Mise à jour du 18 octobre 2013 :
Vous ne trouverez plus les « conseils aux femmes » sur le site du ministère de l’Intérieur. De nombreux signalements d’internautes ainsi que des billets de réaction largement diffusés sur les réseaux sociaux semblent être à l’origine d’un changement d’approche côté gouvernemental.
À la place des « conseils aux femmes », le ministère des droits des femmes semble avoir pris la main pour proposer de « Lutter contre les violences faites aux femmes » :
- Création d’une Mission Interministérielle Spécialisée, pour l’animation, l’évaluation et la mise en réseau des politiques locales de lutte contre les violences
- Lutte contre les stéréotypes à l’école, dans le monde universitaire, sportif, dans la publicité, dans les médias
- Violences conjugales : amélioration de la prise en charge des victimes
- Téléphone grand danger : téléphone d’urgence destiné aux femmes victimes de violence
- Harcèlement sexuel
- Prostitution : réaffirmation de la position abolitionniste de la France et poursuite des recommandations du rapport 2012 sur les enjeux sanitaires de la prostitution
- Mariages forcés, mutilations sexuelles, polygamie : dépôt d’un projet de loi
Si ce discours ne change rien dans l’immédiat à mes angoisses nocturnes, il se détache heureusement du fatalisme des précédents « conseils ».
Article initialement publié le 17 octobre à 14h22 :
Je suis tombée sur cette page, du ministère de l’Intérieur, qui dispense des « conseils aux femmes ». Ces conseils m’ont mise extrêmement mal à l’aise ; pourtant il ne s’agit la plupart du temps que du bon sens le plus élémentaire (« ne pas rester seule dans les recoins sombres d’un parking souterrain » : quelle bonne idée, je n’y avais jamais songé !).
« Les femmes sont parfois victimes d’infractions particulières »
D’autres conseils s’adressent aux victimes d’agression, et portent sur les réflexes à avoir : se faire examiner, porter plainte (cf. les conseils d’un policier aux victimes d’agressions sexuelles ou de viol). Entre ces choses qu’on ne répétera jamais assez et celles qu’on a déjà trop entendues, une phrase m’a particulièrement interpellée :
« En raison de leur sexe et de leur morphologie, les femmes sont parfois les victimes d’infractions particulières. »
Je sais. Croyez-moi monsieur le ministre de l’Intérieur, je ne sais que trop bien que je suis davantage exposée aux agressions en raison de mon sexe.
Je l’ai appris bien avant de comprendre ce qu’impliquait d’être une femme socialement, d’ailleurs. Aînée de deux frères, j’ai hurlé à l’injustice ces étés où mes parents laissaient mes frères jouer dans notre village jusqu’au crépuscule, alors qu’on m’appelait sans relâche dès que j’échappais à leur champ de vision.
On m’a appris à être méfiante bien avant que je ne comprenne pourquoi je devais l’être. Et cette éducation à la prudence a fortement influencé les comportements de la jeune adulte que je suis devenue.
La rue, espace hostile, espace interdit
La rue a toujours été un espace hostile, même de jour. Je me souviens avec clarté de la première fois où j’ai marché seule de nuit, en ville. Je venais de faire ma rentrée universitaire à Lille, et je vivais ma première soirée étudiante. La discothèque était à moins de quinze minutes à pieds de mon studio, à travers un quartier résidentiel.
Non je ne buvais pas à l’époque. Non, je ne fumais aucune substance. Et pourtant j’aurais mieux fait de m’enfiler un shot avant d’entreprendre l’épreuve la plus terrifiante de ma jeune vie. Quinze minutes de marches dans la ville déserte, à deux heures du matin.
Je me souviens du soupir de soulagement et des inspirations profondes que j’ai prises en verrouillant la porte derrière moi. Et je me souviens aussi du rire que je me suis forcée à avoir, comme pour me dire « t’es bête d’avoir flippé comme ça, tu vois bien qu’il ne s’est rien passé ».
Je ne le réalisais pas à l’époque, mais la panique de cette soirée-là n’était que la conséquence d’une éducation continue à la méfiance. J’avais eu la sensation de faire quelque chose de profondément dangereux. De ME mettre en danger.
Il m’a fallu d’autres soirées comme celle-ci pour apprendre à rationaliser ma peur. À accepter le risque, à accepter que je serai potentiellement victime d’une fatalité statistique, mais à ne pas m’empêcher de vivre pour autant, à ne pas laisser cette fatalité entraver ma liberté de circulation. Ma liberté, tout simplement.
« Ne donnez pas l’impression d’avoir peur »
C’est un travail de longue haleine que celui qui consiste à déconstruire ces peurs, à ne pas considérer tous les individus croisés la nuit comme des agresseurs potentiels, à développer des stratégies de contournement, des assurances ou plutôt des réassurances, qui ne servent probablement qu’à se convaincre soi-même qu’on est en train de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour ne pas « devenir victime ». Comme si le fait d’être une femme seule était une forme de responsabilité. Comme si mon statut de « victime potentielle » me laissait un quelconque « pouvoir ».
Je sais que boire et rentrer seule est un facteur de risque aggravé. Mais il y a des jours où ces angoisses sont insupportables, où je me sers de l’alcool comme déshinibiteur de ces peurs. Oui, je préfère rentrer chez moi en zigzagant légèrement qu’avec le coeur qui bat la chamade à tous les coins de rue, dès qu’un homme me suit de trop près ou m’adresse la parole — ce qui, à Paris, arrive beaucoup trop souvent.
Puisque je n’ai pas de contrôle par défaut, parfois je préfère y renoncer totalement. Et s’il m’arrive quelque chose je suis préparée à l’idée qu’on me dira peut être que c’était irresponsable de ma part. C’est plus supportable que de vivre avec une responsabilité que je refuse d’assumer.
Je ne suis pas responsable du comportement de l’autre. Rien dans mon comportement n’est une incitation à quoi que ce soit, et cela le ministère de l’Intérieur me le reconnaît : c’est simplement « en raison de [mon] sexe et de [ma] morphologie » que je suis particulièrement exposée.
Évidemment que ces conseils sont pertinents. Et pour la plupart, je les ai déjà intégrés depuis bien longtemps. J’enrage à la lecture de ces conseils parce qu’ils me renvoient à ce sentiment insupportable d’impuissance responsable.
J’enrage parce que ces conseils rationalisent ces angoisses contre lesquelles je lutte au quotidien, ces peurs dont j’essaie de me défaire quand je marche seule dans la rue, la nuit. Quand je dis à ma grand-mère complètement paniquée par mes récits de sorties nocturnes que non, je ne prends pas de risque. Pas vraiment.
Mais je SUIS le facteur de risque aggravé, et cette réalité est inacceptable.
Des réflexes de survie aux réflexes de survivante
Parmi ces conseils, il y en a que j’aimerais avoir intégrés au rang de ces réflexes de survie qui m’ont été inculqués dès mon plus jeune âge.
J’aimerais être sûre que si je suis un jour victime d’une agression, j’aurai le réflexe de me faire examiner immédiatement, de conserver les preuves matérielles. Que j’irai porter plainte avec la même détermination que celle qui m’anime lorsque je décide que non, ce soir, je n’ai pas envie de payer encore une fois un taxi « pour ne pas prendre de risque ».
J’espère que j’emprunterai le chemin du commissariat avec la même assurance qui me guide lorsque j’assume de marcher seule dans la rue tard dans la nuit.
J’espère que je réaliserai et que j’accepterai d’avoir été victime avec la même conviction que celle avec laquelle je refuse aujourd’hui de me considérer responsable, et que cette prise de conscience me rendra la force d’assumer le risque.
Si ce jour doit arriver, j’espère qu’on me dira que ce n’est pas ma faute et que je n’y suis pour rien, avec la même sincérité et la même réassurance que celle instillée dans ces conseils.
J’espère qu’un jour les femmes ne seront plus sujettes à un risque aggravé d’être victime « en raison de leur sexe et de leur morphologie ». Mais en attendant que ce jour arrive, je continuerai de payer des taxis les soirs où « je ne le sens pas », je continuerai de « prendre le risque » de circuler librement le reste du temps. Avec la conscience douloureuse que mes angoisses sont loin d’être irrationnelles.
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« Le viol est un problème de société, pas un problème dont on peut se prémunir soi-même »
Amanda Hess.
Dans un article publié sur Slate Today, Emily Yoff y va elle aussi de ses conseils pour « prévenir les situations à risque », arguant qu’il n’est pas anti-féministe de mettre en garde les jeunes femmes contre l’abus d’alcool :
« Nous échouons à apprendre aux femmes qu’en se rendant sans défense, de terribles actes peuvent être commis contre elles. Les jeunes femmes entendent un message faussé selon lequel leur capacité à égaler les hommes en descente d’alcool est une question féministe.
Le véritable message féministe devrait être que lorsque vous perdez la capacité d’être responsable pour vous-même, vous augmentez drastiquement le risque d’attirer le genre de personnes qui, comment dire, ne portent pas vos meilleurs intérêts.
Ce n’est pas blâmer la victime. C’est essayer de prévenir et éviter davantage de victimes. »
Un discours d’autant plus difficile à entendre qu’il est perclus d’erreurs de raisonnement sur le viol et ses causes. Cet article a suscité une réponse d’Amanda Hess, laquelle rétablit heureusement quelques vérités sur le sujet :
- « Le viol est un problème sociétal » : le nombre de violeurs potentiels est bien plus faible que le nombre de victimes potentielles. Les efforts doivent être dirigés vers ces véritables causes du viol : les personnes susceptibles d’en perpétrer.
- Condamner et faire condamner les viols (plutôt que de minimiser ou de refuser de poursuivre les plaintes déposées) contribue davantage à faire baisser le nombre d’agressions que la sensibilisation des victimes potentielles.
- Espérer que le comportement vertueux adopté par les femmes (boire moins) influence positivement les hommes, et voir ce conseil comme « féministe » est un raisonnement erroné : la consommation excessive d’alcool dans les universités américaines est partie liée à la position sociale. Que les filles arrêtent de boire n’aura aucune incidence sur le comportement des garçons, qui occupent déjà le haut de l’échelle sociale.
- L’alcool est effectivement un facteur aggravant du risque de viol, mais surtout du risque d’en commettre un.
Laissons à Amanda Hess le mot de la fin :
« Je suis d’accord pour dire que la consommation excessive d’alcool dans les universités (comme ailleurs) peut contribuer à une variété de problèmes sociaux : maladies, addictions, accidents, crimes, et même la mort.
Mais focaliser la prévention sur un seul genre (les femmes) est contre-productif.
Il est important de rappeler que notre approche du problème du viol n’influence pas seulement le nombre de victimes, ni le nombre de violeurs. Notre approche influence également la santé et l’équilibre des victimes de viol. […]
Dire aux femmes qu’elles peuvent éviter le viol en s’abstenant de boire ne va faire qu’exacerber [le problème de culpabilisation des victimes] lorsqu’un viol est perpétré, alors qu’elles n’ont commis aucune faute. »
P.S. — à propos du sac à main, je me permets de contredire le conseil donné par le ministère de l’Intérieur :
« Votre sac à main est la cible des voleurs Tenez-le plaqué contre vous et jamais pendant sur votre épaule. »
Quand je marche seule la nuit, j’organise mes affaires comme suit :
- Clé de chez moi le plus près possible de mon corps : poche de pantalon, voire soutien-gorge si je n’ai pas de poche (véridique). Si on me vole mon sac, il me reste mes clés.
- Téléphone portable à portée de main : poche facilement accessible ou dans la main (le mieux étant : dans ma poche avec la main dessus).
- Sac plutôt facile à voler, justement. À choisir, je préférerais ne pas être agressée du tout, mais sinon en second choix, je préfère qu’on me vole mon sac, oui. De préférence à l’arrachée qu’avec un couteau sous la gorge d’ailleurs, et pour pas me faire démettre l’épaule dans le processus, je tiens mon sac ballant sur le bras ou à la main.
J’en conviens que dans l’idéal, si je peux protéger mon sac, pourquoi pas ? Mais j’ai quand même intégré que c’était moi qu’il fallait protéger avant tout.
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Les Commentaires
Bref ça m'énerve d'entendre dire que sous prétexte que l'on soit des femmes, cela veut dire qu'il y a des endroits qu'on ne peut pas fréquenter ou des choses que l'on ne peut pas faire. Cette idée me révolte au plus haut point.
Bref faut vivre et arrêter de flipper pour un risque minime sinon on ne fait plus rien!