ma famille, dans un élan de folie, et aussi parce que c’était très en vogue à l’époque, a donc décidé de se ruiner collectivement pour pouvoir me cryogéniser, dans l’espoir que les progrès scientifiques à venir permettent de m’opérer. On était en train de perdre la bataille contre le développement des métastases, et je ne respirais déjà plus toute seule. Bref, la fin était proche.
Moi, j’étais prête à partir, eux n’étaient pas prêts à me voir partir. Je me souviens avoir accepté d’être plongée dans un coma artificiel pour tenter une opération de la dernière chance, en sachant qu’il y avait un risque certain pour qu’on n’arrive pas à me réveiller. J’ai accepté ce risque, signé l’accord d’euthanasie au cas où, décidée à ne pas passer perpète en état végétatif, branchée à je ne sais combien d’appareils.
Au lieu de ça, je me réveille soi-disant trois cents ans plus tard, soi-disant dans un monde apocalyptique, où l’air est si pollué qu’on ne peut pas le respirer sans choper les pires infections pulmonaires – ce qui, dans mon cas, n’est pas franchement conseillé.
C’est pourquoi je n’ai pas pu voir l’extérieur, et cela est fort pratique, vous en conviendrez. À part le plafond de la cellule de soins intensif, le fourgon de transport (sans fenêtre) et l’intérieur du foyer d’accueil (un salon, et mon dortoir), je n’ai rien vu de ce prétendu « nouveau monde ».
Ajoutez à cela le fait que je suis censée être « guérie », mais que je ne respire toujours pas sans masque à oxygène, et que mon corps me fait souffrir tout autant qu’avant ma miraculeuse guérison, n’est-ce pas…
Okay, j’ai bien une cicatrice nouvelle, qui semble être authentique. Mais après tout, on m’avait mis dans le panard pour pouvoir tenter une opération miracle, alors ça se tient.
Avouez que tout ceci pue le canular à plein nez. Mais attendez que je vous raconte ce qui m’a vraiment, vraiment mis la puce à l’oreille. Ce fameux « cours de survie » qu’on nous a dispensé aujourd’hui.
Attention, c’est du lourd. Vous êtes prêt•e•s ? Accrochez-vous, on nage en plein délire.
Donc. Une vieille femme, dont j’ignore l’âge en fait, mais elle fait vieille, s’est présentée comme notre conseillère d’orientation (terme qu’elle préfère à « survie », parce que ça fait plus optimiste, et moins fataliste). Elle nous a dit s’appeler Naveen, un prénom qui semble tout droit inspiré d’Avatar, vous savez, le film avec les aliens géants bleus. Ce qui n’est pas très subtil.
Elle nous a souhaité la bienvenue en 2348, et a entrepris de nous faire un bref résumé de la situation du monde actuel, nous promettant qu’on en saurait plus grâce au cours d’histoire des XXII et XIIIème siècles, ou « la repolarisation du monde ». No shit.
Oui, apparemment dans le futur – pardon, le présent – tout le monde parle anglais, mais mixé avec sa propre langue. Ce qui fait qu’en Europe, on parle les langues régionales mélangées à l’anglais. Naveen parle donc un insupportable Franglais, qu’elle s’efforce pourtant de modérer en notre présence.
Déjà, apprendre que l’Union Européenne a survécu à trois cents ans d’histoire, voilà un argument de plus en faveur de la théorie du canular. La bonne blague !
Bon bon bon. Venons en au coeur du sujet. Pour vous la faire courte (mais véridique), les problématiques éco-climatiques n’ont jamais intéressé les dirigeants du XXIème siècle. Enfin, pas suffisamment. La situation écologique des pays de l’hémisphère nord a continué de se dégrader, mais comme cette dégradation était progressive, ça passait. Les alertes à la pollution sont devenues de plus en plus fréquentes, et les gens se sont habitués à respirer un air dégueulasse. Un peu comme les Chinois, dans les années 2000.
Pendant ce temps, dans le Sud, les conflits armés continuaient d’être la préoccupation principale des populations. Ajoutez aux réfugiés de guerre les réfugiés écologiques, les populations ont fini par s’organiser en communautés autonomes, sans États, jusqu’à être auto-suffisantes, faisant du commerce entre elles.
Alors là pardon, excusez-moi, j’aurais bien voulu en savoir plus sur cette histoire, parce que là encore, au regard de l’état du monde tel que je l’ai – supposément – laissé en 2039, j’ai des doutes sérieux sur cette version.
Mais l’objet de ce « cours » était d’en apprendre plus sur notre environnement direct, l’histoire du Tiers Monde devenu Maître du Monde sera donc remise à plus tard.
Forcément, c’est en Chine que la qualité de l’air s’est dégradée en premier, provoquant un exode massif des plus aisés vers les États Unis, où les parcs nationaux permettaient encore d’équilibrer la forte pollution générée par les villes.
En Europe, et en France, la pollution a atteint des niveaux préoccupants dès les années 2100. Un siècle plus tard, les gouvernements étaient dépassés, l’espérance de vie était tombée à cinquante ans à cause des maladies chroniques. En gros, les gens s’empoisonnaient désormais en mangeant, en buvant, et en respirant. Bienvenue chez vous.
Là encore, tout ceci est très flou, j’ai du mal à comprendre comment/pourquoi les gens ont continué à faire des enfants si c’était tellement la merde, mais comme je fais de mon mieux pour qu’on m’ignore, je parle le moins possible. L’autre meuf (Myriam) a cependant posé la question.
Apparemment, les vagues d’immigration successives dans le courant des années 2000 et 2100 ont sauvé l’Europe, où le taux de natalité avait considérablement chuté. Ok, ça fait sens. Raaah, « it makes sense », je parle déjà leur Franglais de merde.
Ce qui explique aussi qu’en 2300, tout le monde est métissé. Il n’y a guère plus que les « réchauffés » pour être blanc aspirine (et quelques tirages au sort de la génétique, bien entendu).
C’est d’ailleurs à ça qu’on repère facilement les « Unclaimed ». Puisqu’il fallait quand même allonger les 100 000 € par siècle de conservation pour accéder à la cryogénie, c’était pas donné à tout le monde. C’était surtout donné aux riches, donc aux blancs et aux Qatari (pour faire simple).
Bref. Je m’égare. EN GROS, dans ce supposé « monde actuel », l’Europe, c’est le nouveau Tiers Monde. « Les banlieues » telles que la petite bourgeoise des villes se la représentait, sont devenues les villes. Et les villes européennes ont hérité du doux surnom de « favelas », en écho au mix de violence et de pauvreté qui régnaient dans les favelas brésiliennes.
Ce qui nous amène à nous, aujourd’hui, le 19 août 2348. Nous sommes dans un foyer quelque part dans Paris, ou plutôt sous Paris, puisque les bâtiments qui disposent d’un système de filtration de l’air sont construits en sous-terrain.
C’est un luxe, de respirer de l’air filtré. Les deux autres s’en plaignent, mais Naveen leur assure que dehors, c’est carrément toxique.
Chacun m’évite soigneusement du regard pendant cette discussion, vous savez, une insistance qui me fait sentir que tous les regards sont braqués sur moi. Évidemment, ils s’attendent à ce que je ne survive pas longtemps après ma dernière bouteille d’oxygène.
Parce que « la survie », voyez-vous, cela consiste à considérez son appareil respiratoire comme notre organe le plus important. Ce n’est plus le coeur qui nous fait vivre, ce sont nos poumons. Les coeurs artificiels, c’est facile à faire, c’est juste une pompe. Mais les poumons, c’est complexe. On ne peut pas filtrer l’air que l’on respire. Et il est trop pollué pour qu’on puisse le respirer sans filtre.
Il faut savoir qu’on ne pourra pas vivre indéfiniment dans le foyer, donc se promettre qu’on ne sortira pas, ce n’est pas réaliste. Il faudra sortir, il faudra se rendre utile.
On ne dit pas « travailler » dans ce nouveau monde, apparemment, on dit « se rendre utile ».
Naveen a été très diplomate. J’avais un peu l’impression de revoir ma psy-conseillère funèbre (je l’avais surnommée ainsi, parce qu’elle me préparait surtout à passer les étapes du deuil).
Elle nous disait de ne pas s’inquiéter, qu’on allait avoir des cours de relaxation et de respiration, histoire de nous aider à adapter notre corps et notre mode de vie aux contraintes de notre environnement.
Je pense qu’il faut avoir accepté l’idée de la mort pour entendre ce discours sereinement. De tout évidence, Myriam (l’autre meuf) n’avait pas accepté l’idée de la mort lorsqu’elle a été cryogénisée (supposément, hein.)
Je sentais qu’elle rongeait son frein ; elle n’aura pas attendu que Naveen nous demande « si on a des questions » avant de lui envoyer les siennes en rafale. C’était d’ailleurs pas très cohérent, c’était violent, épidermique, elle suintait l’angoisse.
À sa décharge, on venait d’assister à deux heures d’une conférence surréaliste sur le prétendu état du monde actuel, et des règles de « survie » auxquelles il nous faudrait (faudra ?) nous conformer. De quoi déstabiliser les plus téméraires d’entre nous, je le lui accorde.
Moi-même, je n’en mènerais pas large, si je n’étais pas de plus en plus convaincue qu’il s’agit d’un vaste canular. Et vu que la peur de mourir n’a plus aucune prise sur moi, je suis immune à la panique sourde que toute cette atmosphère engendre chez mes deux compagnons de galère.
Myriam a fait une crise d’angoisse, là, en plein dans la salle. Quelque chose me dit que c’était l’effet recherché, ce cours. Crever l’abcès. Nous pousser à exprimer, expier même, nos peurs les plus profondes.
Ludo (le mec), est resté de marbre. Moi, j’ai toujours l’air d’être dans le panard, alors j’ai la paix. On m’ignore, surtout dans un moment comme celui-là. Alexis, le taulier du foyer (un Blanc, donc un « Unclaimed » lui-même, je devine), est arrivé rapidement. Il l’a calmée. Visiblement, c’était pas la première fois, ça doit être courant, les crises d’angoisse.
On est retourné•e•s au dortoir, ensemble. Alexis soutenait Myriam par le bras, Ludo suivait, impassible. Elle s’est allongée, le regard vissé au plafond. Alexis lui a mis une couverture, j’ai fait semblant de dormir alors il a fait pareil avec moi. Il est passé voir Ludo, qui lui a fait signe que ça allait.
J’ai attendu que Ludo se couche pour me mettre à écrire. Il y a toujours une lumière verdâtre dans le couloir, et notre « fausse fenêtre » qui diffuse une ambiance nocturne. Ça me suffit pour écrire, vu que de toute façon, j’y vois trouble. (La toubib a dit que ça allait s’arranger. Je m’en contrefous).
J’avais pas sommeil, j’ai déjà trop dormi. Et j’ai trop de questions. Combien de temps durera cette mascarade ? « Ils », qui qu’ils soient, ils prévu quoi, comme chute, comme dénouement ?
Vendredi, 20 août 2348.
Sûr que c’est un canular, et ce n’est plus drôle. Myriam est un fantôme. Depuis hier, depuis sa crise d’angoisse, elle fixe le vide.
Au milieu de la nuit, j’ai été réveillée par des sanglots. Je croyais que c’était elle, mais c’était Ludo. Il a fait une crise d’angoisse, lui aussi. Alexis devait garder un oeil sur nous, il a déboulé direct du dortoir d’à côté, pour le calmer.
Personne n’est venu nous chercher, ce matin. Les deux autres ont les globes vissés au plafond, apathiques. Du coup, j’écris. Je me dis que tout ceci est forcément une mise en scène. Un canular. Forcément.
Je ne vois pas d’autre explication.
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Les Commentaires
Par contre, attention j'ai vu une coquille : juste avant "Vendredi, 20 août 2348.", "« Ils », qui qu’ils soient, ils prévu quoi, " "ONT prévu quoi", non ?