Publié le 28 août 2016
Le jour où je suis devenue une femme n’était pas celui de mon premier rapport sexuel. C’était pas non plus celui de mes premières règles, ni même celui de ma première brassière.
C’était bien avant tout ça.
C’était bien avant que je ne puisse comprendre que c’était ça. Oui, je suis devenue une femme longtemps avant que je ne sois en âge de comprendre pourquoi j’en étais une, ni les conséquences de cette identité dans notre société.
J’avais huit ou neuf ans, c’était l’été, et comme tous les étés, je jouais au foot sur le terrain du village, derrière notre maison. Je jouais au foot avec mes deux petits frères, mon cousin et les garçons sur village, qui avaient tous le même âge que moi.
Mon frère cadet et moi, on se ressemblait comme des jumeaux, à cette époque. Deux bouts de chou effrontés, qui courent partout, les mêmes fringues, la même coupe « à la garçonne ».
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J’avais 8 ou 9 ans, lui 6 ou 7, mais on jouait au foot avec les garçons de ma classe d’âge. Jouer au foot, en été, c’est pratique pour les équipes : on fait les avec, contre les sans maillots.
Moi, ça ne me dérangeait pas d’être avec les sans maillots. Je courais déjà torse nu un peu partout, quand il faisait chaud. Comme mes frères, comme mon cousin, comme tous les garçons du village.
Un jour, je n’ai plus eu le droit de sortir torse nu
Et puis un jour — c’était sans doute pas un jour, mais dans ma tête c’était tellement soudain que c’était « un jour », mais ça devait plutôt être une année, l’été suivant : mais UN JOUR, je n’ai plus eu le droit de sortir torse nu.
Bon, je pensais que mes parents faisaient les parents relous, comme quand ils m’empêchaient de sortir pieds nus, alors que j’vois pas l’intérêt d’être en été si tu peux pas en profiter pour sentir l’herbe tiède entre tes orteils, et le sol chaud sous la plante de tes pieds.
Alors, je faisais pour le T-shirt obligatoire comme avec mes sandales : je sortais avec, et dès que j’étais hors de vue des fenêtres de la cuisine (c’est-à-dire le mirador de ma mère), je l’enlevais pour le coller dans mon short. Comme les garçons.
Et quand je me faisais prendre pieds nus dehors, ma mère râlait. Mais quand je me faisais prendre torse nu dehors, c’était une autre histoire.
Comme si je faisais quelque chose de grave, en sortant torse nu
Je me souviens d’avoir été grondée comme si je faisais quelque chose de grave. C’était grave, ce que je faisais.
Qu’on se comprenne bien : j’ai commencé la puberté sur mes 14 ans bien frappés, alors à 9 ans, j’étais encore très loin de porter une brassière, même celles qui sont toutes plates et qui ne servent qu’à « faire comme les grandes ».
Puisque je n’ai pas ENCORE de poitrine, j’ai rien à cacher ?
Je voyais bien que mon père pouvait sortir torse nu, mais pas ma mère. Moi, j’étais une fille, comme maman, alors je ne pouvais pas sortir torse nu. Sauf que pour le moment, j’avais le même torse que mon père ! Oui bien sûr, plus tard, quand j’aurai de la poitrine comme maman, je ne pourrai plus sortir torse nu, je pouvais le comprendre.
Mais maintenant ? Quelle était la différence avec les garçons ?
Je ne savais pas pourquoi, mais je savais qu’on ne montre pas sa poitrine quand on a des seins. MAIS J’EN AVAIS PAS !
Et puisque je n’avais pas de seins, je ne comprenais pas ce que j’étais censée cacher. Alors, je sortais torse nu quand même, quand il faisait chaud.
« Je vois tes nénés ! »
Et puis j’ai arrêté de le faire, parce que les garçons du village ont commencé à fixer ma poitrine quand on traînait ensemble. Je me souviens d’un en particulier, qui ce même été, m’avait pointée du doigt en criant :
« Je vois tes nénés ! »
Je m’étais plantée à côté de lui, face aux autres, pour leur montrer à tous qu’il n’y avait aucune différence entre lui et moi (il était d’ailleurs un peu plus grassouillet que moi, il avait donc, techniquement, PLUS de seins que moi !).
Je pouvais voir dans son visage qu’une bataille faisait rage à l’intérieur de sa tête. Oui, j’avais raison : il ne voyait pas la différence entre mon torse et le sien.
Mais quand même. À la télé, dans les magazines porno de son grand frère, dans les pages de lingerie du catalogue de La Redoute, les seins des femmes avaient quelque chose de tabou.
Alors, il bugguait là-dessus :
« JE VOIS TES NÉNÉS ! »
Bon.
À dix ans, j’avais toujours pas compris, mais je mettais des T-shirts. Je pense que je n’ai jamais développé de pudeur sur ma poitrine, mais j’ai complètement intégré la convention sociale qui m’interdit de la montrer.
Être une femme, c’était me plier à une convention sociale ?
C’était ça, être une femme ? C’était accepter qu’une partie de mon corps ne m’appartienne pas, accepter que ma propre pudeur passe après une convention sociale ? Que cette convention passe avant mon confort ?
Je ne comprenais pas, mais je pensais qu’en grandissant, je finirai par comprendre. Le fait est que je comprends encore moins, aujourd’hui. Ce qui me paraissait si arbitraire et illogique à 9 ans, me semble aujourd’hui, en plus, être une injustice.
« Les seins, c’est sexuel », mais qui décide, excusez-moi ? Au Moyen Âge, c’était les chevilles qu’il ne fallait surtout pas montrer, au risque de friser l’indécence.
Des seins, j’en vois partout, sur tous les supports publicitaires. Ah mais pardon, c’est vrai : on voit des seins, mais on ne voit pas les tétons.
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Pourquoi les tétons des hommes ne dérangent pas ?
Mais là encore, je ne comprends pas : pourquoi les tétons des hommes ne dérangent personne, et ceux des femmes doivent être couverts, censurés sur les réseaux sociaux ?
Pourquoi est-ce que je laisserais d’autres personnes décider que certaines parties de MON corps sont « sexuelles » et doivent être cachées ?
Mais moi, par exemple, quand je vois un mec torse nu, ça ne me laisse pas indifférente. Mais je ne le fixe pas comme si j’étais hypnotisée. Je ne lui demande pas non plus de se couvrir, « cachez ces tétons que je ne saurais voir ! »
Alors pourquoi, moi, je dois m’y plier ?
J’ai plus dix ans, alors « parce que c’est comme ça » n’est plus une réponse suffisante.
C’est juste des seins. C’est une partie de mon corps, et il y a plus de différences entre deux paires de seins, qu’entre un homme, et une femme qui a très peu de poitrine.
Comme entre une fille et un garçon, à dix ans.
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