Comme beaucoup d’autres, ma famille a ses secrets. Des silences insidieux, qui ont été destructeurs pour moi.
Si j’ai décidé de témoigner aujourd’hui, c’est parce que j’ai appris que j’avais été victime d’inceste dans mon enfance. Pourtant, je ne me souviens de rien.
Le poids de l’histoire familiale
Lorsque j’avais huit ans, mon papa, qui était mon héros, a été condamné à une peine de prison. Il est resté incarcéré dix ans, avant de sortir pour bonne conduite. Durant toutes ces années, je suis allée le voir très régulièrement, sans vraiment comprendre. J’étais confuse : je ne savais pas vraiment ce qu’il avait fait, ou peut-être que je l’occultais inconsciemment.
De mes yeux d’ados, je voyais mon père comme un homme drôle et intelligent, je l’aimais. Il m’écrivait des lettres, me parlait d’histoire, et de livres, me faisait des dessins de Napoléon ou des grandes guerres.
Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris : mon père avait violé ma grande sœur pendant une dizaine d’années.
Oui, mon père était intelligent et attachant, comme les pervers narcissiques savent si bien l’être : beau-parleur, manipulateur, orgueilleux. Quand j’ai compris ce qu’il avait fait à ma sœur, à la fin de mon adolescence, j’ai été envahie par la culpabilité. Comment avais-je pu l’aimer alors qu’il avait fait ça ? Je l’ai vécu comme si j’avais trahi ma sœur, et je m’en voulais.
J’ai fini par totalement couper les ponts avec lui : je ne l’ai jamais revu, nous n’avons plus aucun contact.
Les symptômes d’un traumatisme
Aujourd’hui, ma vie d’adulte est parsemée de difficultés. Certaines choses, qui paraissent si accessibles aux autres, me semblent hors de portée.
En façade, je cache bien mon jeu : je peux être très sociable, et je suis appréciée en entreprise pour mon sérieux. J’ai des amis, des “capacités” et on me dit souvent qu’un bel avenir m’attend. Moi, je n’y crois pas : je m’autosabote.
J’ai fait le choix de faire de longues études, avec l’envie de « faire carrière”. Cela n’a pas marché comme je le souhaitais : je démissionne souvent, j’ai du mal à être stable professionnellement… Je ne me sens jamais à la hauteur, et j’ai le syndrome de l’imposteur.
En amour, je suis une dépendante affective : être sans personnes m’angoisse, et je préfère être mal accompagnée que seule. Du coup, je choisis parfois des gens qui ne me sont pas adaptés. Je suis dépressive, introvertie, hypersensible, mal dans ma peau. On me dit que je suis jolie, pourtant je me déteste.
Je rumine sans cesse, m’imagine toujours les pires scénarios possibles, peux passer des jours à déprimer. J’ai pris des anxiolytiques, des antidépresseurs, vu des psychiatres, lu tout le rayon « psychologie » de la médiathèque…
Selon Catherine Milard, directrice de l’association SOS inceste et violences sexuelles, les parcours de vie des victimes d’inceste peuvent être révélateurs des traumatismes qu’elles portent. Même sans souvenirs conscients de l’agression, celle-ci se traduit dans le quotidien de la personne qui l’a subie. Elle explique ainsi :
« L’inceste est une agression dont la violence détruit l’enfant dans sa construction. Elle l’empêche de construire des les repères qui permettent d’avoir confiance en soi et dans les autres, ainsi qu’une certaine stabilité. Ces symptômes du traumatisme expose les victimes d’inceste à une précarité et un isolement plus élevés que pour le reste de la population. »
L’aveu de mon agresseur m’a permis de comprendre
J’ai toujours eu tendance à me faire du mal. Je suis boulimique, je me suis déjà scarifiée. Et cette dernière année, les confinements n’aidant pas, j’ai eu des envies suicidaires quotidiennement. À deux reprises, j’ai pris des anxiolytiques ou des somnifères en grosse quantité en 2020,
comme un appel à l’aide, sans être vraiment capable d’aller jusqu’au bout, en me faisant vomir aussitôt.
Aujourd’hui, j’envisage les choses de manière très différentes. Pourquoi ? Cela peut paraître étrange, mais je viens d’apprendre une nouvelle, qui au lieu de mettre plus bas que terre, me donne envie de vivre.
Un de mes grands frères m’a avoué juste après les fêtes qu’il avait abusé de moi lorsque j’avais entre quatre et six ans.
Il culpabilisait pour mes envies suicidaires et voulait se soulager d’un poids sur la conscience. Je ne me souviens de rien de ce qu’il m’a fait, je l’ai complètement oublié.
L’amnésie traumatique est un phénomène fréquent pour les victimes d’inceste.
Victoria Mizrahi, conseillère familiale et conjugale spécialisée dans l’écoute et l’accompagnement des victimes de violences , le souligne : la violence des agressions sexuelles subies par les victimes d’inceste est insoutenable. Pour survivre à cette situation, un mécanisme de dissociation entre le corps et l’esprit peut se mettre en place, créant une amnésie qui peut être temporaire ou permanente.
Quand mon frère m’a fait cette annonce, mon monde s’est effondré. Je ne sais pas encore si je vais entamer des poursuites, mais ce qu’il a fait est impardonnable et je ne veux plus jamais le revoir.
Pourtant, je me sens plus forte. Je ne suis donc pas folle : l’absence de souvenirs de ma tendre enfance, ce sentiment ancré au fond de moi que quelque chose m’était arrivé, toutes ces difficultés ont une explication.
Cela peut paraître étrange de trouver un côté positif à cette horreur, mais je comprends mieux ma dépression et mes envies suicidaires. Je comprends mieux qui je suis. J’ai l’envie et la niaque de vivre maintenant : je sais de quoi j’ai été la victime. Tout ce temps, j’étais victime de cet inceste, mais je ne le savais pas.
Catherine Milard le rapporte : les violences sexuelles intrafamilliales peuvent se reproduire sur plusieurs générations. Pour les victimes, travailler sur son histoire familiale est donc très important. Cela permet de rompre des cycles de violence, et de comprendre ce qui a pu être transmis inconsciemment à travers l’éducation et le comportement des aînés.
C’est le silence, le secret maintenu autour de ce qui se passe dans le cercle familial qui empêche les victimes de parler et d’en sortir. Victoria Mizrahi l’affirme : notre société patriarcale repose sur un rapport très privé à la famille, sur cette idée que « ce qui se passe dans la famille reste à l’intérieur de la famille ».
Ce silence est dangereux pour chaque génération, car il empêche de protéger les plus jeunes. C’est quand les tabous tombent que les choses peuvent commencer à évoluer, tant à l’échelle individuelle que sociale.
J’ai enfin trouvé une explication au profond vide en moi, à mon cœur si triste et à mon mal-être si intense. Maintenant, je sais que je dois réparer mes blessures d’enfance et j’ai retrouvé l’espoir de pouvoir aller mieux. J’ai 30 ans et la vie devant moi. Je vais entamer une psychanalyse, pour me souvenir de ce que j’ai occulté. Se souvenir pour mieux guérir.
Un Français, une Française sur dix est victime d’inceste. C’est énorme. Si je peux passer un message, je dirais qu’il faut ouvrir les yeux, tout le temps. Si un enfant que vous connaissez a soudainement un comportement inhabituel, parlez-en : on est jamais trop prudent.
Les victimes de violences sexuelles ont plus de risque d’avoir de vivre des dépressions ou des pensées suicidaires, c’est prouvé. Mais à toutes les personnes qui partagent mon vécu, je veux le dire : l’arc-en-ciel arrive toujours après la pluie. Il faut y croire, car un jour, comme moi, vous retrouverez l’envie de vivre, soyez-en sûrs.
Les expertes interrogées le soulignent : en France, le tabou autour de l’inceste est extrêmement présent. Le mot n’est pas utilisé dans les institutions, et le sujet est très souvent minimisé, notamment par le vocabulaire. Or notre société doit être capable d’assumer ces violences en les nommant, et en les traitant avec justesse.
Le mouvement #metooinceste permet enfin une prise de parole, qui doit mener à une prise de conscience globale grâce à laquelle Catherine Milliard espère faire changer les préjugés sur l’inceste.
« Non, ça n’arrive pas que dans les milieux populaires, et non, ce ne sont pas les mères qui influencent leurs enfants dans les cas de séparations. Ces préjugés font beaucoup de mal, et ils doivent cesser. »
Pour Victoria Mizrahi, la réponse judiciaire et la réparation fournie aux victimes doit être à la hauteur des violences subies. Tout comme les associations et militantes, elle appelle à la fin du délai de prescription dans les cas de violences sexuelles pour mineurs.
Si vous êtes victime d’inceste, les expertes recommandent avant tout un accompagnement psychologique adapté : il est important de pouvoir trouver de l’aide auprès de professionnels formés aux questions d’inceste, de violences sexuelles et de traumatismes.
Pour trouvez des personnes formées et en mesure de répondre à vos questionnements, vous pouvez faire appel aux associations spécialisées dans l’accompagnement des victimes d’inceste les plus proches de chez vous (SOS inceste et violences sexuelles en propose une liste ici). Souvent, elles ont un réseau qui leur permettra de vous indiquer des spécialistes compétents. Vous pouvez aussi trouver des ressources auprès du Centre de Documentation et d’Information Femmes et Famille le plus proche de chez vous.
Pour témoigner sur Madmoizelle, écrivez-nous à :
[email protected]
On a hâte de vous lire !
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