Nafissa Tiago est de ces personnes qui ont vécu plusieurs vies en une. Mais quand on lui demande de se présenter, elle conclut par ces termes :
« Je suis une femme qui a ouvert sa porte à n’importe qui. »
En 2012, Airbnb existe à peine
Une manière d’introduire l’aventure dont elle va nous parler pendant notre entretien. Il y a quelques années, après des missions humanitaires aux quatre coins du monde, Nafissa Tiago revient s’installer à Paris, sa ville natale. De formation littéraire, elle décide de se lancer en tant que scénariste, mais les revenus dans ce corps de métier ne sont pas des plus stables.
Nous sommes en 2012, et à ce moment-là, elle tombe sur une publicité pour une start-up qui propose un service de logement chez l’habitant. Elle explique :
« J’y ai vu deux occasions inespérées, et très engageantes : la première, de payer mes factures, la deuxième, de retrouver toute la planète ! À ce moment-là, je n’avais pas énormément de contrats de scénariste. C’est comme ça que je suis devenue l’une des trois premières personnes, à Paris, à mettre son appartement sur Airbnb. »
Les débuts d’Airbnb, et ses débuts en tant qu’hôtesse
De son expérience, Nafissa Tiago a tiré un livre : Faites comme chez vous (chroniques Airbnb), un témoignage qui retrace ses années sur la plateforme. Depuis, la start-up qu’elle a connue est devenue une multinationale qui influence l’économie mondiale et la vie de nombre d’entre nous — ne serait-ce que par le prix des loyers. Mais pour elle, une autre réalité est à prendre en compte :
« On parle d’Airbnb tous les jours, mais personne ne s’interroge sur ce qui se passe entre les murs des hôtes, sur les rencontres, ou le quotidien de celles et ceux qui reçoivent. »
Quand elle débute, curieuse de l’aventure que propose la plateforme, elle met sa chambre en location et dort dans le salon dans son deux pièces parisien, situé en plein quartier populaire. À l’époque, il n’y avait aucun logement entier sur la plateforme, et le principe en était très différent.
« En 2012, l’idée était de faire quelque chose de très friendly : aller vivre chez l’habitant. L’idée, c’était de permettre à une classe moyenne qui ne fréquentait pas les hôtels de pouvoir voyager, tout en rencontrant du monde. À ses débuts, le site était envoûtant ! Il y avait cette impression d’invitation permanente, de pouvoir se sentir chez soi très facilement. Moi, ça me plaisait. »
Pendant trois ans et demi, elle a reçu des visiteurs du monde entier
Pendant trois ans et demi, elle a donc loué sa chambre à des touristes du monde entier, alors qu’elle dormait dans la pièce d’à côté. Paris étant l’une des villes les plus visitées au monde, son calendrier ne désemplissait pas, et elle recevait en moyenne une dizaine de réservations par mois — avec des pauses pour voyager ou se reposer.
La scénariste l’explique, sa situation de femme vivant seule et louant sa chambre inquiétait beaucoup autour d’elle :
« Tout le monde autour de moi me disait “C’est dangereux, tu es une femme, tu ne devrais pas recevoir des hommes seuls.” On s’inquiétait bien plus pour moi que quand je faisais de l’humanitaire, alors que j’aurais pu être enlevée ! J’étais chez moi, j’avais l’impression d’être plus en sécurité. »
Dans son livre, elle décrit pourtant des rencontres désagréables, des visiteurs masculins aux comportements inappropriés. Mais elle explique que cela ne l’a pas arrêtée :
« Sur Airbnb, tout est une question de hasard et de rencontres. Un visiteur rustre, cela ne peut pas annuler tous ceux avec qui tout s’est bien passé ! J’ai été déstabilisée par certains évènements, mais paradoxalement, ce danger me poussait à continuer : quand on pratique des sports extrêmes, on ne s’arrête pas après une petite chute, on repousse ses limites ! Ça a été la même chose pour mon travail d’hôtesse. »
Qu’est-ce que ça fait, de sous-louer sa chambre en permanence ?
Les leçons qu’elle a tirées de ce quotidien de scénariste et hôtesse à temps partiel sont nombreuses. En premier lieu, elle mentionne avoir acquis une expertise sans faille du ménage :
« J’ai appris à range, à tuer des microbes, à ranger derrière des personnes qui laissaient des choses extrêmement sales sur leur passage… Parfois, cela créait de l’inconfort au point que j’en oubliais que j’étais chez moi. Il fallait que je me le rappelle, puis que je m’affirme ! Il m’est déjà arrivé de dire à un visiteur d’arrêter de jouer au porc chez moi, parce qu’il laissait tout dans un état de saleté effarante, par exemple. Heureusement, ce n’était pas la majorité. »
Car au-delà de ces inconforts, elle explique aussi avoir fait des rencontres importantes : des personnes qui sont restées des amies proches des années après leur première visite chez elle, d’autres qui lui ont simplement donné de l’énergie et de la positivité dans des périodes où elle en ressentait le besoin.
« Au début d’Airbnb, la plateforme donnait une grande importance à l’idée de collaboratif : une entraide qui permettait à des personnes qui n’en auraient pas eu les moyens autrement de voyager, tout en créant des rencontres et des échanges. Pour certains visiteurs, la transaction n’était pas que financière, il y avait une vraie réciprocité dans ce que nous pouvions nous apporter. »
Être hôtesse, guide, médiatrice, psychologue…
Si vous pensez que louer une chambre sur Airbnb se réduit au rôle de l’accueil et du nettoyage, le témoignage de Nafissa Tiago vous détrompera très vite : la jeune femme en fin de vingtaine doit aussi assumer des rôles plus ou moins surprenants auprès de ses invités.
« Paris est une ville extrêmement fantasmée. Souvent, entre ce que les personnes qui logeaient chez moi avaient vu dans les films et la réalité de mon quartier populaire, il y avait un décalage extrême ! Il est arrivé que des visiteurs s’imaginent qu’il y avait des gangs en bas de chez moi, sous prétexte qu’ils avaient vu des adolescents noirs, par exemple.
Je devais faire tout un travail de pédagogie pour leur expliquer qu’ils n’étaient pas en danger, que Paris est une capitale cosmopolite… Le genre de choses que personne ne fait dans un hôtel ! »
Elle leur propose aussi des balades dans des endroits touristiques ou dans son quartier, des endroits à aller voir… Cette amoureuse de Paris trouve beaucoup de joie dans le fait de faire découvrir sa ville. Et puis, il y a un aspect surprenant à son expérience d’hôtesse : l’écoute nécessaire.
« Souvent, les gens passaient par Airbnb et la location chez l’habitant pour lutter contre une forme de solitude. Alors, quand ils arrivaient chez moi, ils avaient besoin de parler et d’être entendus. Pour moi, c’était une nécessité de les écouter : même si je me disais “Il m’a pris la tête pendant une heure”, une fois que c’était fini, je ne le regrettais pas. Une heure, dans une vie, ce n’est pas grand-chose, et la personne qui m’avait parlé allait mieux !
J’ai dû jouer la psychologue assez régulièrement, sans que les gens en face ne se demandent si j’avais des choses à faire… Mais c’est compliqué d’éconduire des personnes qui ont besoin d’aide, ou ne se sentent pas bien. Quand c’était trop pour moi, je bloquais mon calendrier quelques jours pour être seule à nouveau, et pouvoir mieux apprécier ces visites ! »
Être notée à chaque rencontre
Parmi les spécificités d’Airbnb et des entreprises qui ont transformé notre monde ces dernières années, il en est une particulière : celle de la note. En quoi le fait d’être notée, et commentée en tant que personne et expérience influence ces fameuses rencontres créées par la plateforme ? Quand on lui pose la question, Nafissa Tiago répond avec franchise :
« Le fait d’être notée a eu pour effet de me galvaniser : quoi qu’on en dise, l’hôte est esclave de cette note comme les restaurateurs peuvent l’être. Dans le cadre d’Airbnb, un mauvais commentaire pouvait tomber comme une guillotine. Ensuite, il fallait redoubler d’efforts pour récolter à nouveau les 5 étoiles, gage de sûreté.
Quand j’ai commencé Airbnb en 2012, personne ne laissait de commentaires sur personne. C’est quand le site s’est ouvert à beaucoup d’hôtes et qu’une énorme concurrence a commencé que les gens ont commencé à le faire. Et parfois, en y prenant un plaisir assez vicieux.
Cela pouvait créer un rapport de force assez peu agréable avec les voyageurs : pour moi, c’était à eux de s’adapter aux règles de chez moi, puisqu’ils y logeaient. Mais petit à petit, ce rapport s’est transformé. Pour certains, c’était à moi de m’adapter à eux, puisque j’avais eu le “privilège” qu’ils me choisissent.
Dans ces cas-là, il m’arrivait de réagir, de ne pas me laisser faire… Et je savais que derrière, leurs commentaires seraient négatifs. Mais tant pis ! »
Les leçons de cette aventure
Aujourd’hui, Nafissa Tiago a tourné la page Airbnb depuis quelques années et se consacre à plein temps à son métier de scénariste. Mais elle garde un bon souvenir de ces années d’aventure, qui ont commencé par peur de l’ennui. Elle raconte avoir beaucoup appris de cette expérience :
« J’ai appris la résilience : même quand j’étais dans des situations peu confortables, je savais que ça ne durerait jamais plus de 24 heures. J’ai aussi appris à être patiente, à juger les autres moins vite.
On a tendance à se faire une idée des gens en quelques minutes. Parfois, comme ils ne restent qu’une journée chez vous, ils ne se donnent même pas la peine de se faire apprécier. D’autres arrivent comme à un entretien et veulent donner une très belle impression d’eux-mêmes dans ce laps de temps. Parce qu’Airbnb est devenu une vitrine : les gens s’y mettent en avant comme sur les réseaux sociaux.
On pouvait savoir très vite ce qu’ils aimaient, quel profil d’eux ils aimaient, et comment maintenir cette image. C’est aussi une histoire d’apparences, souvent très faussées. Les sourires de façade pouvaient très bien disparaître quand la porte de la chambre se fermait à double tour, laissant la place à des engueulades … »
Face à son succès, la plateforme a largement évolué. L’aspect collaboratif, qui a permis à Nafissa Tiago de vivre ces expériences, n’est plus au cœur de l’entreprise.
« J’ai l’impression qu’Airbnb est devenu un moyen de trouver un appartement ou une maison. Il y a plus de logements entiers que de chambres à louer, aujourd’hui : la plupart des gens ne recherchent plus forcément ces rencontres que j’ai vécues. Maintenant, il faut plutôt aller récupérer ses clefs dans une boîte à digicode, sans croiser personne.
Convaincue qu’il reste des personnes qui veulent ouvrir leur porte avec plaisir, par envie de rencontrer des gens, elle rappelle :
« Les rencontres, ça peut adoucir un quotidien ! Parfois, pendant ces années, je pouvais rester seule pendant trois ou quatre jours à travailler sur un personnage. Et quand des visiteurs arrivaient, ils m’aidaient à me détendre, m’inspiraient… Au point que j’en ai fait un livre ! Une jeune femme, qui ouvre sa porte à n’importe qui dans la capitale la plus connue du monde, ça ne pouvait que créer des histoires folles. »
À lire aussi : Le jour où j’ai couché avec mon hôte Airbnb (partie 1)
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