J’ai plusieurs confessions à faire.
Je suis toujours fan de Grey’s Anatomy. C’est un mélange de fidélité — à ce canon et ces personnages — et de dilemme de coûts irrécupérables : si on s’y est intéressé pendant quinze ans, pourquoi s’arrêter avant la fin ?
Puis, il y a deux ans, l’élève a dépassé le maître. Je n’avais jamais vu le moindre épisode d’Urgences, et seuls les spoilers entrés dans la légende constituaient mon imaginaire autour de ce monument signé Michael Crichton (Jurassic Park, Westworld).
Mais juste avant que le Covid ne devienne un problème, je suis tombé sur le jeune John Carter remplissant son casier pour son premier jour d’internat au Cook County Hospital. Et j’ai commencé Urgences.
Le reste est un immense vortex pop culturel, et une suite d’éléments qui surnagent parmi un millier d’autres. Attention, ça spoile sans pitié sur toute la série !
Urgences, une série culte à laquelle Grey’s Anatomy doit tout
Un kangourou qui fouille dans des poubelles. Une plage à Hawaï, une lecture de fax, les mots « You set the tone ». Les yeux effrayés de Carter quand des gosses atteints de variole se ramènent dans le service. La saga en deux actes de l’hélicoptère, Georges Clooney qui baisse beaucoup la tête pour lire ses textes, Neela et l’intro de Mad World (version Tears For Fears, merci bien), un nombre ahurissant de gens qui vomissent.
Une trentaine de personnages se sont relayés dans l’immense bateau de Thésée qu’est Urgences ; seules quelques silhouettes et infirmières ont accompagné, d’un bout à l’autre, les quinze années de ces turpitudes médicales.
Deux confinements et 331 épisodes plus tard, je le sais enfin : Urgences est une série culte pour d’excellentes raisons, et elle vieillit plutôt bien. Ou, plus précisément, elle n’est pas du tout mise en péril par son propre héritage.
De Chicago à Seattle, d’Urgences à Grey’s Anatomy
Je me suis retrouvé dans une position étrange où je voyais une œuvre, Urgences, par le prisme de celle qu’elle a inspirée, Grey’s Anatomy. Tout le monde le sait, c’est le même carcan : des intrigues interpersonnelles, plus ou moins grandes, évoluent dans un étage d’hôpital.
Les amourettes y ont une place centrale, et les deux séries ont duré assez longtemps pour que le casting se renouvelle quasi intégralement, avec plus ou moins d’habileté. Mais il est évident que les choses que je voyais dans Grey’s (une certaine fraîcheur, une curation musicale, une capacité à traîner en longueur tout en parlant de son époque) étaient déjà présentes dans Urgences !
Le plus souvent, la comparaison ne se tient même pas. Parfois, elle est beaucoup trop transparente : Grey’s dégaine à plusieurs reprises les mêmes cartes scénaristiques et archétypes de personnages qu’Urgences au même « moment », et un certain nombre de sous-intrigues sont copiées collées. Par exemple, dans les deux séries, une personnage noir soigne un néo-nazi au prix d’un grand sacrifice personnel.
Du grand spectacle au soap opéra : la comparaison, côté réalisation, ça donne quoi ?
Urgences est une série qui met l’emphase sur la réalisation — son premier showrunner est un cinéaste et ça se voit. Au-delà de quelques cascades fameuses, comme un épisode tourné et diffusé en live, la caméra se balade avec naturel dans des plans-séquences impressionnants et un montage enlevé, ironique ou porteur de sens.
Urgences fait partie de ces séries du tournant de siècle qui sait parfaitement conclure ses épisodes, à la Breaking Bad ou Buffy.
Le soap d’ABC, lui, s’est très vite réfugié dans les (horribles) fonds verts et une économie de moyens qui peine à se faire oublier. La vision d’une Meredith Grey en plastique dans son lit de Covid n’en finit pas de me hanter.
Un scénario plus sobre chez Urgences que dans Grey’s Anatomy
Côté scénario, Grey’s est une fiction connue pour abuser des situations extrêmes, quitte à ritualiser l’improbable en fin de saison. Une fusillade, un crash d’avion, un incendie, une tempête — toujours une bonne excuse pour évacuer un personnage en fin de contrat.
En face, Urgences a moins succombé à de basses pratiques sérielles. Des arcs existent, certes, et de nombreux épisodes ressemblent à des figures de style (le pastiche de Breakfast Club, les épisodes en Afrique…) mais l’une des deux n’a pas osé tenter une comédie musicale ! Quand un événement traumatisant survient dans le County, c’est sans sommation et mieux inséré dans la diégèse.
Au niveau des valeurs, il est indéniable que Grey’s Anatomy a un discours progressiste depuis quelques années. Mais déjà, en son temps, Urgences a abordé des sujets encore plus forts — aujourd’hui « banalisés » — comme le SIDA, l’homosexualité, la discrimination, la guerre en Irak, le cancer et la représentation la mort à l’écran.
Cook County VS Seattle Grace, Chicago VS Seattle
Il est d’usage de dire que le Cook County est le personnage central d’Urgences. C’est un peu neuneu, mais ça a fond de vérité.
Et dans ce cas, Chicago n’en est-il pas le protagoniste caché ? Si la pub est peu flatteuse (quelque part entre Fallujah et Mogadiscio), on a pu faire l’inventaire de la ville — ses quais de métro, ses quais tout court, ses ruelles interlopes et l’équivalent d’une armurerie qui pénètre jusque dans les blocs d’opération.
C’est tout de même plus exhaustif que ces foutus plans génériques sur la Space Needle et les ferrys chers au docteur Mamour.
Les personnages d’Urgences et ceux de Grey’s, opérant sur le même mode
Enfin, les personnages. Deux galeries se confrontent, et c’est là que les séries se rejoignent le plus.
La grande sœur est moins versée dans le drama pur et dur (qui sort avec qui, dans Grey’s, ça tient du polyèdre amoureux) mais elle obéit à un schéma qu’on repère très vite. Quand on commence à avoir du mal à dire quelque chose sur lui, un personnage a soudainement un proche nuisant qui vient pomper l’air, puis faire un truc inexcusable (se ramener bourré à un enterrement et trébucher dans la tombe est un bon exemple), puis repartir sec.
Cette grande chronologie de personnages titulaires est plus nuancée, donc propice à l’implication émotionnelle. Ce qui nous mène à…
Pour la défense de Robert Romano
Robert Romano, dans Urgences, est un vrai connard. Il est suffisant, autoritaire, souvent sexiste, et il met le zbeul dans le planning des infirmières.
Ça, c’est ce que la série nous dit. Ce que j’ai retenu, en revanche, c’est que Romano est un antihéros et qu’il ne méritait pas de se faire découper puis cartonner par deux hélicoptères successifs ! Une absurdité, une cascade tonale qui aurait pu faire « sauter le requin » à la série (un moment de script particulièrement improbable qui fait basculer l’ensemble du show).
Le personnage incarné par Paul McCrane est le sacrifice le plus flamboyant d’un show qui a assez peu évité les morts spectaculaires de personnages principaux — quatre décès inopinés, et la mort de Mark Green qui articule le milieu de la série, une perte regrettable.
Robert Romano se comporte comme un con, mais comprend immédiatement qu’il l’a été. Il ne s’excuse pas par ego, il assume son égoïsme, là où Kerry Weaver est davantage présentée comme opportuniste.
La série nous a offert mille occasions de saisir qu’il respecte les gens qui lui tiennent tête, qu’il lui arrive d’être bienveillant (son interaction en langue des signes avec le fils sourd de Benton est un moment-signature) et que ses traits négatifs, mineurs au début, ont été exagérés pour remplir un archétype.
Robert Romano aime son travail, il y excelle, il aime aider autrui, et est bien plus complet que les archétypes d’antihéros d’aujourd’hui. Il a aidé à définir un carcan du docteur « génial-mais-connard », où les profondeurs de sont pas toujours au rendez-vous.
Un rapide coup d’œil sur ma photo de profil vous expliquera pourquoi je n’apprécie pas cette corrélation entre la calvitie des médecins et le fait qu’ils sont tous zinzins ou tyranniques (le manque de cheveux est souvent synonyme de vilénie dans les séries médicales), mais au-delà de ça, la masculinité est un concept assez varié dans Urgences, surtout dans le dernier tiers.
Des Urgences et des hommes
De nombreux personnages masculins d’Urgence prennent la même place dans un archétype : ainsi, les premières saisons ont Doug Ross (Clooney) pour le rôle du tombeur. Qui donne le relais à Kovač, puis Ray Barnett, puis Tony Gates.
Et l’éventail est étonnamment varié en fin de parcours ! Dubenko, qui se rapproche le plus d’un personnage neuroatypique. Gates et son énergie fatiguée. Morris, un peu le neuneu de service mais terriblement attachant et évoluant toujours dans le bon sens. Simon Brenner ferme la marche et on apprend vite que quelque chose se cache derrière son attitude bas du front : il a des problèmes et va apprendre à commencer à se soigner.
Au-delà de ces personnages, c’est le retour de la comparaison avec Grey’s Anatomy : une plâtrée de docteurs-mannequins-fonction. Citons Alex Karev, le bad boy de plus en plus affable mais généralement victime du n’importe quoi des scripts… et Georges O’Malley, plus normal donc miroir du spectateur, mais qui se comporte aussi comme un vrai con à des moments où tout lui est servi sur un plateau.
Les boys d’Urgences ne constituent-ils pas, au final, le plus bel éventail de masculinités dans l’histoire de la télé américaine ?
Des Urgences et des femmes
Le casting féminin d’Urgences est également d’une grande qualité, et il dépasse haut la main celui de Grey’s.
Les femmes du Cook County obéissent aux mêmes archétypes que les hommes, et c’est justement tout l’intérêt — le casting est varié dans tous les sens du terme, les storylines nombreuses, la série nous surligne que les infirmières portent le système de santé à elles toutes seules et le parcours d’Abby Lockart ou de Neela Rasgotra sont parmi les plus passionnants… quand elles ne sont pas cantonnées à des triangles amoureux, ou perpétuellement confrontée à la nuisance d’un homme ou des thématiques de paternité, c’est notamment le cas de Sam Taggart.
C’est l’un des points les plus faibles dans une série qui, souvent, cultive la subtilité et le « montrer mais sans le dire ».
Quel héritage laisse Urgences dans l’histoire des séries médicales ?
Vous aurez sûrement quelques contre-exemples, mais existe-t-il vraiment une série récente hospitalière notable ? Les fictions dans ce style sont-elles réellement sorties du carcan « une personne avec un trait de personnalité hors du commun et on brode autour » ?
Le genre est visiblement passé de mode, et seul le concours du show qui vieillira le moins mal persiste.
Grey’s Anatomy ne tient pas du tout la comparaison avec Urgences — ce serait comme comparer un classique Disney avec suite en direct-to-VHS. Mais si le Cook County a hébergé 15 ans de fresque, avec sa chronologie, sa mythologie et ses guest stars (le rôle d’Angela Bassett qui clôture la série est incroyable), elle est un tout petit peu handicapée par son unité de lieu et ses quelques réflexes de showrunners d’antan.
La série est vénérable… mais, à titre personnel, elle ne détrône pas encore Scrubs dans mon cœur.
Scrubs, peut-être la meilleure de toutes les séries médicales
Cette fiction de Bill Lawrence (2001-2009, puis 2010, mais comme vous le savez sûrement la dernière saison tient de la nécromancie) est parfois jugée comme encore un peu meilleure qu’Urgences en termes de représentations d’un hôpital américain.
Le Sacred Heart, son hôpital, est un univers chaotique et réaliste, et l’écriture de cette comédie ne tarit jamais vraiment. Comme d’autres séries telles que Malcolm ou The Office, on y décèle un je-ne-sais-quoi de magique dans la réalisation, l’écriture et le sens du timing qui charment toujours autant et nous empêche de nous lasser des turpitudes de John Dorian.
Cette série n’a jamais trop versé dans les cas improbables, sinon un drame sanitaire enragé — mais mis au service des personnages principaux. Moins longue, moins intense qu’Urgences ou Grey’s Anatomy, Scrubs frappe toujours d’autant plus fort quand elle fait un écart tonal et sa poignée d’épisodes dramatiques tiendront, à mon sens, davantage l’épreuve du temps.
Néanmoins, la portée pop-culturelle d’Urgences est plus importante, et ses quinze saisons ont codifié un nombre hallucinant de tropes du genre.
En bref, je viens de découvrir Urgences et…
- J’ai découvert une énorme fresque qui a su se renouveler et tenir l’épreuve du temps. L’une des séries les plus passionnantes que j’ai pu jamais voir, surtout pour une telle longueur. Un vrai monument sériel, assurément.
- Robert Romano est un bon gars et vous ne sauriez me convaincre du contraire.
- Le show a su insérer un peu de comédie dans son drama, sans trop verser dans le soap et a mis au une écriture érudite au service d’une réalisation léchée dont le genre ne profite plus vraiment.
- Femmes et hommes y sont traités à peu près à la même enseigne, à une époque où c’était encore moins une prérogative de showrunner.
- Michael Chrichton a codifié un grand nombre de réflexes de séries médicales, d’archétypes de personnages et de tour de passe-passe scénaristiques (si c’est personnel, le patient meurt).
Et vraiment, un nombre édifiant de vomis.
Urgences est sur Salto (à partir de 6,99€/mois)
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Les Commentaires
Bref, j'en suis à la saison 3, j'ai quand même hâte d'arriver aux épisodes avec mes perso chouchous... Kovac, Abby, Sam etc... Mais qu'est ce que je kiff quand même la première génération <3