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« Je suis venue pour mettre un enfant au monde et je crois que je vais mourir » : Christine raconte son accouchement

Ah, l’accouchement. Ce moment si spécial, flippant et transformateur. Parfois rêve, parfois cauchemar, souvent un peu des deux… Chaque semaine, dans Poussez Madmoizelle, une personne raconte son accouchement.

  • Prénom : Christine
  • Âge : née dans les années 1980
  • Bébé attendu le : le 26 février
  • Bébé arrivé le : le 27 février
  • Stats : 4 kg pour 55 cm
Christine-Sirène
Christine. (© photo personnelle)

Il est 3h11 du matin la nuit du 26 au 27 février 2020.

Sur la photo, j’ai l’air heureux, je me prends pour une sirène. Une sirène sur le point d’accoucher. C’est le jour du terme.

Pour déclencher le travail, la veille je suis allée jusqu’au Musée d’Orsay regarder L’Origine du monde : je trouvais ça beau et drôle comme histoire à raconter plus tard à mon enfant. 

Originedumonde
Christine. (© photo personnelle)

Le 26 février, je suis admise à 16h30 pour ce que je pensais être un simple contrôle. Je suis venue en bus, les mains vides. Quand on me dit : « Votre poche des eaux est fissurée, on vous garde », je reste incrédule – je n’avais pas anticipé ce scénario.

Mon compagnon doit faire l’aller-retour pour ramener la valise de maternité. Ce qu’on appelle le travail a commencé, mais je suis encore bien naïve, je vis mes derniers instants de naïveté. Je ne peux pas imaginer ce qui m’attend, je ne le peux pas, non, car personne ne peut imaginer ça a priori.

Pas ce qui s’en raconte dans les magazines, la littérature consacrée ou même les confidences pudiques des copines. Pas non plus ce qui nous est seriné dans les cours de préparation. Du vrai bullshit. Un col de l’utérus qui s’ouvre d’un centimètre par heure, fucking bullshit.

Non, on n’a pas idée de ce qui se joue réellement quand le corps s’ouvre. Au plus noir de cette nuit-là, une nuit de celles qui recouvrent, de celles qui font douter que l’aube se lèvera encore, quelque chose en moi se disloque.

Ça aurait pourtant dû « bien » se passer : je suis sportive, j’ai un mental en acier trempé (j’ai dansé dans ma dernière création, vingt jours plus tôt, enceinte jusqu’aux yeux à 9 mois de grossesse, c’était formidable), j’ai une bonne connaissance de mon corps et le bébé était parfaitement positionné. « Il fait le job », j’ai entendu — sous-entendu que moi je ne le faisais pas ? 

« Je souhaitais un accouchement physiologique, dans l’eau »

À 22 heures environ, je suis installée en salle de naissance. Dans ma maternité (l’une des plus réputées), une seule salle est équipée d’une baignoire. La salle orange. Orange mécanique. Vous ne le croirez jamais mais il y a un putain de courant d’air dans cette salle. On est à Paris, en 2020, en février, et la salle destinée aux femmes qui accouchent dans l’eau, donc peu ou pas vêtues, n’est pas isolée. Il fait 5 degrés dehors.

Avec mon compagnon, on a surnommé cette salle la « Bulgarie » tellement il y fait froid. À mesure que la nuit avance et que la douleur s’installe, je vais de plus en plus mal. Je me sens seule, abandonnée de tous. Je suis nue, congelée, détrempée à force d’entrer et sortir de cette baignoire qui ne calme en rien mes contractions. J’ai si froid, si mal, si peur, c’est inimaginable. Deal with it.

La sage-femme de garde s’appelle Luz. Quelle ironie pour une personne qui m’a abandonnée dans les ténèbres. Sur le moment, je suis comme pas mal de monde : je me dis qu’elle doit savoir ce qu’elle fait. « Que je ne suis pas médecin. » Ce n’est que beaucoup plus tard que j’oserai poser le mot de maltraitance sur son attitude. Elle m’a littéralement et sciemment laissée crever de froid toute la nuit. TOUTE LA NUIT.

Luz, infoutue de me changer les bandelettes trempées qui maintiennent les moniteurs fœtaux. Luz, infoutue de m’apporter ne serait-ce qu’un drap sec. Luz, infoutue de trouver un quelconque moyen de me procurer de la chaleur, au propre comme figuré. Luz que j’ai l’impression de déranger en permanence. Luz auprès de qui je m’excuse presque car elle parvient à renverser la raison de ma présence ici, comme si c’était moi qui lui devais quelque chose et pas l’inverse. Deal with it.

J’entame douloureusement une phase de latence à 3 cm qui va durer dix heures. Dix heures. La faute au froid. Sur le moment je ne sais pas que, si la chaleur favorise la dilatation du col, le froid est capable de la stopper. Mon corps a dit non. Non au courant d’air, au froid, à l’inconfort. Même lui il m’a laissée tomber. Deal with it.

« On n’a pas su m’entourer, me rassurer, m’accompagner »

Cette nuit-là, l’expérience que j’ai faite est celle d’une vulnérabilité inattendue au moment où je devais être plus mobilisée que jamais. Un sentiment de solitude et de désarroi insoupçonnable. Le trou dans mon corps qui a fait un trou dans mon âme. J’ai perdu le mojo, écartelée, comme dans ces gravures du Moyen Âge qui montrent un homme les membres ligotés à des chevaux qu’on fait partir dans quatre directions.

On n’a pas su m’entourer, me rassurer, m’accompagner. Comment s’exprimer quand il faut toujours appuyer sur la sonnette ? Quand on fait face à des personnels débordés, en sous-effectifs voire de mauvaise composition, qu’on a l’impression de déranger ? Je suis devenue un petit enfant égaré dans un monde trop grand pour lui. J’ai mis des mois à m’en remettre, des mois à ne pas éclater en sanglots quand j’évoquais mon accouchement. Fucking deal with it.

C’est par effet miroir, quand la garde a changé, que j’ai compris que quelque chose n’avait pas été normal dans ce que j’avais vécu. Vers 8 heures du matin, Hannah, la deuxième sage-femme qui a pris le relai est tombée sur une parturiente dans un état déplorable qui pleurait et suppliait qu’on la soulage, qu’on lui pose une péridurale ou qu’on l’assomme, au choix, une parturiente qui a dû se résoudre à abandonner son souhait d’accoucher sans péridurale dans cette baignoire. C’était moi. Hanna, Luz, opposées comme le jour et la nuit.

« J’ai complètement oublié mon bébé, il n’est désormais plus qu’un concept lointain »

En cinq minutes, Hanna, dont la douceur et la bienveillance étaient inversement proportionnelles à ce qui m’avait été infligé, m’a recouverte de couvertures chaudes et m’a trouvé un radiateur. Alors c’était possible ? Et même : c’était facile ? Donc j’ai souffert pour rien ? J’étais enfin réchauffée, enfin entourée. Hanna, sœur Hanna, ne vois-tu rien venir ? Non, rien. Le mal était fait. 

La photo suivante a été prise le même jour à 14 heures 49. Je suis alitée, je reçois différentes injections dont la péridurale, et j’ai définitivement lâché l’affaire. La nuit a eu raison de tout, elle a même eu raison du pourquoi je suis là. J’ai complètement oublié mon bébé, il n’est désormais plus qu’un concept lointain. La folie induite par la douleur m’apparaît comme un échec, le « job » qui ne se fait pas.

ChristineHopital
Christine. (© photo personnelle)

À cause du froid et de ma terreur, le travail qui avait si bien commencé n’a jamais pu reprendre naturellement. En plus de la péridurale (j’appuie comme une dingue pour atteindre la dose maximale), on finit par me déclencher à l’oxytocine et, à ma demande, on rajoute une deuxième dose d’analgésique à assommer un cheval, au point que je perds totalement la sensation de tout mon corps en dessous du nombril.

« Obsédée que je suis par la peur de mourir »

Je fais un bad trip bien vener. Je suis complètement défoncée. Cette vision atroce de Hannah qui déplace mes membres morts me hante. Elle me fait des touchers, me pose des poches urinaires, je ne sens rien. RIEN. Une femme-tronc.

Me hante également le claquement incontrôlé de mes dents à m’en éclater la mâchoire (effet secondaire de l’analgésique), obsédée que je suis par la peur de mourir. Parce que je crois vraiment que je vais y rester. Parce qu’à chaque fois que je pense que le pire est passé, le pire se réinvente. Je suis venue pour mettre un enfant au monde et je vais mourir. Le plus beau jour de ta vie, qu’ils disent.

Je ne serai délivrée qu’à 22 heures 07, quand je parviens enfin à expulser mon enfant — relativement facilement, sans épisiotomie ni déchirure. Après 30 heures d’effort et dans une dépossession quasi totale de moi-même. Accueillir ce beau bébé de 3 kilos 452 à ce moment-là relève de la gageure. En quittant la salle de travail (travail, tripalium en bas-latin, un instrument de torture), je me retourne une dernière fois pour regarder la Bulgarie : il y a du sang sur le mur. Ça nous fait sourire avec mon compagnon, très éprouvé également.

Christine Hannibal Lecter. On rit aussi maintenant qu’on sait ce que « être à deux doigts » veut dire en vrai. J’ai depuis appris que ce que j’ai vécu comme un événement traumatique correspond en fait à un accouchement relativement commun et sans complication, quoique un peu long.

Bébé-CHristine
Christine. (© photo personnelle)

Alors je m’interroge : comment ça se fait que je l’ai si mal vécu si c’est « normal » ? Je suis une chochotte ou quoi ? Et comment elles faisaient les femmes avant ? Je le connais le discours sur chaque femme qui est différente blablabla, que j’aurais dû faire comme ci blablabla, ou comme ça blablabla, ou à la maison, ou avec une doula ou je sais pas quoi. De ma faute donc ? Ça ne prend pas. Je ressasse, je ressasse. Et je m’interroge encore : pourquoi ai-je l’impression d’une telle dissimulation de la vérité ? À qui ou à quoi pourrait bien profiter l’ignorance des femmes ? Est-ce que c’est acceptable qu’on en soit encore là au XXIe siècle ?

Sans compter les suites de couches — et le premier confinement avec nourrisson quinze jours plus tard, mais ce sont d’autres sujets. Je crois qu’on minimise la durée d’un accouchement, qu’il y a vraiment un déficit dans l’accompagnement et que ça pourrait clairement être repensé de fond en comble. Par des femmes, pour commencer. Je crois qu’il serait intéressant que des mères puissent témoigner dans les séances de préparation. Je crois qu’il faudrait mettre le focus sur le conditionnement mental — je suis convaincue que c’est possible d’accoucher physiologiquement si on est bien préparée et accompagnée.

Je crois qu’il faudrait une sage-femme dévolue à chaque parturiente, d’un bout à l’autre du travail. Et puis je crois qu’il faut non seulement pouvoir parler, mais qu’il faut aussi se sentir écoutées.

Qu’on en finisse avec l’omerta, avec ces « histoires de bonnes femmes ». Le monde a probablement peur que les femmes arrêtent de faire des enfants si elles savent. Je suis sûre qu’elles continueront. Mais elles le feront consciemment, elles ne se sentiront pas abandonnées au triste sort de leur condition, condamnées dans la solitude de leur corps de malédiction biblique. Alors que l’espèce leur doit sa perpétuation. Moins que ça, c’est no fucking way. Vous vous rappelez de Lysistrata ?

« Je me traîne encore l’impression d’avoir raté mon accouchement »

Plus d’un an a passé quand ma meilleure amie accouche elle aussi. À la joie que je ressens le dispute un autre sentiment beaucoup plus sombre. Je réalise que je n’ai pas toujours pas fait le deuil. Que je me traîne encore l’impression d’avoir raté mon accouchement — même si je suis d’accord sur le fait qu’un accouchement est réussi à partir du moment où mère et enfant sont en bonne santé.

Alors j’écris. J’écris à la maternité. Une bouteille à la mer. Je pose les mots : signalement de maltraitance. Je raconte, concise. Des faits, que des faits. Pas parce que j’attends une réponse, mais pour que ça soit dit, consigné quelque part. Et dans le meilleur cas, lu, entendu. Je veux me libérer. Je veux pouvoir sincèrement me réjouir des naissances autour de moi sans qu’elles me renvoient inconditionnellement à mon expérience.

Je n’attends pas vraiment de réponse, aussi quand je reçois un accusé de réception, je me sens presque heureuse. Je suis prise au sérieux, ce sera transmis. Les mois passent. J’oublie. Un jour, mon téléphone sonne. C’est Hannah. On lui a transmis ma demande de lui parler — j’ai par contre exprimé clairement mon refus de discuter avec Luz. Nous échangeons une demi-heure sur ce que j’ai vécu. C’est un tel soulagement. J’ai une gratitude inouïe envers elle.

Elle m’a appelée un jour de grève, c’est le seul moment qu’elle ait trouvé. Je sais comme les conditions de travail des sage-femmes sont dégradées et je soutiens absolument leurs revendications — Luz n’est pas représentative du dévouement général dans la profession.

Rien ne rattrapera ce que j’ai perdu cette nuit-là. Mais il est toujours possible de chercher à réparer, à se réparer. Autour de moi je connais tellement d’histoires terribles, bien plus terribles que la mienne. Si elles en ressentent le besoin ou le désir, je voudrais encourager ces femmes qui ont souffert à s’exprimer. Et nous, à les écouter. Les hommes aussi.

À lire aussi : « Je comprends que la situation est grave » : Delphine raconte son accouchement

Image de une : Christine/archives personnelles

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Les Commentaires

12
Avatar de L0utrage
22 février 2022 à 15h02
L0utrage
C'est un terme pour dire "personne en train d'accoucher"
HO MON DIEU MAIS QUE SE PASSE T’IL ?! MA CULTURE G ! ELLE GRANDIIIIIT. Merci <3
0
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