Le 26 mai 2021
Il y a quelques jours, comme à mon habitude, j’ai dîné chez des voisins avec qui je m’entends bien. Des amis à eux étaient présents, dont un homme d’environ 70 ans avec lequel j’ai eu une conversation qui m’a mise passablement hors de moi.
C’est arrivé comme un cheveu sur la soupe. Nous parlions de la crise économique, de l’état du monde et des difficultés de la jeunesse. Et puis, d’un seul coup, cet homme que je ne connaissais pas s’est mis à m’expliquer qu’il ne fallait pas que je tarde à faire des enfants.
Une injonction d’un nouveau genre
Cette injonction, non sollicitée évidemment, beaucoup de femmes qui comme moi approchent de la trentaine la connaissent. Mais cette fois-ci, elle n’était pas liée à la « beauté de la maternité », ou à un impératif de féminité quelconque. Dans la bouche de mon interlocuteur, il était temps que je fasse des enfants… pour résoudre la crise économique. Parce que plus de naissances seraient égales à plus de consommation, et donc à une amélioration de la situation nationale !
Visiblement, l’hypothèse d’un baby-crash inquiète énormément certaines personnes parmi les générations qui précèdent la mienne.
Eh oui : selon cet homme, nous serions dans une situation similaire à l’après-guerre. Par esprit patriote, il serait donc grand temps pour nous jeunes trentenaires de faire des enfants, et de relancer l’économie grâce à nos utérus ! Le pire, c’est que ce n’était pas le premier à me faire la remarque : plusieurs hommes de ma connaissance avaient déjà mentionné qu’en ces temps difficiles, les femmes devaient faire cet « effort de guerre », et enfanter plus.
La réalité économique des millennials
Alors, premièrement « no uterus, no opinion ». Mais plus important encore : je n’ai pas les moyens d’avoir un enfant ! Autour de la table, toutes ces personnes se sont empressées de me répondre qu’il « ne fallait pas trop se poser de questions », qu’ils et elles aussi avaient fait des enfants avant d’avoir des moyens financiers. Mais à leur époque, le marché de l’emploi proposait des perspectives d’avenir plus reluisantes qu’un SMIC…
À mes yeux, l’argent est un outil d’émancipation. Qu’est-ce qui me garantit que mon copain restera et fera sa part financière pour élever l’enfant en question ? Bien sûr, j’ai confiance en lui. Mais si on se retrouve seule, comment on fait ? Alors, j’ai envie de me poser les bonnes questions. Ne pas imaginer autre chose que des lendemains qui chantent, est-ce vraiment une bonne approche de la maternité ? Pour ma génération, il semblerait qu’avoir un enfant soit devenu un luxe… particulièrement pour les femmes.
À y regarder de plus près, quand on est déjà précaire, la maternité revient à se mettre en danger économique : les évolutions de carrières sont plus difficile à atteindre (c’est le patriarcat qui le dit), il est plus difficile de travailler à temps complet (donc moins d’argent), et il faut pouvoir assumer les frais quotidiens d’un nourrisson. Ce n’est pas que je ne veux pas d’enfant du tout — à vrai dire, je n’ai pas encore statué sur la question — c’est que je n’ai même pas les moyens de l’envisager, si je veux vivre avec un certain degré de confort.
À bientôt trente ans, je travaille… Et je me prive sans arrêt
C’est vrai que ma vision peut paraître totalement dénuée de sentiment d’amour ou d’envie de maternité. Mais, je ne peux pas m’imaginer avoir un enfant en étant à la rue financièrement. Assurer ma prospérité financière ce n’est pas une question d’accumulation d’argent, c’est avant tout ne dépendre de personne, ne plus devoir me priver… Ce que je fais en permanence, à bientôt trente ans.
Pour moi, une vie confortable serait une vie où je n’aurais pas besoin de compter pour m’acheter de la nourriture, où je ne serais pas obligée de choisir certains week-ends où je ne peux pas sortir de chez moi car je n’ai plus d’argent pour l’essence (je vis en région Sud-Ouest, en dehors des grandes villes)… Un jour, j’aimerais pouvoir être propriétaire d’une maison, pas trop loin de la nature : pour moi, c’est à ça que le confort est lié, plus qu’à l’opulence matérielle.
Revenir vivre chez ses parents à la trentaine
Je suis entrée sur le marché du travail il y a cinq ans. Depuis, j’ai enchaîné les emplois précaires qui ne servaient qu’à payer mon loyer, les CDD de remplacement durant lesquels je n’ai jamais vu la couleur des cinq semaines de congés payés. Aujourd’hui, j’ai un emploi plus stable payé au SMIC.
Avec ce salaire, j’ai expérimenté les sous-toit de 8m² et la vie dans des logements à la limite de l’insalubrité. Alors, j’ai pris une décision : je suis retournée vivre chez mes parents. Grâce à eux, je peux me permettre de constituer une épargne tout doucement, et espérer un jour pouvoir me payer un toit sur la tête.
Sans eux, mes fins de mois seraient dans le rouge, tout le temps, alors que je n’achète rien. C’est la vie que mènent beaucoup de mes amis qui travaillent, d’ailleurs : à l’approche de la trentaine, on a eu marre de vivre aussi mal, alors ceux qui ont ce luxe ont choisi comme moi de rentrer vivre dans une maison, avec des parents sympas.
Sincèrement, quel avenir puis-je raisonnablement offrir à un enfant dans cette situation ? Comment pourrais-je ne serait-ce qu’envisager d’ajouter à ça des nuits sans sommeil et des dettes ?
Le regard des autres, et la réalité
Mes collègues plus âgés ne manquent pas de me mépriser pour ces choix de vie. J’entends régulièrement «Tu abuses de tes parents », « T’as pas honte de vivre chez tes parents à cet âge-là ? » et autres « et du coup, les enfants, tu vas faire comment ? ».
Mais moi, je veux juste vivre décemment. Je participe financièrement à la vie de la maison, mes parents sont d’accord avec la situation, et tout va bien. Mon copain et moi ne voyons aucune urgence à nous installer ensemble, surtout dans cette période difficile pour tous et toutes.
Ces explications, beaucoup de personnes plus âgées autour de moi ne les comprennent pas, ou s’imaginent que les jeunes « exagèrent ». Ils ne se rendent pas compte que dans cette époque anxiogène, nous sommes nombreuses et nombreux à arrêter des projets ou à changer de vie pour miser sur un peu de sécurité financière. À se refuser de changer d’emploi, ou d’essayer d’autres choses. Parce que même en travaillant, le temps passe et nos situations ne s’améliorent pas. La pression sociale, elle, reste.
Oui, l’argent compte
Dans tout ça, il faut savoir que par choix écologique et financier, je suis minimaliste : je ne consomme presque rien en vêtements et en objets. Même avec ce mode de vie, je ne m’en sortirais pas sans vivre chez mes parents. Alors ajouter un enfant à l’équation pour le bien national, à cause du « baby crash » ? Ça n’a aucun sens ! Mes économies, pour l’instant, je préfère les garder pour moi et pour mon projet de maison.
J’espère qu’un jour, j’aurai la sécurité financière qui me permettra d’envisager la maternité sans m’inquiéter ou être freinée par la peur de me retrouver à la rue. Et je crois que je ne suis pas la seule : ce fameux « baby crash » ne peut-il pas être compris comme un cri d’alarme social si on y réfléchit bien?
En attendant, je pense bien laisser mon utérus tranquille encore longtemps avant de parier sur un avenir radieux.
Ibrahim Rifath / Unsplash
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Les Commentaires
Et j'ai pas mal d'amies qui sont comme moi, qui hésitent parce que l'une habite à Paris et qu'elle a un appart tout petit, l'autre parce qu'elle être totalement autonome et qu'avoir un enfant ça demande beaucoup de sacrifices mine de rien.
La troisième n'en veut pas non plus parce qu'elle n'a pas les moyens et qu'elle a vécu dans la misère quand elle était gamine et ne veut surtout pas infliger ça à son enfant.