Je m’appelle Andreea Navrotescu, mais vous me connaissez peut-être sous le nom d’andy_rekt_chess sur les réseaux sociaux.
Il y a trois ans, après une licence en anglais et en espagnol, j’ai décidé de mettre mes études en pause pour me consacrer entièrement à une passion qui me suit depuis mon tout jeune âge : les échecs.
À quatre ans, je découvre les échecs
Je suis née en Roumanie, où j’ai vécu jusqu’à mes 9 ans. Les échecs y sont bien plus implantés dans la culture qu’en France : les joueurs et joueuses sont considérées comme des sportifs et sportives d’État (car oui, les échecs entrent dans la catégorie des sports !), et le nombre de licenciés est bien plus élevé.
Je n’y suis pas arrivée tout à fait par hasard, mon père étant entraîneur d’échecs de profession. Mais c’est ma mère, professeure de mathématiques, qui m’a appris à y jouer dès quatre ans.
Elle a découvert ce milieu en rencontrant mon père, l’a adoré, et m’a transmis cet amour.
Bien sûr, l’envie de me professionnaliser n’est pas arrivée immédiatement. À cet âge, le club d’échecs était surtout un lieu de sociabilisation pour moi. J’y ai trouvé un groupe d’amies de mon âge, qui partageaient ma passion, et c’est ce lien avec elles qui m’a attirée avant tout.
Mais très tôt, mes facilités ont été remarquées. J’ai remporté mon premier titre de championne nationale de Roumanie à 8 ans, en catégorie moins de 10 ans, alors que j’étais un peu plus jeune que mes adversaires.
Je ne m’en rendais pas compte sur le moment, mais j’ai eu la chance d’être consacrée très jeune !
Une première victoire, puis d’autres
Après avoir gagné ce championnat national, j’ai joué les championnats du monde qui avaient lieu en France. C’était ma première rencontre avec le pays. L’année d’après, ma famille s’y installait. Mon père avait trouvé un poste d’entraîneur d’équipe d’échecs, et nous l’avons tous suivi.
Évidemment, les premiers jours ont été difficiles. Je ne parlais pas un seul mot de français en arrivant ! J’ai dû mettre les échecs de côté plusieurs mois, le temps de m’adapter.
La pratique est revenue très vite, heureusement : un an après, je participais au premier championnat de France jeunes. À partir de là, j’ai participé à chacun d’entre eux… Et j’en ai gagné six, entre 2008 et 2015.
En parallèle, des compétitions, j’ai toujours suivi une scolarité traditionnelle. Pour autant, au collège, j’évitais de parler de mes titres : quand je disais que je jouais aux échecs, on se moquait un peu de moi, parce que c’était « un truc d’intello » dont tout le monde se fichait. Et si je disait que c’était considéré comme un sport, c’était la moquerie générale !
La première fois que j’ai été sélectionnée en équipe de France adultes, c’était en 2016. Jusque là, je savais que j’avais un bon niveau mais je n’envisageais absolument pas de vivre de cette passion.
À partir de ce moment, la question a commencé à se poser.
Après mes études, une grande décision
Une fois mon bac en poche, j’ai entamé une licence d’anglais et d’espagnol que j’ai obtenue en 2018, après six mois d’Erasmus à Barcelone. C’est là que j’ai décidé de prendre une année sabbatique, une pause dans mes études — pour pouvoir expérimenter ce que je pouvais faire à temps plein dans les échecs.
Je n’avais jamais pu m’y consacrer à 100%, alors que j’en rêvais depuis longtemps.
Mes études à la fac me stressaient beaucoup, et pour m’inscrire au moindre master, il fallait 15 pages de C.V. Ces étapes m’ont un peu découragée, mais surtout, plus je devais m’impliquer dans mes études, et moins je pratiquais les échecs… Et ça me rendait malheureuse.
Mes parents n’ont pas été ravis de cette décision. Ils voulaient que je termine mon master, et que je m’assure un peu de sécurité avec des diplômes avant de me lancer dans le monde des échecs. Je comprends leur point de vue : ils savaient très bien à quel point ce milieu est précaire, et qu’il peut être difficile d’en vivre.
Ils n’ont finalement pas eu d’autre choix que d’accepter. Je savais que ce serait difficile, mais je me suis dit : « Je ne suis pas dépensière, je n’ai pas besoin de trop de choses pour survivre, alors autant y aller ! »
Les échecs professionnels, un statut précaire
Les échecs sont une discipline particulière. La proportion de personnes qui savent y jouer est énorme comparée à la proportion de personnes qui s’inscrivent en club ! On pense souvent qu’on a pas le niveau, qu’on a pas commencé assez tôt… Mais en dehors de l’aspect compétitif, il y a beaucoup de plaisir à jouer aux échecs en club.
Parce que les échecs ne sont pas très implantés en France, le statut des joueurs et joueuses professionnelles est relativement précaire. Nous sommes peu à pratiquer le haut niveau, et sommes principalement rémunérés par tournoi — il n’y a pas vraiment de suivi permanent, ou de salaire à l’année…
Le calendrier s’organise autour des grandes dates suivantes : un championnat de France par an, et une ou deux compétitions internationales avec l’équipe de France. Le reste du temps, il y a des tournois.
Ce sont eux qui constituent le gros des revenus des joueurs et joueuses, car notre salaire est principalement constitué des sommes que nous gagnons quand nous remportons des tournois. Comme les échecs ne sont pas très visuels, les sponsors sont rares !
Mais heureusement, contrairement aux sports comme le foot, les pros ne sont pas affiliée à un seul club. En ce moment, par exemple, je joue en ligue grecque et je gagne de l’argent pour jouer pour des clubs différents.
Du côté des finances, soyons honnête, je pense que je n’atteins pas tout à fait 1000€ par mois de gains. Mais pour moi, ce n’est pas très grave : je n’ai pas d’enfant à charge, et ce qui compte le plus pour moi, c’est la liberté ! Je peux voyager, travailler quand je le souhaite, me lever à l’heure que je veux…
Journée type dans la vie d’une joueuse d’échecs
En avril 2020, alors que j’étais confinée chez moi comme tout le monde, j’ai eu l’idée de me lancer sur Twitch. J’avais envie de partager ma passion, et je suis de nature sociable, c’était tout indiqué !
Sans forcément me rapporter d’argent, cela me sert de vitrine. Et c’est comme ça que j’ai été repérée par la Team Vitality, la première équipe d’e-sport en France. Ils m’ont choisie pour devenir leur ambassadrice, et depuis février 2021, je représente la marque dans toutes mes compétitions d’échecs. Je fais aussi des lives sur leur chaîne, je porte leurs maillots… En échange, ils me sponsorisent et m’aide à payer pour les tournois à l’étranger.
Mon programme quotidien varie en fonction des périodes. Pour performer aux échecs, il est très important pour moi d’avoir une activité physique régulière. Je fais de la natation quatre fois par semaine, je vais courir…
Je gère aussi mes réseaux sociaux, et en dehors des tournois, je passe quatre à cinq heures par jour à travailler les échecs. Pour cela, je lis des livres, j’améliore mes connaissances théoriques du jeu, et je les teste en pratique !
En ce moment, il y a pas mal de compétitions. Après le temps d’arrêt du Covid, les tournois ont repris de plus belle, et tout est organisé en même temps ! J’ai enchaîné le championnat du monde féminin par équipe, la ligue grecque… Si je passe deux semaine d’affilée chez moi, c’est énorme. Sachant que j’aime être en voyage tout le temps, ce n’est rien de contraignant… Mais mon chat me manque !
Être une femme dans les échecs
On m’interroge souvent sur ce qu’est être une femme dans un milieu aussi masculin que les échecs.
La réalité, il faut le dire, n’est pas toute simple.
Si la plupart des tournois non-officiels mélangent joueurs et joueuses, les tournois officiels séparent les divisions féminines et masculines.
Historiquement, les échecs sont un sport très masculin — et associé à la guerre. De nombreux facteurs, notamment sociologiques, rentrent en compte dans la pratique féminine. Mais je ne suis pas spécialiste de ce terrain, je ne m’y aventurerais donc pas !
Ce que je sais, c’est qu’en France, 20% des licenciés et licenciées de la fédération française sont des femmes. De manière assez mécanique, parce que nous sommes moins nombreuses, il y a moins de femmes « très fortes » que d’hommes aux échecs. Alors, pour encourager la pratique féminine, la fédération française a créé des tournois exclusivement féminins — sachant que les tournois dits « masculins » sont en réalité mixtes, puisque les femmes peuvent techniquement y participer.
Cette réalité suscite beaucoup de jalousies : de nombreux hommes pensent que nous ne méritons pas ce que nous gagnons. Ça les met mal à l’aise que des meufs puissent vivre de leur passion alors qu’à niveau équivalent, ils ne le peuvent pas toujours. Pourtant, ce n’est pas comme si on leur ôtait le pain de la bouche !
« Women’s chess », une expression péjorative
Dans le milieu, il faut savoir que l’expression « women’s chess » (échecs féminins) est un terme à grosse connotation péjorative. Ça sous-entend « échecs de comptoirs ».
De ce postulat découle une forme de sexisme quotidien omniprésent. On te dit « Tu joues bien pour une femme » ; quand tu es la seule femme d’un open, tu sais que les cent autres joueurs présents ne viennent pas regarder ta partie pour la qualité de ton jeu mais pour voir « la meuf » jouer… C’est vite énervant.
Pour encourager la pratique féminine, en France, les compétitions par équipe imposent aux clubs un échiquier féminin obligatoire. Sur les huit joueurs et joueuses de chaque équipe, il doit donc y avoir une femme, ce sont les règles.
Généralement, elles se retrouvent au dernier échiquier. Et typiquement, pendant un tournois, j’ai déjà entendu un des joueurs dire à la seule femme de son équipe :
« Bon, de toute façon, après la dernière partie, tu nous apportes les cafés vu que tu ne sers à rien, et que tu es juste là pour remplir la place de la femme ! »
À force, ce type de comportement est aussi intériorisé par les joueuses. Au point que ça joue aussi sur notre niveau. Depuis notre plus jeune âge, on nous répète les hommes sont plus forts — au bout d’un moment, on finit par y croire, qu’on ne sert qu’à remplir des places…
Et puis, comme dans tant d’autres microcosmes, il y a des choses malsaines. Il n’est pas rare que des hommes reconnus dans le milieu utilisent leur influence pour draguer, ou harceler des joueuses, par exemple.
Ce sexisme existe, et il est très difficile à faire reconnaître, notamment par nos oppresseurs : bien des joueurs d’échecs sont persuadés que le sexisme n’existe pas dans notre milieu.
Oser s’exprimer
Tout cela fait qu’il est très difficile d’en parler. Je me suis rendue compte qu’en tant que femme dans les échecs, on ose pas parler, extérioriser ce qu’on dit : de peur de s’exposer aux avis masculins, qui sont tout simplement majoritaires, on se tait beaucoup.
Moi, je suis pour qu’on s’unisse entre joueuses ! J’ai la chance d’avoir une plateforme où je peux m’exprimer librement grâce aux réseaux sociaux, et je m’en bats les steaks de ce que les organisateurs de tournois pensent de moi. Il faut inciter les joueuses à extérioriser ce qu’elles vivent, pour sortir de cette ambiance machiste et sexiste qui dure depuis trop longtemps !
On ose pas s’exposer, de peur qu’on s’expose aux avis masculins qui sont tout simplement la majorité des avis. Moi, je suis pour qu’on s’unisse entre joueuses. J’ai la chance d’avoir une plateforme où je peux m’exprimer librement, et je me fiche royalement de ce que les organisateurs de tournois pensent de moi. Mais ce n’est pas le cas de toutes les joueuses !
Je pense qu’il faut leur donner la parole, les inciter à extérioriser ce qu’elles vivent pour qu’on sorte enfin de cette ambiance machiste qui dure depuis trop longtemps.
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