Le 23 avril 2018, Alek Minassian a loué une camionnette et a foncé dans la foule à Toronto, faisant plusieurs dizaines de victimes, majoritairement des femmes.
Il se revendiquait des incels, un terme désignant des hommes subissant leur célibat et leur incapacité à avoir des relations sexuelles. Dans une publication Facebook, Minassian disait :
« La Révolte des Incels a commencé ! »
Il faisait également référence à Elliot Rodger, un autre incel coupable d’une tuerie misogyne en 2014.
Notre article sur l’attentat de Toronto et les incels
Ces actes violents ont mis en lumière le concept des incels, et plus généralement ce que certain·es appellent la « manosphère » : les différentes communautés d’hommes ayant un rapport conflictuel avec les femmes.
En France, les concepts et acteurs de la « manosphère » seraient qualifiés de « masculiniste », un terme qui ne définit pas « l’équivalent masculin du féminisme » mais plutôt un courant masculin basé sur l’anti-féminisme.
Les incels commencent à être connus du grand public, mais existent, dans une relative indifférence, depuis longtemps.
Le documentaire sur les incels sorti il y a des années
C’est dans l’excellent Last Podcast on the Left que j’ai découvert le travail de Sara Gardephe, venue parler de son documentaire Shy Boys: IRL dans l’épisode consacré aux incels.
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Pour son projet de fin d’étude, Sara a décidé de se plonger dans la communauté des incels et des shy boys (garçons timides), réunis sur le site Love Shy.
Il existe une différence entre les incels, qui ont totalement abandonné tout espoir (et en veulent généralement aux femmes), et les shy boys, qui ont simplement du mal à surmonter leur timidité, leurs complexes…
Le documentaire Shy Boys: IRL a été mis en ligne il y a 6 ans, en 2012. Sara y rencontre Michael, gérant du forum Love Shy ; Advanced (pseudonyme), un incel ; Urban White Trash (pseudonyme), un pick-up artist en « formation ».
Chacun à sa façon, ces hommes ont un rapport conflictuel avec les femmes, la séduction, les codes genrés, les pressions sociales. En trente minutes, Sara pose un regard honnête sur leur quotidien et leurs idées.
Les opinions des incels, qui vivent mal leur célibat « forcé »
Dans ce documentaire, aucun homme ne tient des propos aussi horribles que ceux qu’on peut lire sur des forums d’incels — apologie du viol, déshumanisation des femmes, appel au meurtre.
Cependant, Sara explique au micro de Last Podcast on the Left qu’elle a notamment interviewé un mec n’hésitant pas à poster que toutes les femmes méritent d’être violées. Il faut croire qu’il était plus timide face-caméra…
Michael, gérant du forum Love Shy, et Advanced, membre du forum s’identifiant comme incel, partagent de nombreux points commun.
Le premier évoque sa dépression, explique que la plupart des gens comme lui ressentent de la colère, un sentiment d’impuissance, souffrent beaucoup.
Advanced, plus frustré et en colère que Michael (qui semble être au final un jeune homme timide, doux et sensible) assène :
« Je n’ai pas de travail, je suis moche, je n’ai aucune valeur. Je pense avoir essuyé 1000 rejets dans la vraie vie, 2000 en ligne, enfin j’imagine, j’invente des chiffres.
Pourtant je cible des femmes obèses, ou moches, idéalement les deux. »
Politique, mâle alpha et « experts en séduction »
Le troisième larron, Urban White Trash (raccourcissons en UWT), se voit comme le « cool guy » du groupe.
Via son « apprentissage » des techniques de pick-up artist, ces « experts en séduction », il prend une position de supériorité et tente d’« enseigner » aux autres garçons comment se mettre en valeur.
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C’est celui qui exprime le plus clairement des idées politiques, même si elles ont l’air absurdes, comme ce grand projet :
« Il faudrait créer un camp de pick-up artists, comme un camp militaire. On y enferme les incels, on confisque leur World of Warcraft, leur Donjons & Dragons, tous les trucs de geek, et on y met le feu.
Ensuite on diffuse des images de femmes séduisantes, nues, en train de faire l’amour avec des hommes musclés, on met le son très fort, et on écrit :
« C’EST SI BIEN ET VOUS N’Y AVEZ PAS DROIT. »
En gros, on détruit un incel pour créer un pick-up artist. Comme l’armée, ouais. »
UWT est aussi celui qui fait le plus écho à ce que j’ai pu lire, au fil des années, sur des lieux de discussion affiliés à la « manosphère ».
Il s’appuie sur la théorie du « mâle alpha dans une meute de loups » pour dégager 4 types d’hommes, les alphas, les bêtas, les gammas et les omegas.
Les omegas sont la lie, les victimes, les plus faibles du groupe, ce qui est décelable par les hommes comme par les femmes. Ce sont les incels. Des « déchets génétiques ».
UWT liste également les « à faire / à éviter » pour avoir des relations sexuelles quand on est un homme.
« À faire :
- Être séduisant
- Être bien gaulé
- Être beau
- Être musclé
À éviter :
- Être moche
- Avoir un physique banal
- Avoir la peau pâle (ça fait tueur en série) »
Freud est deg d’avoir bossé des années alors que les humains, c’est très simple, finalement
Chez les incels, peu de soutien, beaucoup de violence
Michael l’admet sans langue de bois :
« Pour un endroit qui est censé être un lieu de soutien et d’entraide… [Le forum Love Shy] a souvent l’effet inverse. »
UWT méprise ouvertement Michael et Advanced, qui se permettent parfois de lui rentrer vaguement dans le lard mais ne le reprennent jamais sur ses propos insultants.
Et pour cause : ils ont une opinion d’eux-mêmes déjà au plus bas.
Quand l’un ou l’autre des protagonistes explique qu’il n’aura jamais droit à l’amour ou au sexe, personne ne lui dit « Mais si, il n’y a pas de raison, il faut prendre confiance en toi ».
Ce n’est que soupir de résignation, moquerie ou « conseils » foireux de pick-up artist.
Pourquoi les incels sont célibataires ?
Michael en est sûr : c’est sa personnalité le problème. Trop timide, trop sensible, trop peureux.
Advanced fait une fixette sur son physique. Il est persuadé d’être hideux, a déjà eu recours à une rhinoplastie, et aimerait se faire entièrement refaire le visage.
Son rêve, son idée de la beauté, c’est être « un homme sud-coréen super androgyne ». Il rigole nerveusement, comme surpris d’exprimer un truc aussi intime, aussi vrai, aussi honteux à ses yeux.
« Tu mets pas ça dans le docu, hein ? »
UWT, c’est encore autre chose. Sous ses airs bravache d’« expert en séduction » qui a tout compris, il est encore vierge et en a honte.
Dans son esprit, il est un ex-incel en train de devenir pick-up artist, prêt à changer l’intégralité de sa personnalité pour marquer des points — à savoir, baiser des meufs. Et ne plus jamais, jamais être un incel.
Les incels, les femmes, et le sexe
Un des passages les plus importants du documentaire, c’est une soirée réunissant Michael, Advanced et UWT dans une chambre d’hôtel.
Ils discutent de leur statut, de leurs difficultés, mais aussi du grand sujet : les femmes.
Tous ont un rapport compliqué aux femmes à leur sexualité. Le sexe féminin les effraie, les dégoûte parfois. Un autre incel raconte s’être étouffé sur un morceau de gâteau en forme de vulve que ses potes lui avaient commandé pour plaisanter.
Leur méconnaissance de la réalité des femmes et de leur vie est criante. La plupart n’en fréquentent pas, n’échangent pas avec elles. Advanced dit :
« Parfois j’en veux aux femmes, car pour elles c’est si facile. […]
Je pense que la plupart des femmes n’aiment pas le sexe. Elles le font parce que… je sais pas, parce que le mec en a envie. Je ne pense pas qu’elles ont une forte libido. »
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Lors d’une autre interview, celle d’un incel se rendant entre amis à une convention geek, le jeune homme est pris à partie par l’un de ses potes :
« Les hommes, les femmes… à la fin on est humains. Ça ne sert à rien de les mettre sur un piédestal.
Tu ne te rends pas compte que les femmes aussi pensent comme toi parfois. Elles ont peur et sont inquiètes à l’idée de ne pas trouver de partenaire. »
Selon des préceptes courants dans la « manosphère », ces mecs ont du mal à considérer les femmes comme des personnes. Ce sont des êtres incompréhensibles, différents, qui ne comprendront jamais leurs souffrances.
Aucun d’entre eux n’exprime face caméra une haine criante des femmes ; ce qui ressort c’est plutôt une peur profonde. Ils sont effrayés par cette inconnue, ce sexe qu’ils ne comprennent pas, et se racontent des fables pour se rassurer.
Grand moment lorsque UWT veut acheter de belles chaussures à Michael. Il saisit la caméra et la retourne vers Sara, la réalisatrice, lui demandant « pourquoi les chaussures sont importantes ».
Ce qu’il essaie de lui faire dire, c’est que l’apparence est primordiale pour les femmes. Mais Sara, gênée, ne rentre pas dans son jeu. La séquence est brusquement coupée.
Les incels, navire de détresse à la dérive
Shy Boys: IRL
finit comme il a commencé : en tête-à-tête avec Michael.
Il emmène Sara en haut d’une tour et dit, plaisantant à demi, qu’il devrait sauter, que ça ferait de belles images. Détail mordant, un couple prend ses photos de mariage au pied de l’édifice.
La plupart des hommes présentés dans Shy Boys: IRL sont méfiants. Étranges. Atypiques. Ne rentrent pas dans les canons de beauté. Ont des passions « alternatives ».
Parmi les incels, un noyau s’est radicalisé et s’enferme dans une spirale de violence. Sara explique, au micro du Last Podcast on the Left, que ce n’est pas le cas partout.
Dans des « communautés » d’hommes vivant mal leur célibat, comme Love Shy, la haine n’est pas vraiment courante, ni tolérée (en tout cas à l’époque, en 2012).
Ces groupes d’hommes enfermés dans des codes de masculinité toxique, parfois touchés par des troubles mentaux, se considèrent comme des rebuts de la société, des cas désespérés, abandonnés.
J’ai envie de croire que ces quelques jeunes hommes, en six ans, en sont « revenus », ont grandi, changé, se sont épanouis. C’est mon côté optimiste.
Deux ans après le tournage, un homme se présentant comme Michael a donné de ses nouvelles sur Reddit :
« Au niveau romantique, ma vie n’a pas beaucoup changé. D’autres éléments se sont bien améliorés […]
J’ai l’impression d’avoir beaucoup de boulot à faire sur moi-même avant de pouvoir être considéré comme un potentiel partenaire. C’est frustrant car ma plus grande peur c’est de manquer de temps. »
Il paraît qu’on ne peut pas aider les gens qui ne veulent pas d’aide. Du coup, je ne sais pas comment la société pourrait aider les incels.
Mais je pense que ça passera par la déconstruction des codes genrés et des règles de la virilité. C’est ce que j’essaie de faire dans The Boys Club, mon podcast sur la masculinité. C’est pour ça que j’ai pleuré devant Queer Eye.
Parce que j’ai envie de croire qu’un jour, dans le futur, la société aura changé au point de ne pas générer des cases rigides, vecteurs de souffrance pour qui n’arrive pas à y rentrer.
Le féminisme vise aussi à faire péter ces cases, et c’est une question de vie ou de mort. Car la misogynie tue. Alors le jour où on en aura fini avec cette connerie de patriarcat, on s’en portera mieux.
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