Ce n’est pas pour rien qu’on surnommait Jean-Paul Gaultier « l’enfant terrible de la mode ». Si le grand couturier est encore bien vivant, la maison qui porte son nom (mais sans trait d’union) continue d’œuvrer sans lui, tout en perpétuant les codes qu’il a distillés de la fondation, en 1976, jusqu’à sa dernière collection en 2020. Parmi eux : le détournement de chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture pour en faire des imprimés de vêtements, comme par exemple avec sa collection Jean Paul Gaultier haute couture printemps-été 2007 « Les Madones ».
En plus de jouer la nudité en trompe-l’œil et de pointer l’hypocrisie de sociétés qui la trouvent insupportable dans l’espace public, mais artistique dans les musées, cette pratique interroge également la notion d’authenticité et de reproduction dans ce qu’elle peut avoir de kitsch et de mauvais goût. C’est ce que théorisait l’intellectuel Walter Benjamin (notamment dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique en 1936, et même bien avant). Et l’auteur du concept de « kitsch onirique » aurait sûrement beaucoup ri devant ce nouveau coup de l’ironie de l’histoire.
Puisqu’en effet, aujourd’hui, la maison Jean Paul Gaultier se retrouve attaquée par la Galerie des Offices de Florence pour avoir reproduit sans autorisation La Naissance de Vénus de Botticelli, dans sa collection « Le Musée ».
Jean Paul Gaultier, attaqué en justice pour sa reproduction de La Vénus de Botticelli
En vente d’avril 2022 à septembre, la capsule comporte d’autres imprimés qui reprennent des chefs-d’œuvre comme Les Trois Grâces de Peter Paul Rubens, détenues par le musée du Prado, et La Création d’Adam de Michel-Ange, visible à la chapelle Sixtine.
Mais c’est la Galerie des Offices qui a publiquement déclaré le 10 octobre 2022 porter plainte pour usage « sans demander l’autorisation, sans convenir de la manière dont elle serait utilisée et sans payer la redevance spécifiquement requise par la loi ». Le musée exige que la marque cesse de vendre les produits concernés (une écharpe, une robe, un haut et un pantalon) à moins de trouver un accord financier pour en poursuivre la commercialisation.
Que dit la loi italienne en matière de droits de reproduction ?
D’après le média Artnet, la Galerie des Offices avait envoyé depuis avril 2022 (le début de la commercialisation de la collection) une mise en demeure à Jean Paul Gaultier, restée sans réponse. On pourrait penser qu’une œuvre datant de 1486 comme celle-ci ferait d’ores et déjà partie du domaine public et pourrait donc être reproduite sans problème de droit d’auteur. Ce serait effectivement le cas en France, d’où les boutiques de souvenir qui regorgent de produits dérivés autour de La Joconde, par exemple.
Droit d’auteur et droit moral en France :
En France, les œuvres tombent dans le domaine public 70 après la mort de l’auteur (cf article L.123-1 du CPI, sauf prorogation de guerre, L.123-8, L.123-9, L.123-10), mais subsiste le droit moral, qui lui est perpétuel, inaliénable et imprescriptible (article L.121-1). Ce droit moral permet donc, même après épuisement du droit patrimonial, de s’opposer à une utilisation de l’œuvre qui porterait atteinte au respect de son intégrité.
Mais la réalité est tout autre dans d’autres pays comme l’Italie, rapporte Le Courrier International : « Selon le Code des biens culturels, l’utilisation d’images relevant du patrimoine italien doit faire l’objet d’une autorisation spécifique et donner lieu au paiement de droits ».
Un procès de musée qui musèle le partage et la créativité ?
Selon Margaux Brugvin, créatrice de contenus sur l’histoire de l’art avec un angle féministe, ce procès tient surtout d’une tentative de la part du musée florentin de se faire de l’argent là où il peut :
« Il est assez étonnant que la Galerie des Offices attaque Jean Paul Gaultier, même s’il arrive assez souvent que des musées le fassent au prétexte qu’il s’agirait d’une reproduction non-autorisée d’une photo d’œuvre qu’ils auraient prise eux-mêmes. Je trouve ça d’ailleurs scandaleux car cela empêche d’échanger sur l’art et d’en partager.
Longtemps, le musée d’Orsay interdisait aux visiteurs de prendre des photos en son sein, par exemple, faisant que seuls les médias ayant les moyens de payer les droits photos pouvaient se permettre d’en parler de façon illustrée. Pour en revenir à la Galerie des Offices, cela me semble être avant tout une question d’argent afin de pouvoir financer le fonctionnement du musée, mais cela nuit complètement à la mission première de ce genre d’institution qui devrait être avant tout de partager et transmettre la culture en leurs murs et au-delà.
Faire payer un droit de reproduction pour une œuvre aussi patrimoniale que La naissance de Vénus d’Alessandro di Mariano di Vanni Filipepi, dit Sandro Botticelli, apparaît d’autant plus ironique quand on sait la quantité de produits dérivés vendus par le musée des Offices, rappelle Margaux Brugvin à Madmoizelle :
« Évidemment, Jean Paul Gaultier aurait les moyens de payer les reproductions selon la loi italienne, et nul n’est censé ignorer la loi. Ceci étant dit, c’est dommage d’un point de vue créatif et de partage. En France, par exemple, des lois autorisent la citation d’œuvre d’art et leur détournement, à condition qu’on en fasse une autre œuvre. Le musée florentin avance le prétexte de s’insurger contre la reproduction de l’art comme objet de consommation, mais ça reste mal venu. C’est hypocrite, de la part de la Galerie des Offices de faire un procès à Jean Paul Gaultier quand on voit les goodies vendus dans sa boutique souvenirs, par exemple.
D’un autre côté, aussi muselant soit ce genre de démarche, ce procès permet sûrement à la Galerie des Offices de récupérer de l’argent là où elle peut. Cela permet aussi de faire parler d’elle, de prendre position sur la réutilisation de l’art dans un cadre commercial. Là, il s’agit d’une œuvre tellement connue du grand public européen et même mondial, que je ne vois vraiment pas le problème à ce qu’elle soit détournée par une marque, a fortiori une maison aussi populaire que Jean Paul Gaultier. Bref, c’est naze. »
En attendant le règlement de cette affaire judiciaire en cours, on ne peut qu’imaginer la Vénus de Botticelli rhabillée en Jean Paul Gaultier, histoire de terminer cette mise en abyme en beauté. Et l’on peut déjà constater que la collection « Le Musée » en question, n’est plus en vente sur l’eshop de la marque, puisqu’elle a laissé la place à la collab’ avec Y/Project. Car l’histoire de la mode défile beaucoup plus vite que celle qui s’écrit dans les musées.
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Crédit photo de Une : Domaine public : Sandro Botticelli – La nascita di Venere – Google Art Project / Capture d’écran Instagram de Jean Paul Gaultier.
Les Commentaires
A l'occasion j'aimerais aussi qu'on m'explique... BALENCIAGA. Est-ce qu'ils se moquent de nous ou est-ce qu'ils ont un message à faire passer avec leurs crocs à talon et leurs sac de chips à 1800 $ ? Je ne sais pas s'il y a de quoi faire un JT mode mais ça m'intéresserait de comprendre what's the deal avec eux.