Vous êtes-vous déjà demandé de quelle manière on décide de la culpabilité ou de l’innocence de quelqu’un ? Lorsqu’un citoyen est amené à juger, comment procède-t-il pour parvenir à son verdict et le justifier ? Cette question est au centre d’une recherche menée par A. N’Gbala, D. Oberlé et P. Gosling, visant à comprendre de quelle manière un sujet naïf explique son verdict.
Pour mener leur expérience et étudier « l’explication naïve du crime », les chercheurs se sont appuyés sur les « théories rénovées de l’attribution causale », qui abordent la manière dont nous expliquons ce qui nous arrive et ce qui arrive aux autres… Quelques éléments théoriques – en essayant de ne pas vous assommer :
- Lorsqu’un individu naïf élabore son verdict, la question de l’intention est primordiale : le suspect aura plus de chances d’être jugé coupable s’il apparaît qu’il avait l’intention de commettre le crime et sera plus souvent innocenté si le crime semble non intentionnel.
- Les chercheurs distinguent les causes et les raisons d’un acte. La cause sera ce qui produit le changement ou l’effet (occurrences, évènements involontaires et non intentionnels), tandis que la raison sera ce pourquoi le changement ou l’effet est produit (actes volontaires et intentionnels, buts, motivations, souhaits).
- Les raisons peuvent tout aussi bien expliquer des actions que des « non actions » – en partant du principe que l’on peut choisir de ne rien faire (je ne tue pas Machin parce que ma culpabilité serait trop évidente, parce que je ne veux pas aller en prison, parce que ce ne serait pas pratique, etc.). L’inaction peut être parfaitement être volontaire et motivée.
- Pour expliquer des évènements plutôt que d’analyser méticuleusement et de façon rationnelle les informations disponibles, nous nous appuierons plutôt sur des théories implicites, des stéréotypes, des attentes, fournissant ainsi des évaluations stéréotypées, sans analyser la question de l’intentionnalité.
L’expérience
Pour mettre en place l’expérimentation, l’équipe de A. N’Gbala souhaitait se rapprocher au maximum d’un climat de Cour d’Assises. Ça tombe bien : au même moment, Robert Hossein fait jouer une pièce de théâtre interactive en trois parties. Dans la première partie, les spectateurs assistent au procès d’une femme mariée accusée du meurtre de son amant. Dans la seconde, lors d’un entracte relativement long, ils doivent se rendre dans des isoloirs et donner par écrit leur verdict (« Coupable » ou « Non coupable »). Enfin, dans la dernière partie, Robert Hossein fait un commentaire sur les résultats du vote.
Les sujets de l’expérience sont donc les spectateurs (au nombre de 125, de différents âges, différentes situations…), et les chercheurs agissent pendant l’entracte, en allant à leur rencontre pour demander le verdict qu’ils viennent de donner et s’ils sont d’accord pour remplir un questionnaire pour expliquer leur choix.
Je vous passe la méthodologie, mais si l’envie vous prend de lire un exemple de recherche en sciences sociales, n’hésitez pas à jeter un coup d’œil : il y a des chiffres, des symboles bizarres et des pavés de résultats statistico-statistiques.
Verdicts : les explications
Lors de cette expérience, 66 spectateurs ont voté « Coupable »
(l’accusée aurait commis intentionnellement le crime) et 59 « Non coupable » (l’accusée aurait tué de manière non intentionnelle, auquel cas la mort est une occurrence, ou elle n’aurait pas tué).
Les questionnaires débutaient par une question commune : « Pensez-vous que l’accusée a assassiné son amant ? ». Les participants devaient alors situer leur sentiment sur une échelle en 11 points, permettant de saisir plus de nuances. Vous pensez que tous ceux ayant voté « Coupable » attribuaient le score le plus élevé de l’échelle ? Détrompez-vous, le score moyen maximum obtenu est de 3,12 ! Cette question permettait justement aux participants d’exprimer des jugements plus subtils – certains auraient par exemple été convaincus de la culpabilité de l’accusée, tout en lui reconnaissant des circonstances atténuantes, d’où un score attribué moins élevé que d’autres.
« Coupable » ou « Non coupable »… Mais pourquoi ?
Mais entrons donc dans le vif du sujet : comment ces jurés d’un soir expliquaient-ils leurs verdicts respectifs ? Les justifications étaient-elles différentes selon les verdicts de culpabilité ou d’innocence ?
Premier constat : quel que soit le verdict, les jurés ont largement tendance à le justifier en utilisant des éléments liés à l’accusée, plutôt qu’au procès où à la victime. En d’autres termes, pour décider de la culpabilité ou de l’innocence d’un suspect, nous ferions appel à des « attributions internes » (traits de personnalité, mobiles, …), sans nous tourner vers des facteurs « externes » (circonstances, contexte…), ce qui est compréhensible, le procès étant généralement centré sur le suspect.
En revanche, les partisans du « Non coupable » ont utilisé plus d’arguments que les autres, comme si ce verdict devait être plus justifié que la sentence « Coupable », comme s’il était moins évident. Au-delà des considérations quantitatives, les arguments utilisés différent aussi selon leur type. Ainsi, il s’avère que les jurés ayant opté pour le « Non coupable » font autant appel aux « raisons » qu’aux « causes », tandis que les jurés rangés derrière le « coupable » utilisent principalement les « causes ». Autrement dit, nous utiliserions bien des « raisons » – donc des arguments relatifs à l’intentionnalité, aux motivations pour justifier une non-action (ici, le fait de ne pas avoir assassiné son amant).
Finalement, selon les remarques des chercheurs, ce phénomène pourrait être dû au fait que rechercher des causes possibles du meurtre aurait pu jeter un doute sur la culpabilité de l’accusée. Par conséquent, les jurés doivent approfondir la réflexion et se tourner vers une analyse « psychologique » de l’acte (vers l’intentionnalité). L’investissement cognitif (c’est-à-dire l’effort de recherche d’informations) ne serait donc pas le même selon le verdict que l’on choisit – le « Non coupable » serait plus complexe à établir et le « Coupable » plus « facile », notamment si des stéréotypes ou des idées reçues entrent en jeu.
Pour aller plus loin :
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
Les Commentaires