Ce qui frappe quand on découvre Dorothy Shoes, c’est la singularité de son travail. Sa patte ne ressemble à aucune autre, il semble qu’elle voie le monde à travers un prisme qui n’appartient qu’à elle. Mais heureusement pour nous, elle en fait des photographies et partage ainsi sa sensibilité à fleur de peau.
Loin des esthétiques froides et propres, loin de la technicité et du jargon, Dorothy Shoes choisit la rugosité et la vérité de l’intuition.
Certaines de ses images prêtent à sourire, d’autres font grincer des dents… ce qui est sûr, c’est qu’aucune d’entre elles ne peut laisser indifférent•e, comme si la photographe avait réussi à s’adresser à notre part animale, instinctive, inconsciente — pour mieux la bouleverser.
Extrait de la série ColèresS Planquées / ©Dorothy Shoes
Elle a accepté de répondre à quelques questions pour madmoiZelle, et on en ressort avec l’envie de créer, de déborder de sincérité… et d’aimer.
L’histoire derrière les histoires de Dorothy Shoes
- Quel est ton parcours ?
Je n’y réfléchis pas, je fais selon les rencontres, les lieux, les connivences, les échos, mes révoltes…
Mon parcours est aussi cohérent que chaotique. La légende parentale dit qu’enfant, je passais mon temps déguisée avec de grands draps en clamant que j’étais la « défendeuse » du monde. C’était mal barré.
Heureusement, mon ego s’est beaucoup dissout avec les années, mais j’ai gardé un petit morceau de ce désir protecteur en tournant mon travail photographique vers les milieux oubliés, marginaux, défavorisés ou fragilisés. Je n’y réfléchis pas, je fais selon les rencontres, les lieux, les connivences, les échos, mes révoltes…
Extrait de la série Beaulieu / ©Dorothy Shoes
Certainement en réaction inconsciente à la rigueur de vie de mes premières années, je me suis retrouvée dans le milieu punk pendant un temps, j’étais perdue et les gens que j’ai rencontrés à cette époque m’ont littéralement sortie du caniveau, je leur suis très reconnaissante de cela. On était nombreux, surtout si on compte les 8.6 et les chiens.
Je crois que cet épisode a marqué à sa manière mon rapport « brut » à la photographie.
J’ai toujours travaillé — en tant que serveuse, plongeuse, vendeuse de foulards, colleuse d’affiches, hôtesse dans un centre de jeux vidéo (…) — pendant que je réalisais des études de théâtre, de cinéma, d’art thérapie, en arrêtant chaque fois mon année avant l’épreuve du diplôme.
Hormis le bac, le seul que j’ai est mon deuxième glaçon en patinage artistique (j’avais treize ans) mais c’est un tout petit diplôme validant seulement l’arabesque et la glisse arrière.
Au beau milieu de tout ça — je ne peux pas évoquer mon parcours sans en parler — il y a beaucoup d’amoureux, qui m’ont poussée pour certains, freinée pour d’autres.
À lire aussi : Celui qui… m’a attendue
Extrait de la série ColèresS Planquées / ©Dorothy Shoes
Chez moi, l’amour est toujours au centre, et c’est bien pour cela qu’il m’est très dangereux. Je ne vis avec lui que dans le vertige et je suis beaucoup tombée.
- La première chose qui frappe en regardant tes images, c’est leur inventivité et leur vision si particulière du monde. Comment ces mises en scène te viennent-elles ?
J’insiste sur la puissance de l’intuition : il faut, je crois, apprendre à refuser le confort du contrôle.
Tout n’est qu’histoire d’intuition et de sensibilité, je fais partie du lot des hypersensibles, ce qui n’est pas très conseillé : tout est trop fort, trop abrasif, trop dense et trop meurtri. Comme la peau, le cœur réagit à tout.
Mais dans le domaine de la création, cela peut aussi être une chance véritable car l’équation devient simple : tu as senti et tu agis.
À lire aussi : Comment j’ai appris à accepter mon hypersensibilité
Extrait de la série Django du Voyage / ©Dorothy Shoes
J’ai aussi le privilège de recevoir dans ma tête des images déjà terminées alors que je n’avais même pas commencé à y penser, ou encore de me trouver pile à l’endroit où je devais être alors que je ne l’avais pas invoqué.
J’insiste sur la puissance de l’intuition : il faut, je crois, apprendre à refuser le confort du contrôle et se rendre par moments entièrement disponible pour lui permettre l’accès. Elle est le guide et j’ai appris à la suivre.
- Tes images parlent du monde dans lequel nous vivons, et parfois à travers des sujets assumés très frontalement comme la sclérose en plaques dans ColèresS planquées ou les gens du voyage dans Django du Voyage… Quelles réactions voudrais-tu que tes images provoquent chez ton public ? Souhaites-tu uniquement travailler autour de ton ressenti sur ces sujets, ou entends-tu faire changer les choses à travers tes photos ?
Je ne prétends pas faire basculer les choses à travers mes photographies, j’espère pouvoir parfois créer une petite mue du regard.
Je ne prétends pas faire basculer les choses à travers mes photographies, j’espère pouvoir parfois créer une petite mue du regard, ça a été le but de mon travail sur Django, mais cette mue a d’abord commencé par la mienne.
Extrait de la série ColèresS Planquées / ©Dorothy Shoes
Concernant
ColèresS planquées, de nombreux•ses patient•es me remercient de poser des images sur les souffrances qu’ils/elles n’arrivent pas à décrire, beaucoup apprécient aussi qu’un peu de lumière s’incline vers leur maladie, mais à l’inverse, d’autres sont agressé•es par cette série. Je me souviens de cette personne qui m’avait écrit :
« Cette maladie est tellement laide, ces images l’empirent, quelle idée d’avoir fait ça ! »
Cela m’a ennuyée d’avoir blessé quelqu’un, et je comprends très bien que ma vision de cette maladie puisse violenter d’autres personnes atteintes, mais je revendique ma liberté de la montrer telle que je la vis et la vois, moi, et de l’avoir transformée en matériau de création.
Je suis persuadée qu’il n’y a pas meilleure remède que la transformation… d’autant plus lorsque l’on se souvient que « se scléroser » veut dire « se figer ».
À lire aussi : Ma vie avec une maladie auto-immune
Parlons photographie avec Dorothy Shoes
- Tu viens du milieu du théâtre et tu dis parfois que tu « n’y connais rien en photographie », assumant ainsi un certain refus de la technicité. Te considères-tu plutôt comme photographe, plasticienne ou metteuse en scène, ou quelque part à la croisée de tout cela ? Est-ce que tu penses que la photographie est forcément pluridisciplinaire ?
Je suis plutôt une metteuse en scène utilisant l’outil photographique.
Je ne suis vraiment pas sûre que la photographie soit forcément pluridisciplinaire, mais elle appelle plusieurs choses en même temps avant, au moment du déclenchement et après.
Je l’ai déjà dit mais c’est presque par respect pour les véritables photographes (ceux qui écrivent avec la lumière) que je refuse de me considérer comme telle puisque je n’ai aucune connaissance technique, mais d’après certain•es mon expertise technique serait par contre dans le travail chromatique de post-production.
Je suis donc plutôt une metteuse en scène utilisant l’outil photographique, qui me donne la liberté dont j’ai besoin pour raconter quelque chose.
Extrait de la série ColèresS Planquées / ©Dorothy Shoes
C’est vrai qu’il m’arrive souvent de dire que je suis photographe à force d’avoir entendu que je l’étais et aussi pour aller plus vite, c’est d’ailleurs mon statut professionnel officiel, mais c’est davantage pour cocher une case. Serait-ce « plasticienne », le terme plus adapté ?
- Est-ce que tu es aussi attirée par les autres pratiques de la photographie (reportage, studio, etc.) ? Si oui, pourquoi ?
J’ai trop besoin de sculpter la réalité pour la supporter.
Vraiment pas, en tout cas aujourd’hui pas du tout, j’ai beaucoup à faire dans l’écriture photographique qui est mienne, je hais le studio qui isole le sujet dans un vide mimé que je trouve ici sans intérêt.
Concernant le reportage, étant membre du studio Hans Lucas, je découvre le travail de photo-reporters qui maîtrisent merveilleusement ce rapport ardu au réel, mais pour ma part, j’ai trop besoin de sculpter la réalité pour la supporter.
Pour ma série Django du Voyage, je crois avoir réussi à créer ce lien entre reportage et mise en scène, mais l’ensemble de mon travail est toujours à cette frontière entre les deux, même si la composition plasticienne et l’imaginaire gardent l’ascendant.
Extrait de la série Django du Voyage / ©Dorothy Shoes
- Quelles sont pour toi les qualités essentielles pour devenir photographe ? Que conseillerais-tu à une madmoiZelle qui aurait envie de faire des images, sans vraiment se l’autoriser ?
Je crois qu’il ne faut pas trop s’écouter, il faut y aller.
LE CŒUR, mais vraiment vraiment. Je suis sans doute un vase trop plein de naïveté mais je le crois tellement. Le cœur dirige l’œil, l’instinct, les choix de lieux, de couleurs, de sujets, de personnes… le cœur c’est la main.
Extrait de la série ColèresS Planquées / ©Dorothy Shoes
Je crois qu’il ne faut pas trop s’écouter, il faut y aller. Faire son chemin, une petite action après l’autre, et chaque fois s’y impliquer avec une sincérité sans faille.
Dorothy Shoes dans l’avenir
- Quels sont tes projets, tes envies, tes rêves pour le futur ?
Parfois, toute une succession de petits riens se mettent en place pour qu’une chose belle, inattendue et importante se passe. Il faut croire en l’invisible.
La grande nouvelle dont je suis très émue, c’est la parution de ColèresS Planquées chez Actes Sud à l’automne, ça m’intimide beaucoup. Et quand je me remémore chacune des étapes inconscientes qui m’ont menée à cette parution, j’en suis vraiment éblouie.
Parfois, alors que vous regardez ailleurs ou que vous vous croyez au plus bas, dans votre dos, toute une succession de petits riens se mettent en place pour qu’une chose belle, inattendue et importante se passe. Il faut croire en l’invisible.
Extrait de la série ColèresS Planquées / ©Dorothy Shoes
Mes rêves pour le futur n’ont rien à voir avec la photographie ou l’art, ils sont tous liés à la vie.
Depuis le 16 juin, je suis très contente d’exposer (deux tirages de ma série Beaulieu) avec une partie des membres du studio Hans Lucas, dans ce lieu exceptionnel que sont Les Grands Voisins à Paris.
En marge de cela, je serai l’invitée d’honneur, avec Laura Bonnefous, de la Quinzaine photographique de Maubourguet-Madiran dans les Pyrénées [jusqu’au 17 juillet].
Et en septembre, un autre bonheur : celui d’exposer Django en extérieur au fantastique festival unique en son genre Barrobjectif à Barro (Charente) où je ferai rentrer « le voleur de poules » chez « le fermier ».
Et cherry on the cake, j’exposerai aux côtés de mon ami Philippe Belle-Croix, sélectionné lui aussi avec sa série réalisée à Calais. Lui, il a la carrure d’un humain, comme on aimerait en rencontrer plus, alors imaginez son œil.
En ce moment, je n’ai pas encore de nouveau projet personnel vraiment défini, c’est trop tôt, je suis encore tournée vers ColèresS Planquées dont j’ai réalisé le dernier chapitre il y a seulement deux ou trois semaines, et beaucoup d’étapes restent à venir pour le livre.
J’ai néanmoins des pistes, certainement trop même ! Sinon, mes rêves pour le futur n’ont rien à voir avec la photographie ou l’art, ils sont tous liés à la vie.
Si le travail de Dorothy Shoes vous intéresse…
- Son site Internet
- Sa page Facebook
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
Les Commentaires