L’autre jour, j’ai relu un article de notre bien-aimée Sophie-Pierre Pernaut, dans lequel elle nous confiait son passé d’éponge influençable, qui m’a fait cogiter et donné envie de causer d’influence sociale, de conformisme et d’innovation. À dire vrai, SPP doit être loin d’être la seule ancienne éponge parmi nous – et il y a fort à parier que nous pouvons tou-te-s être par moments parfaitement influençables.
Qu’est-ce qui nous pousse parfois à nous ranger derrière l’avis de la majorité ? Qu’est-ce qui nous permet au contraire de nous opposer à l’avis majoritaire et d’innover ?
La notion d’influence sociale est une forme d’influence relative au respect des normes d’un groupe – en d’autres termes, lorsque nous nous retrouvons au milieu d’un groupe qui partage une norme, nous aurions tendance à nous y conformer (en tout cas en apparence, et même si les membres du groupe ne cherchent pas à nous convaincre) afin d’être accepté dans ce groupe et de ne pas subir de désapprobation sociale. Ce type d’influence, selon Susan Fiske, dépendrait à la fois du nombre, de la force et de la proximité des sources d’influence – ces facteurs mèneront à une influence majoritaire ou minoritaire.
L’influence majoritaire : normalisation et conformisme
C’est un constat drôlement chiant à faire : même si nous nous voulons libres, autonomes et carrément pas influençables, souvent, nous capitulons, nous nous rangeons derrière la tendance majoritaire… Même s’il s’agit juste d’un changement de façade et qu’à l’intérieur, nous campons sur nos positions. Le conformisme, comme son nom l’indique, est la modification d’un comportement pour le conformer à ceux d’un groupe majoritaire – sans qu’il n’y ait de pression explicite pour modifier ce comportement, ni de rapports hiérarchiques entre les membres du groupe et la cible d’influence. Dans le « conformisme », donc, la norme existe déjà à l’intérieur du groupe. Si ce n’est pas le cas, et qu’une norme s’installe progressivement dans un groupe, on parle alors de normalisation.
Plusieurs expériences marquantes ont constaté ces deux processus (normalisation et conformisme).
Par exemple, Shérif (1936) a réuni des volontaires dans une salle obscure, a diffusé un point lumineux sur le mur, puis a demandé aux participants, d’abord individuellement puis en groupe et oralement, d’évaluer l’amplitude du mouvement du point lumineux. En réalité, le point lumineux ne se déplace pas ; les individus sont face à un « effet autocinétique » (une illusion d’optique qui nous donne l’impression que le point lumineux se déplace, même si nous savons qu’il ne se déplace pas).
Les résultats sont parlants : alors même qu’il s’agissait là d’une tâche ambigüe, pour laquelle il n’y avait ni bonne ni mauvaise réponse, sans concertation, les réponses des sujets se rassemblent autour d’une norme – comme si les réponses étaient implicitement négociées. Ici, nous sommes bien face à un mécanisme de normalisation. Pis encore, lorsque le chercheur interroge les sujets après coup, ceux-ci affirment se sentir mieux lorsque leurs jugements rentrent dans les normes…
Un peu plus tard, Solomon Asch (1955) a mis en place une expérience similaire (dont nous avions parlé pour mon tout premier papier pour Mad, d’ailleurs ; vous pourrez voir ici une p’tite vidéo d’époque, aussi – et là
, une autre expérience sur le conformisme). Dans celle-ci, le chercheur demandait à 8 personnes, assises les unes à côté des autres, d’effectuer une tâche de perception visuelle (comparer la hauteur d’une ligne tracée sur un carton avec celle de trois autres lignes présentées sur un deuxième carton et déterminer celle dont la longueur était semblable à la première) et de donner leur avis à voix haute. Parmi les 8 individus, 7 étaient « complices » du chercheur et donnaient une réponse fausse – l’idée de l’expérience étaient ainsi d’observer comment le 8ème sujet allait réagir en entendant toutes les personnes autour de lui donner une réponse fausse. BLAM : un individu sur trois émet une réponse conforme à celle du groupe, et 77% des sujets se rangent au moins une fois derrière l’avis de la majorité.
Pourquoi les sujets de Asch ont-ils abandonné leurs avis personnels ? Lors d’entretiens menés par le chercheur, les participants à l’expérience ont expliqué leurs réactions par deux éléments :
- La peur de la « désapprobation sociale » (que nous pourrions amicalement nommer « peur de passer pour un naze et d’être subséquemment rejeté du groupe) – nous sommes ici victimes de « l’influence normative » (nous suivons les autres parce que nous souhaitons nous conformer aux normes du groupe)
- Le doute à propos de la justesse de sa propre réponse (qui pourrait également répondre au nom de « et si les autres s’y connaissaient mieux en longueurs de lignes ? ») – cette fois, nous sommes soumis à « l’influence informationnelle » (nous suivons les réponses des autres pour donner une réponse exacte).
Comment pouvons-nous échapper au conformisme ? Comment une influence minoritaire peut-elle exister ?
Influence minoritaire et innovation
Car oui, l’influence minoritaire existe (et, pour la petite histoire, a été largement étudiée par Serge Moscovici, l’un des papes français de la psychologie sociale, et accessoirement père de Pierre Moscovici, oui) (non, je n’ai pas trop honte d’allier psycho et gossip) (non, j’ai dit) ! Elle existe, c’est salutaire, mais c’est aussi logique : s’il n’y avait pas d’influence minoritaire, il n’y aurait ni innovation, ni changement.
On parle d’influence minoritaire lorsque le point de vue de la minorité se confronte à celui de la majorité – et créé ainsi des conflits, dans chaque groupe, à la fois entre les individus et en eux-mêmes. Par ce conflit, la minorité et son avis pourraient focaliser l’attention et potentiellement devenir des facteurs d’influence et de changement.
En 1969, Moscovici, Lage et Naffrechoux ont mis en évidence l’influence minoritaire grâce à deux expériences.
Dans la première, qui fait suite à l’expérience initiée par Asch, on demandait à des groupes de 6 personnes d’effectuer une tâche perceptive simple (par exemple, nommer la couleur de diapositives). Dans ces groupes, 4 participants sont « naïfs » (ils pensent donc participer à une expérience de perception) et 2 participants jouent le rôle de « compères » (ils doivent ainsi jouer la minorité « innovatrice »). Tout ce petit monde donne à voix haute, les uns après les autres, sa réponse. Les 2 compères, qui passent en premier, donnent une réponse erronée (ils affirment que la diapositive est verte, alors qu’elle est bleue).
En parallèle, la même expérience est menée auprès de groupes « contrôles », uniquement constitués de sujets naïfs qui donnent leurs réponses par écrit.
De ce fait, si les membres du groupe expérimental donnent plus de réponses fausses que ceux du groupe contrôle, ce serait bien parce qu’il y aurait influence minoritaire… Et t’sais quoi ? C’est le cas : dans le groupe contrôle, le taux d’erreur se situe à 0,25%, alors qu’il serait de 8,25% pour le groupe expérimental. Ouais, ce n’est peut-être pas encore la révolution – mais cela indique qu’en effet, la majorité peut être cible d’influence et modifier ses comportements selon une influence minoritaire.
Dans une seconde expérience, menée auprès des mêmes participants, on demande cette fois aux sujets de classer des pastilles selon leurs couleurs, en deux catégories (les bleues et les vertes). Comme dans l’étape précédente, l’expérience est menée auprès d’un groupe « contrôle » (uniquement composé de sujets naïfs) et d’un groupe expérimental (deux compères donnent des réponses inexactes et classent des pastilles bleues dans la catégorie verte). À la suite de l’expérience, les chercheurs interrogent les participants sur leur perception des couleurs – en d’autres termes, ici, il s’agira d’observer si l’influence minoritaire a un impact psychologique et perceptif (tandis que dans la première expérience, les chercheurs souhaitaient étudier l’impact de l’influence sur nos comportements).
Eh bien pouf-pouf-pouf, dans le groupe expérimental, figurez-vous que les participants finissent par percevoir les couleurs plus vertes qu’elles ne le sont, comme si leurs perceptions avaient effectivement été modifiées suite à l’influence minoritaire. ÇA DAILLE, comme on dit chez moi.
Rassurez-vous, comme pour l’influence majoritaire, l’influence minoritaire ne fonctionne pas systématiquement – pour qu’elle apparaisse, il faudrait que la minorité soit consistante, à la fois dans le temps (si vous changez d’avis comme de vernis, lâchez l’affaire) et « socialement » (si votre partenaire-compère se met à être en désaccord avec votre propos, c’est foutu pour votre tentative d’influence minoritaire).
L’influence minoritaire engendrerait un changement plus durable, plus profond – et surtout, plus réflexif : la minorité, en s’opposant à la majorité, crée un conflit qui mène les individus des deux groupes à questionner leurs pensées…
Mais ne nous emballons pas : le conformisme n’est pas une sentence. Nous pourrons tous y être confrontés et nous soumettre aux normes, selon ce que l’on nous demande (si vous êtes à l’aise dans une tâche, il est plus vraisemblable que vous ne suiviez pas forcément la majorité), selon nos propres caractéristiques (si nous avons confiance en nous et en nos propres compétences, la tendance au conformisme serait moindre), selon le groupe (si vous vous trouvez dans un groupe qui compte pour vous, vous serez sûrement plus tentés de céder au conformisme)… Ce qui ne nous empêchera pas, dans d’autres moments, d’autres conditions, selon d’autres facteurs, de pouvoir être sources d’innovation, de changement. En somme (et ça ressemble bien à une de mes conclusions ni-oui-ni-non de dissert’ de philo de terminale), dans nos vies, nous ferons parfois partie des majorités, parfois des minorités. Parfois nous suivrons, nous nous conformerons – et d’autres, nous porterons l’innovation.
Pour aller plus loin :
- Un article de Guimond qui revient sur les travaux de psychologie sociale en matière d’influence minoritaire
- Un article d’Oberlé sur le groupe en psychologie sociale
- De l’influence minoritaire à l’innovation, sur psychologie-sociale.com
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