Je suis une femme cisgenre. Cela veut dire que, depuis ma plus tendre enfance, on me bassine pour que je fasse des bébés, et qu’on essaye de me convaincre par tous les moyens que c’est là mon accomplissement ultime, la chose la meilleure et la plus importante qui pourra m’arriver.
La première fois, je devais avoir quatre ans. J’étais avec ma grand-mère au marché. J’avais, comme tous les gamins un jour ou l’autre, un poupon dans les mains. Une dame vient parler à mamie, me demande mon âge, oooh tu fais plus grande, et là :
« Tu veux un bébé ?
— Non.
— Tu changeras d’avis, tu verras. »
MEUF. J’ai quatre ans (quatre ans !!), pourquoi j’aurai envie d’un bébé ? Ça va pas là-haut ??
« Je suis la meuf qui ne veut pas d’enfant »
À force de répondre « NON » à ces deux répliques omniprésentes (« Tu veux un bébé ? » et « Tu changeras d’avis, tu verras »), c’est devenu un trait de personnalité.
Je suis la meuf qui ne veut pas d’enfant. Je n’ai pas eu l’occasion d’explorer cette impression avec un professionnel, mais je suis certaine que ce renforcement régulier tu-veux-un-bébé-non-tu-changeras-d’avis-tu-verras-non a beaucoup contribué à mon adversité véhémente à cette idée. On m’a volé la liberté de me poser la question de mon désir d’enfant en cherchant à me l’imposer.
Toutes les femmes de ma connaissance ont eu droit à cette question. Toutes.
Peut-être que celles qui ont répondu « oui » ont été moins traumatisées, c’est à elles de le dire. Il y en a très certainement qui ont fait un enfant alors qu’elles n’étaient vraiment pas faites pour ça, d’autres qui ont été déçues par l’expérience, ou qui auraient souhaité prendre plus leur temps.
Pour certaines de celles comme moi qui ont dit non, c’est devenu une bataille récurrente, une affirmation de l’individualité. Se voir nier ses désirs de liberté et de choix tout au long de sa vie, ce n’est pas anodin. Et comme on nous impose de justifier ce choix régulièrement, il a fallu rationaliser cette position, particulièrement lorsque les conditions matérielles socialement acceptables pour avoir un enfant se cochaient les unes après les autres : avoir terminé ses études, avoir un travail en CDI à temps plein, être à l’aise financièrement, être en couple stable depuis plusieurs années…
L’injonction à se justifier quand on ne veut pas d’enfant
Je rationalisais cette position par des arguments valables, logiques. Et même maintenant que je suis passée de l’autre côté, je continue à les trouver vrais. Je disais que faire un enfant est égoïste, qu’on ne fait pas un enfant pour lui, mais pour soi-même. Que notre planète meurt d’être trop peuplée et trop polluée, que faire un enfant ne fait que participer au problème, et que sa vie, les épreuves qu’il devra surmonter seront profondément différentes de celles que nous avons connues, et bien plus difficiles.
Je disais aussi que j’avais envie de faire beaucoup de choses, et avoir un enfant me fermerait de nombreuses possibilités par manque de temps et d’espace mental. Que le désir de transmission n’avait pas à être comblé par une personne que l’on crée : cela met de la pression sur elle ; et il n’y a pas que le schéma familial pour éduquer et transmettre.
Pour moi, le pire des arguments est probablement la peur de la solitude dans l’âge : un enfant n’est pas responsable de nous lorsque l’on vieillit, et n’est de toute manière nullement une assurance contre la solitude et l’abandon. Il ne nous doit rien.
Et puis, j’avais peur de déséquilibrer mon couple, de crouler sous les tâches ménagères et la charge mentale — car se reproduire exacerbe la répartition sexuée et déséquilibrée des tâches au sein du couple hétéro, au détriment de la femme, bien entendu. J’avais peur de perdre mon individualité et de ne plus vivre que pour l’enfant puisque j’ai à cœur de m’occuper des autres.
Mon ambivalence sur la parentalité
J’ai développé une ambivalence profonde sur le sujet d’avoir des enfants. J’ai du mal à me l’expliquer à moi-même : même si pendant longtemps, ma réponse aux questions sur ce point était toujours un non catégorique, les discussions étaient toujours chargées émotionnellement, et me mettaient inexplicablement les larmes aux yeux.
Peut-être que c’est à mettre sur le compte de la peur de manquer quelque chose, car il s’agit d’une expérience humaine assez universelle, mais je n’ai jamais bien compris d’où venait cette impression de sujet miné. Et par ailleurs, c’est un choix qui donne le vertige, tant il est irréversible, pour soi-même et surtout pour la petite personne qu’on crée ou non. On ne peut pas se dire « Allez j’essaye d’avoir un enfant et si ça ne me plaît pas plus que ça, je passe à autre chose ».
Nous avons acheté un appartement ensemble, mais il était hors de question de prendre un deux pièces. Il nous fallait une pièce en plus pour faire bureau et « au cas où ». Mon compagnon proposait de faire une vasectomie, mais je préférais mettre un stérilet en cuivre, quitte à souffrir et faire une anémie. Quand il s’est périmé, je l’ai fait enlever mais en
ne le remplaçant par aucune contraception. On décide de faire juste attention.
Les larmes aux yeux, encore, j’explique à ma sage-femme que je ne veux pas d’enfant, mais quand même, on peut jusqu’à quel âge ?
Progressivement, j’ai changé d’avis sur la parentalité
Puis les lignes ont bougé. Pas d’un coup, progressivement. Je vois plusieurs étapes marquantes.
La première a été lorsque ma meilleure amie, elle aussi anti-bébé, m’a confié qu’elle projetait de faire un enfant avec son compagnon. Je pense qu’elle avait peur que je me sente trahie, ou que je méprise son revirement, alors qu’elle m’a montré qu’on avait le droit de changer d’avis sans perdre sa personnalité. On a discuté de si on préférerait avoir une fille ou un garçon, même si on savait que c’était sans importance.
La seconde étape était un concert d’une de mes artistes préférées, Amanda Palmer. Elle a eu un fils sur le tard, ce concert était plus qu’un concert : c’était une véritable séance de thérapie collective féministe, d’une grande puissance. Il y a été question de parentalité, de décision, de couple, de grossesse, de fausse couche, d’avortement… Nous étions nombreux et nombreuses à terminer l’événement en larmes.
Les discussions avec les parents de mon entourage m’a longtemps donné l’impression que l’envie d’avoir des enfants est innée, que les personnes qui veulent fonder une famille ont cette envie depuis toujours, même si ce n’est pas leur projet immédiat. On parle rarement de la construction de ce désir, des négociations et des réagencements qui ont lieu autour : dans le couple, dans sa propre vie.
Entendre d’autres voix sur ce sujet, comme celle de cette artiste, a fait évoluer ma perception à cet égard.
En sortant, mon conjoint et moi marchons et allons boire un verre de vin en terrasse jusque tard, je fume une ou deux cigarettes. Nous parlons de la possibilité d’avoir un enfant.
Quelques mois plus tard, je tombe enceinte
Trois mois plus tard, le Covid fait son arrivée. Nous sommes en vase clos, repliés sur le foyer. Mes cours de théâtre s’arrêtent, plus de sorties, plus d’amis, nous avons peur pour nos proches et pour nous. Un nouvel espace – un vide vertigineux – s’ouvre dans nos vies. Après le premier confinement, nous adoptons Seitan, le chat le plus adorable et câlin du monde. Fin octobre, ma meilleure amie accouche d’une petite fille.
Juste après, je perds mon grand-père du Covid, puis ma grand-mère de vieillesse. Ce sont les premiers proches (très proches) qui me quittent. C’est brutal et déchirant.
Après un noël hors-norme, chacun dans nos familles respectives, mon compagnon et moi allons nous balader dans un joli parc du coin, par une superbe journée de janvier. J’ai l’impression de respirer un peu après des mois d’apnée. Nous parlons de vie, de transmission. On se dit qu’on va faire moins attention, et puis dans six mois, quand ça n’aura rien donné, on s’y mettra peut-être pour de vrai. On fait l’amour en rentrant.
BIM.
Du premier coup.
J’aurais aimé pouvoir me poser la question sans interférence
J’ai eu des doutes sur mon désir d’enfant (encore et toujours), sur ma capacité à intégrer un enfant dans ma vie qui me plaisait telle quelle, sur ma capacité à l’aimer. Une de mes grosses angoisses était que j’allais détester mon enfant à cause du trop grand nombre de concessions que je risquais de devoir faire sur mon bien-être, ma liberté. J’ai même eu la peur complètement irrationnelle que toutes les craintes que j’avais le marquent physiquement, ou altèrent son cerveau, ou qu’il perçoive un rejet et que son développement soit affecté. Et j’étais totalement persuadée que j’allais vivre une dépression post-partum. Il faut dire que j’ai eu des problèmes de santé liés à la grossesse qui n’ont pas vraiment aidé à me sentir bien durant cette période de ma vie.
Les questionnements et la peur n’ont cessé qu’au moment où il est arrivé, poussé par mon compagnon, dans son berceau transparent de maternité. Il était parfait, d’une évidence absolue que je n’aurais jamais pu imaginer. Je me préparais à ce que mon amour pour lui prenne le temps de se construire, c’était un violent coup de foudre.
Dieu merci, personne ne m’a dit « Tu vois, je t’avais dit que tu changerais d’avis ». C’est vrai, j’ai changé d’avis. Si j’étais restée sans enfants, je n’aurais pas connu ce bonheur-là, cet angle pour grandir, ces expériences inédites, cette camaraderie que je ne soupçonnais pas avec les autres parents. Cependant, je suis certaine que d’autres bonheurs, d’autres épanouissements auraient occupé l’espace.
Mais surtout, surtout : je me fous que vous ayez eu raison sur ce point. D’abord, vous auriez pu avoir tort. Vous avez eu tort pour plein de gens. Et même, je vous en voudrais toujours car j’aurais aimé pouvoir me poser moi-même la question.
Ne pas ressentir cette pression, cette ambivalence, ne pas avoir l’impression qu’on m’a volé mon choix. Pouvoir faire les choses à mon rythme et sans interférence.
J’aurais aimé avoir la certitude que ce désir était le mien, et non le résultat de l’intense lobbying pro-enfant que je me suis farci ma vie durant. J’aurais aimé ne pas vivre la terreur de regretter, quel que soit mon choix et jusqu’à la dernière seconde, car j’étais dans l’impossibilité de distinguer les deux. Et j’aurais aimé ne pas perdre mon énergie à me poser toutes ces questions des dizaines d’années durant.
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Crédit photo : Anthony Tran / Unsplash
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Les Commentaires
On est vraiment "childfree" qu'à sa mort, quand on pourra écrire sur sa tombe "ET ELLE N'EUT JAMAIS D'ENFANT" ? Une femme doit déjà constamment prouver à la société que "vraiment-vraiment-elle ne veut vraiment pas d'enfant-pour de vrai", il faudrait qu'elle le fasse aussi après d'autres childfree ? C'est quoi la preuve que c'est "une vraie" ?
J'ai l'impression que pour certaines personnes, ne pas vouloir d'enfant s'érige en principe moral plutôt qu'en droit à faire ce qu'on veut. Une femme a le droit de faire ce qu'elle veut de sa fertilité, de disposer de son corps, d'avoir des enfants ou pas, et ce n'est pas une trahison que de choisir l'un ou l'autre...