Ces dernières années, de nombreux articles ont fleuri pour évoquer la « génération Y » et y ont accolé un tas de stéréotypes plutôt négatifs : nous serions paresseux, nous n’aurions pas trop-trop envie de devenir adultes, nous n’accepterions pas les responsabilités… Et si nous traversions simplement un nouvel âge ?
Les vingtenaires, des adultes en émergence
Il y a un peu plus d’un siècle, le psychologue Stanley Hall avait pointé l’existence d’une période particulière de la vie, lors de laquelle les ex-enfants seraient à la recherche de leur identité et se prépareraient à la vie adulte : cette période, c’est l’adolescence.
Dans un article publié en l’an 2000, puis dans un ouvrage datant de 2004, Jeffrey J. Arnett, chercheur en psychologie du développement, explique qu’il existerait aujourd’hui une nouvelle période dans nos vies, un « nouvel âge » entre l’adolescence et l’âge adulte : ce serait l’émergence de l’âge adulte – pour le chercheur, de 18 ans à la fin de la vingtaine, nous serions des « adultes émergents ».
Jeffrey Arnett souligne qu’il ne s’agit pas d’un allongement de la jeunesse. Pour lui, nous ne serions pas jeunes plus longtemps, mais nous passerions bien par une nouvelle période, qui combinerait certains aspects de l’adolescence (la quête de l’identité par exemple) et certaines caractéristiques de l’âge adulte (la vie conjugale, l’activité sexuelle…).
Le chercheur décrit ce nouveau stade de vie comme une période d’exploration, pendant laquelle les futurs jeunes adultes définissent ce qu’ils sont, ce qui les intéresse, ce qu’ils souhaitent devenir. C’est une période au cours de laquelle ils doivent faire des choix : choisir une trajectoire scolaire et professionnelle, une trajectoire familiale, une trajectoire résidentielle…
Ce nouveau stade de vie se distinguerait par 5 caractéristiques spécifiques :
- Ce serait une période d’exploration identitaire : pendant ces quelques années, nous allons décider qui nous sommes, ce que nous voulons faire, qui nous voulons aimer…
- Ce serait une période instable, lors de laquelle les déménagements seraient fréquents, entre la vie en solitaire, les colocations, les retours chez les parents, les stages, les CDD, les jobs mal payés, etc.
- Ce serait une période « égocentrique », ou en tout cas « centrée sur soi » : plus ou moins libéré•e•s des regards de nos parents, nous pourrions nous centrer sur nous pour explorer notre identité, nos envies.
- Ce serait une période « d’entre-deux », où nous aurions un certain nombre de responsabilités, mais où nous ne nous sentirions pas encore adultes.
- Ce serait une période de possibilités, où nous serions encore enclin-e-s à penser que tout est à peu près possible, où nous pourrions nous épanouir d’un point de vue romantique et intime, où nous pourrions encore expérimenter, changer de voie, créer nos propres chemins.
Selon Jeffrey Arnett, l’émergence de l’âge adulte pourrait prendre des formes différentes selon les pays, les cultures, le taux de chômage, les valeurs…
Comment expliquer l’apparition de ce nouvel âge ?
Jeffrey Arnett souligne que les générations récentes n’ont plus les mêmes parcours et ne connaissent plus les mêmes étapes de vie que les générations précédentes. Auparavant l’entrée dans l’âge adulte était marquée par un « rite initiatique », un symbole qui signifiait le début d’une nouvelle vie (un mariage, l’obtention d’un premier emploi…).
Depuis quelques années, la durée des études s’est considérablement allongée, des allers-retours entre des périodes d’études et d’emploi sont apparus, l’âge de l’insertion professionnelle (en emploi à temps plein) a reculé, tout comme l’âge de l’union, ou l’âge auquel on a son premier enfant. Aujourd’hui, nos trajectoires sont plus imprécises et changeantes, moins linéaires.
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Ce nouvel âge est également peu structuré par les institutions : nous ne sommes plus obligé-e-s d’aller à l’école, et notre vie n’est pas forcément rythmée par un emploi, ou par la parentalité.
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Certain-e-s pourront penser que ce concept d’adultes émergents est une forme de tripotage de neurones un peu inutile et très théorique, mais finalement, le concept a un intérêt politique (et économique et social) très concret. S’il existe un nouveau stade de vie, avec ses propres spécificités et difficultés, faut-il une nouvelle politique ? Les politiques actuelles sont-elles adaptées aux adultes émergents ?
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La théorie de Jeffrey Arnett peut également expliquer les incompréhensions entre les générations. Nos parents et grands-parents peuvent parfois être étonnés de nos choix, de nos envies, de nos comportements. Ils se demandent (et
nous demandent) quand est-ce que nous aurons un enfant, un couple stable, un « vrai » job… Ils nous perçoivent avec les normes qui existaient lorsqu’eux-mêmes avaient notre âge, et à cette époque, la norme, c’était d’avoir une vie relativement posée, d’avoir un emploi longue durée, une vie conjugale, d’acheter un logement.
Le truc, c’est que nous, les adultes émergents, nous n’avons pas encore les réponses qu’ils attendent. Ce n’est pas forcément parce que nous ne souhaitons pas les avoir, ou parce que nous serions plus paresseux que nos anciens, ou que nous refuserions d’avoir des responsabilités, mais parce que les temps ont changé, et que l’environnement dans lequel nous évoluons n’est pas le même que celui dans lequel ils ont vécu !
Ah, ces jeunes et leur vie dissolue
Nous ne sommes ni particulièrement paresseux, ni particulièrement déloyaux, ni particulièrement irresponsables. Nous tentons de trouver une place dans la société, en enchaînant souvent des stages ou des boulots peu rémunérés, en tâtonnant, en cherchant l’emploi et la situation dans lesquels nous pourrons nous épanouir (parce que souvent, on nous a enseigné que c’était drôlement important d’être une personne épanouie).
Nous bougeons beaucoup parce que parfois, nous n’avons pas bien le choix : nous n’avons pas les moyens de vivre seul-e-s en sortant de nos écoles, nous n’avons pas les quarante fiches de paie et les garanties de tous nos ancêtres pour avoir la possibilité de louer un studio. Nos premiers emplois ne sont pas forcément à la hauteur des loyers… et en même temps, parfois, nous avons à cœur de prendre le temps de trouver le job qui nous ira, dans lequel nous aurons envie de nous engager.
Nous savons aussi que les mentalités ont évolué et qu’aujourd’hui, nous ne devons pas forcément passer par la case mariage pour avoir une vie conjugale et sexuelle épanouie.
Pour Jeffrey Arnett, les adultes émergents ont aussi réalisé que cette période de la vie peut être une ère de liberté et de possibilités. Oui, c’est souvent un moment de disette financière (ce qui nous pousse à faire avec peu, à organiser un système D, à comprendre la débrouille, ce qui nous sera utile), de galères professionnelles, mais c’est aussi une période où l’on se trouve, où l’on expérimente, où l’on crée, où l’on a l’opportunité de faire des choses que nous ne pourrons plus faire à l’âge adulte !
Des adultes émergents… qui veulent être les meilleures versions d’eux-mêmes
Jeffrey Arnett ajoute que quelle que soit notre histoire, que l’on vienne d’un milieu favorisé ou défavorisé, l’émergence de l’âge adulte est un âge où l’on peut expérimenter, où l’on peut s’éloigner d’une famille abusive pour se concentrer sur soi, où l’on peut échapper à notre milieu pour mieux nous construire.
L’auteur souligne l’énergie, l’envie, la créativité des vingtenaires et l’hétérogénéité du stade de l’émergence de l’âge adulte, qui peut concerner des tas d’individus différents, avec des chemins et des succès variés.
Le truc qui nous rassemblerait ? Nous aurions conscience de ce que nous sommes, et nous souhaiterions aller vers l’avant. Pour Arnett, si cette étape de nos vies est reconnue par la société et que nous recevons suffisamment de soutien, nous pourrions bien avoir envie de devenir les meilleures versions de nous-mêmes !
Pour aller plus loin…
- Une interview vidéo de Jeffrey Arnett
- Un article de Stéphane Moulin pour la revue SociologieS
- Un article du Courrier International
- Un article de l’APA
- Un article du Monde
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