?Il est temps de poser les questions qui fâchent, celles qui divisent le monde en deux, qui sont source de conflits armés, d’incompréhension au sein du couple et qui génèrent le trafic de stupéfiants. Par exemple, je crois qu’il est grand temps de se demander : est-ce que je suis corporate ?
« Corporate ? Non, c’est quoi ? » me demandes-tu la bouche en coeur. « Être corporate » cela signifie que l’on possède l’esprit d’entreprise, et l’esprit d’entreprise, à notre époque, équivaut à l’esprit de Noël dans la tête d’un enfant de huit ans et demi.
- Être corporate, ça se passe dans les petits détails du quotidien : c’est manger avec ses collègues à la cantine du boulot plutôt que de se tricard en douce pour savourer tout seul un mélange de légumes surgelés au Flunch.
- Être corporate, c’est penser au bien-être de son entreprise en dehors de ses heures de travail.
- Être corporate, c’est préférer un stylo à pointe griffé au nom de l’entreprise plutôt que n’importe quel Bic noir et anonyme au monde.
- Être corporate, c’est s’engager à parler dans un langage mystique basé sur des abréviations barbares et des acronymes bêtifiants que seuls les initiés pourront comprendre.
- Être corporate, c’est vivre très sérieusement dans une vidéo de Message à caractère informatif et évoluer dans le milieu impitoyable de la COGIP.
Si je vous parle de tout cela c’est parce que jeudi dernier était sacré comme étant un jour de dévotion salariée. C’était la fête des entreprises et la dixième édition de « J’aime ma boite », une initiative lancée par la merveilleuse Sophie de Menthon, qui est entre autres choses, une membre éminente du MEDEF – car il n’y a que le patronat pour se soucier avec tant de sérieux du bien-être des employés.
Il n’était donc point question de s’armer de son plus beau drapeau rouge et de défiler gaiement dans les rues au son d’Anti-social et de l’Internationale; ceci aurait été une attitude radicalement anti-corporate et serait très mal vu au sein de l’entreprise.
Non, l’idée était de faire la fête « au » travail, de célébrer l’esprit d’équipe, de redynamiser le groupe, de renforcer la masse salariale entre elle dans l’allégresse et les chocolatines.
Pour ce faire, sur le site initiateur de l’événement nous pouvions piocher quelques bonnes idées d’activités solidaires et motivantes :
- Organiser une journée « vis ma vie » où les employés échangeraient leurs postes pour se rendre compte des difficultés et des impératifs des autres. M6 l’avait déjà fait grâce à cette merveilleuse émission nommée « Patron Incognito », il n’est précisé nulle part sur le site internet qu’il faut se déguiser en son collègue pour participer à cette activité mais je le recommande chaudement afin d’apporter plus de fun, de fête et de convivialité à cet évènement.
- Organiser le concours du bureau le mieux décoré : hélas, mille fois hélas, je n’ai pas de bureau dans mon entreprise, je suis donc tenue de garder pour moi les photos de mes enfants et de mes chiens que je ne peux exposer sur aucune étagère. J’aurais tant aimé égayer mon comptoir de bougies à la vanille de chez Alinéa et me lancer dans une redécoration à la Damidot sur le thème du mieux vivre ensemble avec des sculptures africaines en fil de fer équitable.
- Organiser un LIPDUB : par une nuit d’ennui j’ai tapé « lipdub d’entreprise » sur youtube et la vue de ces costumes-cravates grimaçants à l’écran pour s’offrir trois minutes trente de fun sur une musique pop sirupeuse m’a collé des nausées jusqu’au petit matin. Les lipdub d’entreprise, je suis contre. Comme les sex-tapes des starlettes américaines je pense que ce genre de vidéos devraient rester privées. On a tellement répété que le ridicule ne tuait pas qu’on a oublié qu’il faisait bien pire que cela; il nous laissait la vie sauve mais sur les épaules un lourd fardeau à se traîner jusqu’au tombeau. Méditez bien là-dessus.
- Découvrir les talents cachés de ses collaborateurs à travers des expositions, des films, etc : probablement ce qui aurait pu être mon activité favorite. Imaginez, Jean-Mi de la compta qui se ramène avec les diapos de ses vacances à La Baule en 85. Joséphine qui vous jette à la poire les réalisations culinaires qu’elle expose fièrement sur son blog et vous avoue sa participation à MasterChef. Mais encore Michel, Julien ou Dominique, tous passionnés d’incongru; des maquettes d’avions jusqu’à la symbolique des pieds dans la filmographie de Tarantino. Ils avoueraient tout de leurs hobbies secrets pour le bien-être de l’entreprise.
En vrac on aurait également pu organiser des élections, c’est fédérateur ça, les élections : Élection de la plus belle cravate, du meilleur suce-boule, de la langue de vipère la plus efficace, élection de Miss secrétariat, élection du client le plus con… Tant de possibilités de s’amuser en milieu professionnel s’offrent à nous grâce à cette fête des entreprises.
Dire qu’avant ça, chaque matin lorsque nous nous brossions les dents à une heure indécente, l’oeil morne et cerné, le dos ployant sous une incurable fatigue, nous pensions le faire par nécessité : le besoin d’argent, les traites à payer, la perspective des soldes privées au Comptoir des Cotonniers – ce genre d’impératifs urgents de la vie d’adulte. Que nous étions bêtes et ignorants !
Nous avions oublié que notre travail était un lieu festif, que tous nos collègues étaient aussi de potentiels copains et que nos huit heures quotidiennes étaient en réalité une récréation rémunérée. Il y a tant d’occasions de rigolade et de partage humain dans nos belles entreprises; et dire que nous passions à côté sans les voir.
Nous restions stupidement bloqués sur des problèmes qui nous apparaissent aujourd’hui comme étant d’une trivialité extrême : le harcèlement au travail, les discriminations à l’embauche, la compétitivité au sein d’une équipe, le management tortionnaire mis en place dans certains groupes. On pensait aux suicides chez France Télécom, aux heures supplémentaires moins bien payées, à cet open-space infâme où il est impossible de se concentrer, à la cravate moche que l’uniforme de notre profession nous fait revêtir cinq jours par semaine.
Nous pensions stupidement exercer une activité « nécessaire » alors qu’il fallait l’envisager sous un angle tout autre – celui du sentiment.
Car oui, on AIME sa boite, on aime ses collègues, on aime ses supérieurs, évidemment on aime beaucoup son patron et on aime quand même son smic. On se doit d’aimer tout ça, parce qu’il y a pire ailleurs, il y a de pauvres hères qui n’ont pas de patrons à aimer – mais comment font-ils et qui peuvent-ils célébrer ?
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
Les Commentaires
Je suis pas trop pour l'esprit "corporate" forcé, même si moi personnellement j'ai un peu trop tendance à vivre en mode boulot. Je suis même super relou, je cause boulot dès le matin avant de partir jusqu'au soir en sortant.
Mais je n'aime pas qu'on force l'esprit des gens comme ça ; je trouve ces initiatives "bien-être" un peu trop formatage de cerveau.
Voilou !