Comme je l’avais précisé dans ma première carte postale d’Israël, je ne suis pas juive, et j’habite dans le seul État juif de la planète. Une expérience très enrichissante et parfois déroutante, parce que contrairement à la France, en Israël il n’y a pas de séparation entre l’État et la religion. Le judaïsme est omniprésent dans la vie quotidienne. Alors en pratique, ça donne quoi ?
Au rythme du calendrier juif tu vivras
Juif ou non, religieux ou non, en Israël tout le monde vit au rythme du calendrier juif. Tout d’abord, les week-ends ici, c’est le vendredi et le samedi, parce que Shabbat (le jour de repos des juifs) commence le vendredi au coucher du soleil jusqu’au coucher du soleil le samedi. Concrètement, à la mi-journée le vendredi, la plupart des magasins, cafés, restaurants, administrations ferment et les bus ne circulent plus, jusqu’au samedi soir ou dimanche matin. Le samedi ici, c’est l’équivalent de notre dimanche en France et les soirs de fêtes sont donc le jeudi et le vendredi soir. C’est toute une gymnastique intellectuelle à imposer à ton cerveau pour qu’il s’y habitue, notamment le fait de travailler le dimanche !
Les religieux passent leur week-end chez eux en famille, et même pour les laïcs, le dîner de Shabbat le vendredi soir est un moment important qu’eux aussi passent en famille, avant de sortir. Ce « décalage » avec le week-end traditionnel pose parfois quelques problèmes, notamment pour les entreprises qui travaillent à l’international : pourquoi travailler le dimanche alors que quasiment tout le reste du monde est en congé ? Un certain nombre d’employés (comme ceux des ambassades par exemple) profite alors d’un week-end « prolongé » : ces petits veinards ne travaillent pas du vendredi milieu de journée jusqu’au lundi matin. Pour les gens, comme moi, qui ne respectent pas Shabbat et qui ont leur week-end à l’israélienne, ça peut être assez contraignant car si tu veux aller à la banque/aller à la poste/faire les magasins et que tu n’as pas le temps la semaine, c’est vendredi matin ou rien ! Après, tout est fermé.
Au-delà du week-end, toutes les fêtes religieuses juives sont des jours fériés en Israël. Comme les fêtes chrétiennes en France me direz-vous, sauf qu’ici on ne rigole pas avec les jours fériés ! La principale différence avec la France est que pendant chaque jour férié, en plus des commerces qui ferment, ce sont aussi les transports en commun qui ne fonctionnent pas (à part les sheiruts, des taxis collectifs). Certaines règles à suivre pendant les fêtes religieuses débordent aussi parfois largement des limites de la sphère religieuse : pendant la semaine de Pessah par exemple, où les juifs ne doivent pas manger de produits à base de graines germées, la grande majorité des supermarchés retire des rayons tous les produits concernés. Alors si pendant Pessah tu veux te faire des pâtes à la bolognaise, il vaut mieux prévoir ton coup ! En outre, dans la religion juive, il y a beaucoup de fêtes. Ça a ses mauvais côtés (« Quoi ?! Encore un jour où tout est fermé ?! »), mais aussi ses bon côtés (plein de jours où on ne travaille pas).
Est-ce qu’on est obligés de manger kasher en Israël ?
Même kasher, un McDo aura toujours une allure de McDo !
La réponse est non, même si évidemment, la plupart des restaurants respectent les règles de la casherout. Je ne suis pas une spécialiste de la question, mais en gros les juifs pratiquants respectent les interdits alimentaires de la casherout, c’est-à-dire qu’ils mangent kasher. Les principales règles alimentaires – selon la profane que je suis – sont : l’interdiction de manger des fruits de mers, certaines viandes (dont le porc, le lapin…) et de mélanger viande et produit laitier pendant un même repas. Au quotidien, même sans avoir un certificat d’un rabbin attestant que la nourriture qu’ils servent est kasher, la plupart des restaurants respectent ces règles élémentaires. À McDonald’s par exemple, il y a un comptoir spécial pour commander les glaces, et si on ne demande pas, tous les burgers sont servis automatiquement sans fromage. Mais ce n’est pas le cas partout. Il est possible à Tel-Aviv comme à Jérusalem ou ailleurs de manger dans des restaurants non-kasher ou d’acheter des crevettes dans certains supermarchés, car il y a pas mal d’Israélien-ne-s qui ne mangent pas kasher. En résumé, les règles de la casherout sont à la base de l’alimentation en Israël, mais elles ne sont en rien imposées.
L’improbable cohabitation d’une société progressiste et d’une justice religieuse
Le droit positif israélien est basé sur les lois de la religion juive, tout comme le droit positif des pays musulmans (sauf la Turquie) est basé sur la charia, ce qui en somme, est caractéristique d’un certain conservatisme. Dans le même temps, Israël est un pays plutôt progressiste en matière sociétale, ce qui donne lieu à des grands écarts juridiques assez étonnants. D’un côté, la gestation pour autrui est légale depuis un bail en Israël et les parents homosexuels font reconnaître pour chacun la pleine paternité sur leur enfant (quel que soit le lien génétique), mais d’un autre côté le mariage civil n’existe pas. En effet, un couple qui veut se marier doit le faire auprès de l’autorité religieuse concernée (juive, chrétienne ou musulmane). La seule alternative pour les Israélien-ne-s voulant se marier civilement est d’aller à l’étranger, souvent à Chypre. La société israélienne est très gay-friendly
, mais une femme ne peut pas légalement obtenir le divorce sans l’accord de son mari (bonjour ouverture d’esprit). C’est assez déconcertant. Il est difficile de définir si Israël est un pays plutôt progressiste ou plutôt conservateur, parce que ses lois se contredisent.
Les ultra-orthodoxes
Les ultra-orthodoxes juifs, aussi appelé les haredims (ceux qui craignent Dieu) sont une catégorie socio-économique à part entière dans la société israélienne. Selon les études, ils représentent 5 à 10% de la population totale. Ce sont les juifs qui pratiquent très fortement leur religion, au point qu’ils se voient octroyés un statut particulier. À Tel-Aviv, les hommes ultra-orthodoxes sont généralement les seuls à porter leur kippa en permanence, dans le reste du pays c’est le total look haredi, chapeau noir et petites bouclettes sur les côtés. Ils sont représentés au niveau politique par leurs propres partis, vivent dans des quartiers spécifiques et ont un mode de vie différent des autres juifs, exclusivement consacré à l’étude du judaïsme. Et parce qu’ils étudient la religion, les hommes de cette communauté n’ont pas d’activité professionnelle (ils perçoivent des aides spéciales de l’État) et sont exemptés du service militaire obligatoire pour tous (3 ans pour les garçons, 2 ans pour les filles).
Leur statut « à part » est de plus en plus remis en cause dans le pays. Une partie des Israélien-ne-s n’accepte plus qu’en période de crise économique, une proportion importante de la population israélienne en âge de travailler ne soit pas active. Pour d’autres, il n’est pas normal que les ultra-orthodoxes soient exemptés du devoir national que représente le service militaire en Israël. Des évolutions sont à prévoir suites aux dernières élections israéliennes (en janvier dernier) : pour la première fois, la coalition gouvernementale est de droite mais n’inclut aucun représentant des partis ultra-orthodoxes, et l’exemption de ces derniers du service militaire est sérieusement remise en question par le gouvernement.
Le sionisme, ultime symbole du mélange entre État et judaïsme
Enfin, ce qui caractérise le plus le judaïsme d’Israël se trouve dans la nature même de l’État : il est écrit noir sur blanc dans la déclaration d’indépendance de 1948 qu’Israël est l’État des Juifs. De tous les Juifs du monde. C’est la définition la plus simple qu’on peut faire du sionisme, qui est le fondement même de la nation israélienne. Plus précisément, le sionisme c’est l’idéologie selon laquelle le centre géographique, spirituel et étatique des Juifs se trouve en Israël. Attention, tou-te-s les Israélien-ne-s, et mêmes tou-te-s les juif-ve-s, ne sont pas sionistes, mais la majorité le sont. L’application juridique du sionisme passe par une Loi du Retour unique au monde. Cette loi, promulguée en 1950, garantit le droit à tout Juif de venir s’installer en Israël (puisque selon le sionisme, c’est « sa » terre). Alors, n’importe quel Juif dans le monde a le droit inaliénable d’être Israélien. Il existe des Lois du Retour dans d’autres pays, comme par exemple en Arménie pour permettre à la diaspora de revenir, mais la Loi du Retour israélienne est unique par son extrême simplicité : toute personne pouvant prouver qu’elle est juive peut obtenir un visa et se faire naturaliser israélien très facilement. On appelle ça faire son aliyah (« ascension » en hébreu). On a donc en Israël des immigrants juifs venant du monde entier, et qui sont, de par leur nature juive, des Israéliens. Ce qu’on appellerait des expatriés dans d’autres pays sont ici des nationaux (moins de 5% des immigrants en Israël ne sont pas juifs), et je ne suis pas sûre qu’en pratique, on puisse devenir israélien si on n’est pas juif (la décision relevant du ministère de l’Intérieur).
La confusion entre nationalité et religion se trouve donc au cœur même de la conception nationale : oui, Israël est le pays des Israélien-ne-s, mais c’est avant tout le pays des Juif-ve-s. Le nationalisme israélien est une coquille vide, il n’existe pas sans sa dimension juive. Et quand je demande aux Israéliens (nés en Israël) que je rencontre s’ils se considèrent d’abord comme des Juifs ou des Israéliens, leur réponse est sans équivoque : pour 90% d’entre eux, ils sont Juifs avant tout.
Le hic, c’est qu’au sein de l’État juif, « seulement » 75% de la population est juive. 20,5% de la population est arabe, druze, chrétienne ou bédouine. Ils représentent les populations qui étaient là avant la création d’Israël, et qui y sont restés. Ils sont citoyens israéliens comme les Israéliens juifs et disposent techniquement des mêmes droits. Mais se pose alors une question essentielle : comment, dans ces conditions, peut-on être un État démocratique assurant l’égalité pour tous ses citoyens, tout en se proclament être l’État des Juifs ?
Les débats académiques à ce sujet sont sans fin, et il en ressort qu’Israël est probablement le seul État au monde à faire une différence entre citoyenneté (israélienne) et nationalité (juive, ou autre). À noter que c’est seulement en 2002 que les autorités israéliennes ont décidé de retirer la mention « nation » de la carte d’identité israélienne. Avant, on est était citoyen israélien mais de nationalité juive, arabe, druze ou circassienne.
Et vous, que pensez-vous de ce mélange entre État, nation, religion et société ?
Pour témoigner sur Madmoizelle, écrivez-nous à :
[email protected]
On a hâte de vous lire !
Les Commentaires
Par contre, j'ai relevé une grosse erreur. En effet, la femme peut heureusement divorcer unilatéralement, car les tribunaux d'Etat ont le pouvoir de sanctionner le mari qui ne donnerait pas le libelle de divorce (le gueth) à sa femme. Heureusement, cette situation est assez rare et le divorce par consentement mutuel assez courant.
De plus, bien qu'il n'existe effectivement pas de mariage civil (vu que tout le droit de la famille, le mariage, le divorce, relève du statut personnel, qui est régi par la loi de la communauté religieuse à laquelle on appartient), les juifs ont la possibilité de vivre en concubinage, ce sont alors des "époux réputés". Comme le PACS français, cette situation est ouverte aux homosexuels et permet de bénéficier de la sécurité sociale de son - sa conjoint-e ainsi que d'une pension en cas de décès. Mais ceci n'est possible que pour les juifs, vu que pour les musulmans, une vie ensemble sans être marié est fornication.
Bref, une société passionnante, pleine de contradictions, qui m'attire de plus en plus !
Si c'est possible, j'aimerais pouvoir en discuter avec l'auteur, peut-être a-t-elle de bonnes adresses