Ce court portrait rappelle sans doute celui du Jonathan Ames-protagoniste de la série : ce n’est pas un hasard. L’entreprise de J. Ames (celui de chair et d’os) semble être toute entière tournée vers l’ambiguïté, le fait de semer le trouble quant à la distinction entre éléments autobiographiques et fiction. C’est une stratégie d’ambiguïté que l’écrivain veut similaire, devant la série, à celle qu’on a parfois à la lecture, lisant un roman autobiographique ou une autofiction. Avec la série, l’expérience de transposition de ce sentiment à l’écran serait une première – en tout cas à ce point, avec l’identité des noms notamment.
Là où l’affaire devient plus intéressante que strictement anecdotique, c’est quand on compare les épisodes de la première saison de cette série au roman graphique The Alcoholic, dont le protagoniste porte sobrement le nom de… Jonathan A.
Bref topo sur la série : elle s’ouvre quand le protagoniste se fait larguer par sa belle. Motif : le romancier, en panne d’inspiration pour l’écriture de son deuxième roman, partage son temps entre herbe et vin blanc. Le trentenaire, désœuvré et désormais célibataire, met une annonce sur craigslist pour jouer les détectives privés. Chaque épisode est grosso modo centré sur une de ses enquêtes au propos souvent cocasse (par exemple : récupérer le skate d’un enfant que des gamins du quartier lui ont piqué).
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On sent déjà la différence avec la présentation du roman graphique : comme son titre l’indique, c’est sur l’alcoolisme du personnage qu’il se centre. Ouvert avec une nuit de beuverie, il remonte à l’origine de la relation de ce Jonathan A. à l’alcool (les soûleries adolescentes), à ses cures, à ses rechutes.
Série et BD partagent donc les mêmes thèmes : récit centré sur un écrivain porté sur la boisson, toujours des problèmes avec les femmes, une certaine dose d’ironie, New York pour cadre, un intérêt marqué pour la littérature policière et les détectives… Surtout, une même ambiguïté – sans aucun doute volontaire – avec l’auteur.
La grande différence entre les deux est le rapport avec l’alcool. Dans un cas (Bored to Death), l’humour est largement privilégié et l’alcoolisme supposé du protagoniste complètement évacué. Précisément, il n’est plus qu’un motif humoristique, prétexte à un certain nombre de pitreries. Dans l’autre (The Alcoholic
), le lien destructeur du personnage avec l’alcool est largement disséqué et surtout saturé à chaque page de l’angoisse de l’alcoolique.
L’image de l’alcool change du tout au tout. Dans Bored to Death, elle laisse de côté l’ébriété du personnage, à peine sensible dans le jeu, qui fait rire. C’est en un sens le corollaire drôle et épuré des soûleries du Jonathan-Alcoholic. Dans le roman, on ne boit pas sans vomir. Le rapport à l’alcool est destructeur, chargé d’angoisse. J. Ames et le dessinateur, Dean Haspiel, n’hésitent pas à mettre en scène le corps détruit ou dégradé à cause de l’alcool et de la drogue. Il y a bien certains moments assez drôles, mais la dynamique principale du texte est celle de l’horreur.
Elle devient emblématique de tout, notamment des relations humaines : face aux dialogues croustillants, drôles, pleins d’esprit entre le J. Ames de la série et ses deux acolytes, le roman graphique plonge dans des situations proprement déchirantes qui laissent le cœur brisé – notamment le récit de la relation du protagoniste avec son meilleur ami. Dans la série, l’amour blessé est loufoque, rigolo, déchargé de tout poids ; et ce n’est pas une mauvaise chose. Chaque épisode est savoureux, drôle, porté par chacun des trois acteurs principaux (les deux cités plus haut et Ted Danson). Le roman, dans l’anonymat du dessin, se charge de thématiques pesantes, douloureuses : impossible oubli d’un amour, fin d’une amitié, 11 septembre, sida, drogue…
L’ambiguïté, elle, perdure. Où est le Jonathan Ames de chair et dos ? On ne sait pas. Un peu ici, un peu là. Peu importe : ces deux facettes contribuent à créer sa silhouette artistique. Loufoque, brisée, ambiguë.
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