Le fil de mes rivalités féminines commence dès l’enfance. Je suis une frêle gamine d’une dizaine d’années lorsque je commence pour la première fois à me comparer à mes petites camarades féminines. Les garçons ne cherchent pas ma compagnie, ne m’envoient pas de petits mots demandant s’ils pouvaient devenir mon amoureux et ne se bousculent pas au portillon pour me tenir la main dans le rang. Aussi, je ne suis pas la cible de leur jeu favori : soulever les jupes des filles en bande organisée.
Elles étaient parées de longues chevelures lisses et blondes lorsque j’étais affublée de cheveux texturés, drus et noirs hérités de mes parents issus d’Afrique du Nord. Je nourrissais une jalousie et un complexe d’infériorité de plus en plus intense.
Illana Weizman
Rivalité de genre
Ce qui en réalité relevait de proto-attitudes prédatrices sous les atours innocents de jeux d’enfants étaient alors pour moi un marqueur d’intérêt dont je voulais être la cible. Je cherchais alors à comprendre pourquoi Claire et Sophie étaient les cibles privilégiées de ces garçonnets et que moi, j’étais laissée de côté. Je sondais nos différences. Elles étaient parées de longues chevelures lisses et blondes lorsque j’étais affublée de cheveux texturés, drus et noirs hérités de mes parents issus d’Afrique du Nord. Je nourrissais une jalousie et un complexe d’infériorité de plus en plus intense. La nuit, je rêvais qu’une bonne fée venait déposer sa baguette sur le haut de mon crâne pour me doter de la chevelure tant désirée, et une rivalité avec mes camarades de genre voyait le jour.
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Au collège, je suis ce que l’on appelle un « garçon manqué ». Ma poitrine ne point pas, la puberté tarde et je n’ai aucune forme comme certaines de mes camarades de classe. Je m’habille ample, exclusivement en tenues de sport, je rêve d’être regardée et validée par le regard masculin sans que cela ne se produise, alors je vis par procuration les premières histoires d’amour de mes copines populaires fondues au moule de la féminité adolescente adéquate. Nous lisons les magazines Girls, Jeune et Jolie, Cosmo, qui nous disent comment bien embrasser, comment plaire à un garçon, quelles attitudes adopter, quel maquillage déposer sur nos paupières, lèvres et pommettes et quels vêtements porter pour être ni trop « salope » ni trop « prude ».
Validation masculine
À ce moment-là, les hiérarchies se creusent encore, il y a les bonnes meufs, les laides, les lambda. Les garçons nous donnent des notes : « celle-là c’est une crevette, elle est bonne sauf la tête », « Corps 8/10, visage 3/10 ». Jeunes filles, nous n’existons et ne nous comportons pas pour nous, mais pour être avalisée par le masculin dominant.
La mère idéale est une figure qui me hante, vers laquelle je voudrais tendre, sans succès. Et toutes les mères incarnent un monstre composite qui m’écrase de son envergure.
Illana Weizman
Lorsque je deviens mère, la concurrence s’intensifie dans ce moment charnière où les femmes accomplissent leur destinée de genre aux yeux de la société. Autour de moi, les amies, les membres féminins de ma famille, voire même des inconnues entrent dans la danse folle de qui sera la meilleure mère : qui ne prendra pas trop de poids pendant sa grossesse, qui accouchera sans péridurale, qui allaitera le plus longtemps, qui inscrira son enfant dans la crèche la plus huppée, qui passera le plus de temps avec son bébé en ayant toujours le sourire aux lèvres, qui ne se plaindra jamais de ce rôle pourtant souvent si chargé et écrasant.
« Le système patriarcal qui nous monte les unes contre les autres »
Dans un premier temps, je fais partie du problème. Je me compare dans l’objectif inaccessible de correspondre en tous points à ce qui est attendu de moi. La mère idéale est une figure qui me hante, vers laquelle je voudrais tendre, sans succès. Et toutes les mères incarnent un monstre composite qui m’écrase de son envergure. Je ne vois plus les femmes comme des individus avec des trajectoires particulières, des ressentis qui leur sont propres, je les vois comme des menaces, comme la preuve matérielle que je suis une mère foireuse. C’est plus tard, dans ma démarche militante et la prise de parole que je comprendrais tout ce que nous partageons et que c’est le système patriarcal qui nous monte les unes contre les autres.
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« La rivalité féminine n’est autre qu’une haine de soi »
L’un des outils pernicieux de l’oppression sexiste tient en cela qu’elle passe aussi par l’intermédiaire des femmes qui, pour correspondre aux normes imposées, pour ne pas transgresser, se déchirent dans des rivalités féminines, sexuelles, maternelles. Comme j’aurais aimé, plus tôt dans ma vie, pouvoir déjouer les ficelles de ce qui nous fracasse les unes contre les autres. Comme j’aurais aimé percevoir les autres femmes comme des compagnonnes de vécu, des pairs, des camarades. La rivalité féminine n’est autre qu’une haine de soi. Je la refuse catégoriquement.
Aujourd’hui, j’essaye de me départir des rivalités induites en vivant mes amitiés féminines comme autant d’endroits d’émancipation, des miroirs dans lesquels m’observer, observer ma condition et trouver une empathie inépuisable pour les autres femmes, et donc pour moi-même.
Ne laissons plus filer le temps précieux de nos vies dans ces déchirures, passons-le plutôt à combattre un système qui nous oppresse collectivement.
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Les Commentaires
Je pense que c'est l'autre jambe du patriarcat, rien de moins.
Alors non ça ne "tue/féminicide" pas, non ça ne "viole" pas, mais ça agresse psychologiquement, ça diminue l'estime de soi et des autres femmes, ça perpétue les stéréotypes de genre/sexistes, et je pense sincèrement que ça contribue à perpétuer un certain nombre de discriminations de genre.
De la même manière que je souhaite ardemment que les mères se rendent de plus en plus compte que le foyer n'est pas leur "milieu naturel", et que non il n'est pas "naturel" pour une femme de se lever la nuit*(cf plus bas) pour réconforter les pleurs d'un nourrisson pendant que monsieur dort (ou fait semblant, c'est selon), je souhaite que de plus en plus de femmes prennent conscience que nos attitudes inconscientes/involontaires se font le relais du sexisme de notre société.
Oui, mon propos est fort, et je l'assume !
* cf cette étude récente qui a fait l'objet d'un article sur Madmoizelle :
Qui se lève quand bébé pleure ? La réponse dans notre enquête