Jeunisme et âgisme : qu’est-ce que c’est ?
Jeunisme et âgisme sont en fait les deux revers d’une même médaille. D’un côté, le jeunisme, c’est le culte de la jeunesse dans des domaines comme le travail ou encore la beauté ; de l’autre l’âgisme, une discrimination fondée sur l’âge d’une personne.
À la base, le terme d’âgisme ne qualifiait que les personnes âgées, mais il s’est généralisé et englobe désormais toutes les discriminations liées à l’âge. Cependant, aujourd’hui encore, on l’utilise le plus souvent pour parler de la « vieillesse » car les discriminations se concentrent principalement sur deux périodes de la vie : la jeunesse et la vieillesse. Pour le dire simplement, soit on est trop jeune soit on est trop vieux, mais rarement d’âge trop « moyen ».
Tout dépend évidemment de notre définition de la vieillesse et d’où on la situe, mais dans la vie de tous les jours, sans véritablement s’en rendre compte, nous faisons preuve de jeunisme ou d’âgisme, un peu comme nous faisons preuve de sexisme.
On commence à prendre conscience du sexisme ambiant, mais les discriminations sur l’âge sont bien moins relayées, alors que ces questions sont au centre de nos vies (parce qu’on va tous vieillir un jour, hein). Pour donner un exemple, l’argument « vieillir c’est pas bien/chouette/rigolo » c’est une forme d’âgisme.
Dans tous les cas les deux concepts se rejoignent puisqu’il s’agit d’une discrimination sur l’âge, quel que soit le domaine : l’emploi, la santé, la culture…
Ces concepts sont extrêmement récents : le mot « âgisme » n’apparaît aux États-Unis qu’en 1969. Quant au « jeunisme », le néologisme est tout frais : il n’existe ni dans le Trésor de la Langue Française ni dans le Larousse en ligne et est gratifié d’une définition toute simple dans le Petit Robert : « Culte des valeurs liées à la jeunesse ». Même son Wikipédia fait peine à voir (pauvre chou).
Pour autant, le jeunisme et l’âgisme existent depuis longtemps : chez les auteurs gréco-romains, on trouve des odes à la jeunesse et à la force, une attirance pour les jeunes hommes (ça s’appelle même l’éphébophilie, si tu veux crâner en soirée), et une forme de désenchantement du vieillissement – dans les grandes lignes.
La Renaissance réhabilite ces idées en reprenant les grandes thématiques antiques. Puis la démocratie, implicitement, balaye la gérontocratie, c’est-à-dire le pouvoir exercé par les personnes les plus âgées, qu’on considère a priori comme les plus sages.
Le problème du jeunisme est nouveau dans la forme qu’il prend, d’où notre difficulté aujourd’hui à le définir. C’est en réalité lié à une évolution de la société, qui met de plus en plus en avant la jeunesse au détriment des adultes d’âge moyen ou des personnes âgées. Nous nous considérons comme vieux de plus en plus tôt, et ce, malgré le fait que dans les pays développés on vit de plus en plus longtemps – il y a quelques contre-exemples depuis peu, mais ce sont des exceptions.
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À mon avis, il y existe une double définition de la « vieillesse ». D’un côté, nous héritons d’une vision ancestrale de la personne âgée que l’on voit comme un individu mature, respectable, plein d’expérience et de sagesse. Mais à cette image vient se superposer à une autre qui a, certes, toujours existé, mais qui se fait de plus en plus prégnante : celle du grabataire, de mémé qui gratte quand elle fait des bisous, qui a Alzheimer, qui est sénile et qui y passe dès qu’il fait plus de 25°C.
Il me semble qu’on hésite entre le culte des ancêtres et l’horreur de vieillir, et qu’il n’y a pas d’intermédiaire ou de demi-mesure pour atténuer ces deux clichés : ils sont malheureusement là depuis longtemps.
Jeunisme et âgisme ici et maintenant
De nos jours, la vieillesse est maltraitée « physiquement » : on connait l’état de certaines maisons de retraite, la difficulté d’accéder aux soins pour les personnes âgées. Mais elle l’est aussi idéologiquement à cause de cette image négative qui se répand de plus en plus et qui va de pair avec une idéalisation de la jeunesse. Or, la vieillesse c’est (juste) une autre étape de la vie avec ses avantages et ses inconvénients.
Dans la culture d’aujourd’hui, il me semble qu’il y a peu de films ou de livres qui, sans même faire l’apologie de la vieillesse, la traitent comme on traiterait une autre tranche d’âge. Je n’ai en fait que quelques exemples récents : la chanson de Brigitte Fontaine, Prohibition, qui dénonce justement l’âgisme ; le film Gerontophilia (du sexe avec une personne âgée, douxJésusMarieJosephçavapaslatête) et le documentaire Le bonheur de vieillir qu’Arte rediffuse de temps en temps, parfait un dimanche de pluie sous un gros plaid avec un chocolat chaud.
Il y a aussi l’exemple canonique d’Amour, le film de Haneke, mais ce dernier se concentre sur les problèmes liés à la vieillesse et est loin d’en présenter une image positive.
Le jeunisme est problématique pour plusieurs raisons, d’abord parce qu’il a tendance à se répandre. Alors qu’il y a quelques années, la Chine par exemple adulait encore les personnes âgées, la société change. La (riche) jeunesse chinoise est influencée par la mode occidentale en matière de beauté. Des mœurs qui n’étaient pas du tout monnaie courante deviennent des phénomènes de mode : toute une tranche des jeunes générations se fait refaire le nez ou débrider les yeux pour avoir l’air plus occidental et correspondre aux clichés véhiculés par l’Occident sur la jeunesse. Les personnes âgées sont aussi (un peu) moins bien traitées qu’il y a quelques années, et le rapport à l’âge évolue.
Le deuxième souci, que j’ai déjà évoqué, c’est que le jeunisme présente une vision idéalisée voir sacralisée de la jeunesse et de toutes les valeurs qui y sont associées. Un jeune dans une entreprise c’est une personne « dynamique », mais ça peut tout aussi bien être un précaire qui manque d’expérience professionnelle et qui fait les cafés et les photocopies ; c’est quelqu’un qui est en bonne santé, qui peut faire la fête toute la nuit et aller au travail le lendemain, mais ça peut aussi être une personne qui n’aime pas sortir. La jeunesse n’est pas unilatérale : elle est multiple. Or le jeunisme ne présente que la partie « glorieuse », ou prétendument « glorieuse » de ce que c’est qu’être jeune.
Descartes, qui ne faisait pas grand-cas de l’enfance (tout comme un très grand philosophe ma foi trop peu apprécié de ses contemporains, j’ai nommé Didier Super), savait faire la part des choses entre la réalité et l’idéalisation à contrecoups de cette période. Tout est question de souvenir et donc de nostalgie : c’est le fameux « c’était mieux avant » qui fait de nous des vieux cons et nous fait idéaliser notre passé, et donc notre jeunesse.
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Mais la conséquence du jeunisme n’est pas juste idéologique et sociétale. Elle agit sur nos corps, au-delà même de ce qui est visible. On pense dans un premier temps à la chirurgie esthétique ou aux soins, parfois même dangereux, visant à nous rendre plus beaux (les UV), plus jeunes (les crèmes anti-rides) ou plus forts (les p’tites pilules qui donnent des muscles), pour ne donner que ces quelques exemples.
Loin de moi l’idée de condamner l’ensemble de la beauté, mais il faut avoir conscience que cette image de la jeunesse qu’on nous présente (et à laquelle nous n’adhérons pas forcément) ainsi que le jeunisme ont des conséquences sur nos vies, voire sur celles de nos parents et nos grands-parents.
Les effets de cette adoration/dépréciation en fonction de l’âge ont des effets pervers, comme le prouvent des études sidérantes :
« Dans une série d’études longitudinales abordant les conséquences des représentations du vieillissement chez des sujets vieillissants (ne souffrant d’aucune pathologie comme par exemple la maladie d’Alzheimer), l’équipe de Levy a montré que les individus ayant une vision initiale négative du vieillissement sont et se déclarent être en moins bonne santé physique dans les années qui suivent (jusqu’à 28 ans après), s’engagent moins dans des comportements de prévention (faire du sport, manger sainement, arrêter de fumer, etc.), développent plus de problèmes cardiovasculaires, présentent un déclin mnésique plus marqué et ont une espérance de vie moindre (environ 7,5 années en moins), comparativement à des individus du même âge ayant une perception davantage positive du vieillissement. »
Plus on aurait une mauvaise vision de la vieillesse (qu’elle nous soit propre ou qu’on l’ait « absorbée » à cause de l’abattage médiatique de notre société contemporaine) et plus on vivrait mal sa vieillesse. Pire : on mourrait plus jeune.
Dans cette même étude, on constate que les personnes âgées qui sont plus sujettes à des stéréotypes négatifs sur la vieillesse sont bien plus dépendantes, physiquement et intellectuellement, dans leur vie quotidienne. Ce pessimisme involontaire quant à son âge peut même aller jusqu’à « une moindre volonté de vivre ». L’âgisme et le jeunisme ont donc un effet néfaste sur les personnes âgées qui sont les plus enclines à croire à ces clichés ou ces stéréotypes, ou qui y sont les plus exposées.
À l’heure où l’on peut vivre de plus en plus longtemps, on cherche à rester jeune à tout prix, car on a une vision négative de la vieillesse. C’est, à mon avis, un constat dramatique de la société dans laquelle on vit.
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Que raconte La possibilité d’une île ?
D’abord, un conseil : lisez Houellebecq. Le style est fluide, c’est assez bien structuré et pour ce que j’en ai lu, le suspense et la qualité sont au rendez-vous. Attention cependant : c’est cru, misogyne, déprimant, sérieusement réactionnaire et toujours un peu compliqué sur les sujets qui fâchent (sexe, religion, immigration, etc.). Par contre, épargnez-vous le film adapté du livre… À moins d’être masochiste ou d’aimer Benoît Magimel à la folie, ça ne vaut pas le coup. Vos rétines vous remercieront.
La possibilité d’une île raconte une double histoire : celle de Daniel1, humoriste cynique et désabusé, et celle de ses « descendants », Daniel23, Daniel24 et Daniel25. Le roman alterne, chapitre après chapitre, entre les deux récits.
Daniel1 raconte sa vie, son succès dans le monde du spectacle et de la culture : il se produit sur scène, écrit des scénarios (complètement barrés) pour le cinéma, achète une maison en Espagne où il emmène sa compagne, Isabelle, rédactrice dans un magazine pour adolescentes. Il observe les autres, la société, les relations humaines et plus spécifiquement les femmes, un de ses sujets de prédilection.
Petit à petit, il se rapproche d’une secte, les Elohimites, qui attendent le retour des Elohims, des extraterrestres ayant le pouvoir de la vie éternelle. Les Elohimites se regroupent autour d’un gourou et de ses amis, dont un scientifique (Savant) persuadé de pouvoir amener l’humanité à vivre sous une nouvelle forme, plus pure et plus vraie.
Le récit de Daniel1, c’est le portrait critique de notre société contemporaine (le roman date de 2005 et est franchement novateur pour l’époque) mais à la sauce Houellebecq, c’est-à-dire immoral, fin et drôle.
De l’autre côté, Daniel23, 24 et 25 sont ses « descendants » et analysent le récit de vie laissé par Daniel1. Ils vivent des siècles voire des millénaires plus tard dans un monde totalement différent et ne sont plus humains au même titre que Daniel1 — ils ne mangent pas par exemple, mais se rechargent.
Ils commentent le récit de Daniel1 et se posent des questions sur ce qu’était sa vie. Des questions le plus souvent existentielles, eux qui sont réduits à une forme d’existence très simpliste : qu’est-ce que l’amour ? L’affection pour un humain, un animal ? Le sexe ? Qu’est-ce qu’on ressent quand on vieillit ? Quand on meurt ? Qu’est-ce que c’est que la douleur ?
Avant la fin du roman, ces « descendants » néo-humains n’expérimentent pas les sensations humaines les plus simples et ont un rapport très artificiel à leur corps : c’est fonctionnel, mais c’est tout. À travers ces personnages et celui de Daniel1, Houellebecq questionne le sujet du vieillissement. Le désir, l’amour, le sexe, le corps sont au centre de son roman, tant dans les récits des « descendants » qui sont éternels et ne vieillissent pas, que dans le récit de Daniel1 lui-même qui a le même âge que Houellebecq à l’époque (une bonne quarantaine) et qui voit son corps et son rapport à l’autre changer.
Daniel1, le désir et le corps de la femme
La vieillesse est problématique dans le rapport qu’entretient Daniel1 avec les femmes. C’est notable dans les deux relations qu’il raconte dans son témoignage : la première c’est Isabelle, sa compagne. Ils se connaissent depuis quelques années, quand ils décident de se marier : elle approche à l’époque de la quarantaine et se sent vieillir. Elle qui vivait dans un milieu très jeune (la rédaction d’un magazine pour ados) voit son corps évoluer, tout comme le regard de son compagnon.
Le narrateur exprime là le constat d’échec évident et irrémédiable du corps face au temps, avec beaucoup de pudeur et de grâce :
« Une grimace de douleur vite réprimée déformait ses traits magnifiques – la beauté de son visage fin, sensible était de celles qui résiste au temps ; mais son corps, malgré la natation, malgré la danse classique, commençait à subir les premières atteintes de l’âge – atteintes qui, elle ne le savait que trop bien, allaient rapidement s’amplifier jusqu’à la dégradation totale. Je ne savais pas très bien ce qui se passait alors, sur mon visage, et qui la faisait tant souffrir ; j’aurai beaucoup donné pour l’éviter, car, je le répète, je l’aimais ; mais, manifestement, ça n’était pas possible. Il ne m’était pas davantage possible de lui répéter qu’elle était toujours aussi désirable, aussi belle ; jamais je ne me suis senti, si peu que ce soit, capable de lui mentir. Je connaissais le regard qu’elle avait ensuite : c’était celui, humble et triste, de l’animal malade, qui s’écarte de quelques pas de la meute, qui pose sa tête sur ses pattes et qui soupire doucement, parce qu’il se sent atteint et qu’il sait qu’il n’aura, de la part de ses congénères, à attendre aucune pitié. »
Daniel et Isabelle se quittent, divorcent, et un jour, fasciné par une vidéo pseudo-porno avec une toute jeune femme, il décide de la rencontrer. À l’image de femme « mûre » (moults guillemets) se succède celle de la lolita, avec le personnage d’Esther. Elle est vaguement actrice, très libre avec le sexe et ne comprend ni ne connaît l’amour. Daniel tombe amoureux, malgré la différence d’âge, et tout en sachant que cela le mènera à sa perte.
À ce moment du roman, le narrateur se rend compte de l’inanité de sa vie : tout le monde l’a oublié, il n’aime plus faire rire, ne peut plus écrire, sa relation avec Isabelle lui a fichu un coup. Il devient de plus en plus pessimiste et isolé. Il rabâche son passé et sa vision de la vie se fait de plus en plus pessimiste.
Il donne à plusieurs reprises une définition très dure de la jeunesse et du conflit de génération, sujets de plus en plus présents dans la deuxième moitié du roman :
« La jeunesse était le temps du bonheur, sa saison unique ; menant une vie oisive et dénuée de soucis, partiellement occupée par des études peu absorbantes, les jeunes pouvaient se consacrer sans limite à la libre exultation de leurs corps. Ils pouvaient jouer, aimer, danser, multiplier les plaisirs. Ils pouvaient sortir, aux premières heures de la matinée, d’une fête, en compagnie de partenaires sexuels qu’ils s’étaient choisis, pour contempler la morne file des employés se rendant à leur travail. Ils étaient le sel de la terre, et tout leur était donné, tout leur était permis, tout leur était possible.
Plus tard, ayant fondé une famille, étant entrés dans le monde des adultes, ils connaitraient le tracas, le labeur, les responsabilités, les difficultés de l’existence ; ils devraient payer des impôts, s’assujettir à des formalités administratives sans cesser d’assister, impuissants et honteux, à la dégradation irrémédiable, lente d’abord, puis de plus en plus rapide, de leur corps ; ils devraient entretenir des enfants, surtout, comme des ennemis mortels, dans leur propre maison, ils devraient les choyer, les nourrir, s’inquiéter de leurs maladies, assurer les moyens de leur instruction et de leurs plaisirs, et contrairement à ce qui se passe chez les animaux cela ne durerait pas qu’une saison, ils resteraient jusqu’au bout esclaves de leur progéniture, le temps de la joie était bel et bien terminé pour eux, ils devraient continuer à peiner jusqu’à la fin, dans la douleur et les ennuis de santé croissants, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus bons à rien et soient définitivement jetés au rebut, comme des vieillards encombrants et inutiles. […]
Dès qu’ils voudraient s’approcher du corps des jeunes ils seraient pourchassés, rejetés, tournés en ridicule, à l’opprobre, et de nos jours de plus en plus souvent à l’emprisonnement. Le corps physique des jeunes, seul bien désirable qu’ait jamais été en mesure de produire le monde, était réservé à l’usage exclusif des jeunes, et le sort des vieux était de travailler et de pâtir. Tel était le vrai sens de la solidarité entre générations : il consistait en un pur et simple holocauste de chaque génération au profit de celle appelée à la remplacer, holocauste cruel, prolongé, et qui ne s’accompagnait d’aucune consolation, aucun réconfort, aucune compensation matérielle ni affective. »
Dès les premières lignes de cet extrait, on s’aperçoit que Daniel vit avec une vision totalement idéalisée de la jeunesse, perçue comme très superficielle. Mais le vrai souci qui habite le roman, c’est la question du corps.
Et le sujet n’est pas anodin, ni à l’époque où Houellebecq publie La possibilité d’une île, ni aujourd’hui. Entre ces deux périodes, il s’est passé dix ans : dix années pendant lesquelles le nombre de femmes ayant recours à la chirurgie esthétique a doublé. Et devinez quelle tranche d’âge a le plus recours à ces méthodes ? Les 50-65 ans.
Dans le roman, c’est le corps qui pose véritablement problème, car un beau corps (ou un corps jeune), c’est l’accès assuré au plaisir, et le plaisir est désormais la seule chose valable pour Daniel. Or, ce dernier vieillit et est confronté à une jeunesse artificielle, notamment Esther et ses amis, qui passent leur temps à faire la fête, boire, prendre de la drogue et faire l’amour. Étant donné que Daniel ne se définit plus que par le sexe, par sa capacité à séduire et être séduit, à faire l’amour et inspirer le désir, sa confrontation avec cette jeunesse-là le rend malheureux : c’est un outsider.
On pourrait faire le même constat pour nous : ce n’est que dans la comparaison (implicite) que nous jugeons la beauté de nos corps. Plus il y a un fossé entre mon corps et le corps de comparaison (probablement celui d’une mannequin retouchée), plus on en vient à se déprécier parce qu’on ne correspond pas, ou pas assez, aux critères de beauté mis en avant. La chirurgie esthétique et tout un pan de la beauté vient tenter de rattraper, de pallier cette différence dont on veut nous faire croire qu’elle est une gêne à notre bonheur.
Dans le cas du personnage de Daniel, le constat est tout aussi triste : il quitte Isabelle parce qu’elle vieillit et que petit à petit, ils ne se sentent plus capables de vivre ensemble ; Esther le quitte parce qu’elle va vivre aux États-Unis et qu’elle ne veut aucune attache. L’une n’aime pas la jouissance, l’autre n’aime pas l’amour. Le rapport aux femmes est toujours un rapport au corps, qui finit par échouer pour une question d’âge.
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Voulons-nous vraiment la jeunesse éternelle ?
Le concept de « jeunesse éternelle » entre progressivement dans le roman avec l’arrivée de la secte dans la vie de Daniel1 : au-delà de la possibilité d’échangisme entre adhérents et des magnifiques jeunes femmes qui entourent toujours le gourou, il existe une perspective bien plus matérielle, plus concrète de cette envie de vivre à jamais.
Parmi les personnages importants des Elohimites, le scientifique, Savant, fait des recherches impressionnantes dont il montre les résultats (encore théoriques) dans des conférences, pendant les séminaires de la secte. Il y a évidemment un blanc de deux mille ans entre Savant et les néo-humains, mais le roman révèle que ces derniers sont en fait les clones, siècle après siècle, des premiers adhérents à la secte, tandis que les autres hommes sont morts dans des catastrophes naturelles puis retournés à l’état de nature.
Mais la secte n’est pas réduite à quelques centaines d’aficionados. Elle finit par s’imposer dans le monde entier et par remplacer toutes les religions, grâce à son argument de base, la jeunesse éternelle :
« Il est vrai que les temps avaient changé et que l’élohimisme marchait en quelque sorte à la suite du capitalisme de consommation – qui, faisant de la jeunesse la valeur suprêmement désirable, avait peu à peu détruit le respect de la tradition et le culte des ancêtres – dans la mesure où il promettait la conservation indéfinie de cette même jeunesse, et des plaisirs qui lui étaient associés. »
Évidemment, la pensée élohimite ne pourrait pas avoir autant de succès sans le soutien de la société contemporaine qui favorise le jeunisme. Isabelle, qui travaille dans un magazine pour jeunes filles, remarque justement que les ados, comme leurs mères, ne veulent plus que s’amuser. À plusieurs reprises, elle ou Daniel parlent des « kids », ces jeunes qui ne veulent pas grandir.
Bien que Daniel – et Houellebecq, je n’en doute pas – ait une vision très originale de la jeunesse, c’est à mon avis le concept le plus intéressant du récit. Isabelle dit un jour à Daniel :
« Tu connais le journal où je travaille : ce que nous essayons de créer c’est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ni à l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête de plus en plus désespérée du fun et du sexe ; une génération de kids définitifs. Nous allons y parvenir, bien sûr ; et dans ce monde-là, tu n’auras plus ta place. »
Le roman pose cette double question : voulons-nous la jeunesse éternelle ? Et quel en est le prix ?
La possibilité d’une île amorce une réponse : d’un côté, Daniel1 ne trouve le bonheur véritable que dans sa relation à l’autre (Isabelle, Esther), relation mise en échec par la « vieillesse » ou la jeunesse de ses compagnes – Isabelle, une fois divorcée, devient obèse, ne sort plus de chez elle et finit même pas se suicider, car elle ne supporte pas de vieillir, Esther s’en va. De l’autre, on nous présente une société où les êtres sont éternellement jeunes et heureux, mais où ils vivent sans émotions et quasiment sans lien social.
Ni l’amour sans la jeunesse, ni la jeunesse sans l’amour ne fonctionnent : c’est ce qu’on comprend du témoignage de Daniel1. Mais la réalisation de la jeunesse éternelle est elle aussi un échec, puisque Daniel25, néo-humain, finit par partir de chez lui pour se confronter aux restes du monde réel.
La peur de la vieillesse qui habite les personnages du roman, ce n’est pas la peur de la mort ou même de la souffrance physique : c’est la trouille de voir son corps, et donc son désir, se flétrir. La peur les habite tellement que certains d’entre eux acceptent plus volontiers de mourir plutôt que de vieillir.
Je ne sais pas si ce portrait est vraiment symptomatique de notre époque, du moins, pas autant. Mais il y a quand même quelque chose de dérangeant dans notre société, une chose sur laquelle Houellebecq a mis le doigt : nous avons peur du vieillissement physique plus que du vieillissement intellectuel. Alors qu’être jeune ne semble pas si simple que ça (pour des questions d’emploi et de sécurité surtout), toute une part de la population voue un culte à la jeunesse du corps…
Ce que Houellebecq dit, au-delà du personnage de cynique désabusé qu’il dessine, c’est que la jeunesse n’est pas un bonheur en soi. Se focaliser sur ça, c’est prendre le parti d’être malheureux voire désespéré une fois la jeunesse envolée.
Pour aller plus loin :
- Un article de psychologie sur l’âgisme et le jeunisme
- Les liens entre cinéma et vieillesse
- L’observatoire de l’âgisme
- Une interview de Houllebecq sur La possibilité d’une île
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Les Commentaires
Je suis d’accord avec toi : le mieux c’est quand même de ne baffer/tirer les cheveux/fesser personne !