Quand on veut partager sa passion de la philosophie, il existe deux possibilités : parler de Kant ou ne pas parler de Kant.
Et même si je trouve sa philosophie bouleversante, j’ai choisi dans cet article, non seulement de ne pas parler de Kant, mais en plus de parler de ce qui semble en être l’exact opposé : du bon gros blockbuster/best-seller populaire pour ados, Hunger Games.
Quand je me lance dans la rédaction d’un article philo
Cette franchise pose deux questions :
- Qui de Peeta ou de Gale finira dans le lit de Katniss ?
- La loi du plus fort est-elle toujours la meilleure ?
Dans Hunger Games, suite au délitement des nations, un régime totalitaire régit les États-Unis, devenus Panem et fractionnés en districts.
Pour comprendre comment ça marche, c’est simple : une ville, le Capitole, détient tous les pouvoirs (et tout l’argent) (et le mauvais goût aussi). Le Président Snow en est le chef incontesté. Autour du Capitole sont organisés 12 districts, chacun spécialisé dans une production différente : agriculture, élevage, pêche… Le district 1 est le plus aisé ; le district 12, d’où est issu notre héroïne, Katniss, le plus pauvre.
Le premier teaser d’Hunger Games — La Révolte (partie 1) montre le Président Snow s’adressant à la population.
Pour assoir son autorité, le Capitole organise chaque année des Hunger Games, autrement dit « jeux de la faim », où un homme et une femme de chaque district devront lutter à mort dans une arène filmée sous tous les angles et truffée de pièges.
La thématique du retour à la loi du plus fort est très utilisée en littérature et au cinéma, tout simplement parce qu’elle est dangereusement simple. Elle permet de créer immédiatement un climat de tension dont les règles seront connues de tous, et de poser le héros, en général plus faible, en challenger, créant ainsi une dynamique efficace.
Ce n’est pas pour rien qu’en Thaïlande le salut à trois doigts est devenu le symbole de la résistance…
La loi du plus fort s’applique à deux niveaux dans Hunger Games : d’abord dans l’arène, au sens le plus strict puisqu’il s’agit de survie physique, ensuite dans Panem tout entier puisque le Capitole exerce un contrôle basé en grande partie sur l’usage de la répression physique et de sa petite soeur, la peur.
La loi du plus fort, en politique, c’est quoi ?
Dans nos esprits, la loi du plus fort c’est celle d’étranges sauvages préhistoriques. Ca ne nous concerne pas, nous sommes au-dessus de ça… Il y aurait un avant et un après la « civilisation ». En philosophie, ces réflexions s’axent autour de la question de l’état de nature.
L’état de nature n’est pas une réalité historique mais un mythe philosophique permettant de désigner le monde d’avant la civilisation et surtout, c’est là que ça devient intéressant pour nous, d’avant la politique. Précisons à toutes fins utiles que la « civilisation » ne commence pas avec l’Europe au Moyen Âge, ou la Rome Antique !
L’état de nature, qu’est-ce que c’est ?
Chez Rousseau, l’état de nature c’est un peu l’Eden fait de gens à poil qui s’entrecroisent pour se reproduire et se quittent bons amis tant qu’il y a assez à manger pour tout le monde. Doués de pitié, nos bons sauvages ne pratiquent pas la cruauté gratuite.
À l’inverse, chez Hobbes l’état de nature est un véritable enfer pour les faibles, où « l’homme est un loup pour l’homme ».
Dans tous les cas, la civilisation arrive avec ce qu’on nomme un Contrat. Il ne s’agit pas de signer en bas à droite sur les parois des grottes, mais de fonder la société et ainsi de… créer l’homme. Rien que ça.
— Alors oui, ok, mais l’homme je te ferais dire que c’est génétique alors contrat ou pas hein…
— Mais qui êtes-vous, être agacé et agaçant ?
— Jane Eliade, ton double qui pose des questions bateau. Réponds-moi !
— Bon, ok. Pour la plupart des philosophes, dire que l’homme marche sur ses deux jambes et a deux pouces opposables, ça ne suffit pas. Selon Aristote, l’homme est un animal… politique.
— Donc il suffit de faire un Contrat, comme quoi on sera sages et tout, et paf, ça fait de l’homme civilisé ?
— C’est là que ça se complique. Laisse-moi t’expliquer…
Dans Hunger Games, un Contrat lie visiblement les habitants de Panem entre eux. Ils sont interdépendants lorsqu’il s’agit de produire des richesses, ils forment une société très organisée avec à sa tête le Capitole menaçant, et au début des aventures de Katniss, aucune révolte ne semble gronder, la dernière ayant été sévèrement matée et ayant abouti à la destruction d’un district, le 13.
Peut-on fonder une société simplement sur la peur et la force comme le croient les élites du Capitole ?
La tentation de la loi du plus fort
La réponse la plus tentante, c’est de croire en la loi du plus fort. Ce n’est pas étonnant, sa dynamique semble imparable : une personne plus forte règne. Si elle se fait détrôner, elle n’était pas la plus forte : c’est donc le gouvernement actuel, le plus fort. Donc le plus fort règne quand même. CQFD.
C’est exactement la dynamique proposée par les dirigeants de Hunger Games : le plus fort sort gagnant de l’arène, même si « force » ne veut pas obligatoirement dire muscles. Si un candidat malheureux ne gagne pas, il n’était pas le plus fort, point.
La loi du Talion est célèbre car elle constitue une réponse simple à ce dilemme : se mettre d’accord pour rendre « oeil pour oeil, dent pour dent », c’est couper net la tentation de l’escalade.
Katniss, un grain de sable dérangeant dans le système du Capitole
Le problème posé en fin de tome 1 par Katniss lorsqu’elle choisit de mourir avec Peeta plutôt que de rentrer dans le jeu du Capitole, c’est précisément ça : elle met fin à la course à la première place, bouleversant les valeurs fondatrices de Panem.
Mourir à deux, ou vaincre à deux, dans tous les cas c’est transmettre le même message : au-delà de la question de la force, il y a autre chose. L’amitié, l’amour, les liens du sangs… la politique.
Ce n’est pas pour rien que les jeux suivants réinstaurent une compétition entre les précédents gagnants, ce n’est pas seulement pour le spectacle façon « Spéciale les anciens » comme dans nos télé-réalités. C’est tout simplement le seul moyen de rétablir les bases qui fondent la paix sociale défendue par le Capitole.
Il faut que le plus fort gagne. Et comme le Capitole a déjà gagné, qui est le plus fort ? Le Capitole.
— Oui mais…
— Allons bon, qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Katniss c’est une héroïne de roman, c’est normal qu’elle gagne à la fin, mais dans la vraie vie c’est pas comme ça !
Tu n’as pas totalement tort, mon petit colibri : effectivement, dans les faits c’est un peu plus compliqué que ça.
La loi du plus fort vous veut du bien
La loi du plus fort n’a pas toujours eu cette sale réputation qui lui colle aux tongs.
Prenons Hobbes par exemple : il ne dit pas que la loi du plus fort c’est tout pourri. Il a vu l’Angleterre se déchirer durant de nombreuses guerres civiles, tout comme les premiers dirigeants du Capitole ont dû contempler la révolte des districts ( il y en avait 74 avant les aventures de Katniss) avec horreur.
Cet homme respire la joie de vivre et la sympathie
Face au chaos, Hobbes propose une solution :
le Léviathan. Soit Panem dans notre cas. Le Léviathan, c’est la loi du plus fort utilisée à bon escient, au profit de l’unité politique et de la paix. Quitte à rogner un peu sur les libertés au passage — puisque pour que le Léviathan existe, chaque personne doit « déposer » les armes au profit d’une police officielle, ne plus rendre de justice personnelle au profit d’une justice centralisée, etc. On se met d’accord pour désigner le plus fort, on plie volontairement devant lui, ensuite on assume les conséquences.
Cette pensée est tellement révolutionnaire du temps de Hobbes qu’on le considère souvent comme le fondateur des États modernes. Il part du principe que le peuple, pas con, consentira à se défaire de son pouvoir en échange de la paix et de la sécurité.
— Mais tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes alors !
— Dans la tête de Hobbes, c’était probablement mieux que l’anarchie ou la tyrannie. D’ailleurs le Léviathan n’est pas défini : il peut s’agir théoriquement de plusieurs personnes, même si dans l’idéal c’est plutôt un roi. En fait le problème ce n’est pas tellement que Hobbes ait raison, mais plutôt de savoir s’il a forcément raison.
— Ah ces philosophes, toujours à pinailler…
— Ça justifie notre salaire mirobolant et notre statut de rock-stars des temps modernes. Sur ce, je t’explique pourquoi il est important de savoir si Hobbes a forcément raison ou s’il n’y a pas moyen de s’arranger autrement.
Peut-on échapper à la loi du plus fort ?
Pour Machiavel par exemple, le constat est presque le même : lui aussi est témoin des déchirements politiques à Florence, et lui aussi parvient à la conclusion de la suprématie du plus fort. Mais il y a plusieurs nuances intéressantes.
Admirez-moi ce regard de petit rat vicieux…
Le plus fort retrouve ici son titre individuel : pour Machiavel il s’agit bien d’un Prince et pas, par exemple, d’une assemblée. Ensuite, c’est là que ça se corse, sa principale oeuvre, Le Prince, est… un manuel. Autrement dit, il est possible d’apprendre à être le plus fort !
On quitte tout naturalisme : le plus fort, ce n’est pas celui avec les plus gros muscles, ce n’est pas un État dont nul ne se souvient de l’émergence, c’est une femme ou un homme qui se distingue des autres.
— Oh oui, dis-nous comment, et ensemble nous dominerons le monde !
— Bon ok, si t’insistes.
Par la maîtrise de la virtu et de la fortuna : la virtu c’est la capacité à s’adapter aux événements, qui sont eux-mêmes la fortuna. C’est pour ça qu’on va un peu vite en besogne lorsqu’on fait de Machiavel le père du cynisme politique ! Théoriquement, un pauvre hère, pour peu qu’il soit malin et sache se faire aimer autant que se faire craindre, est tout à fait capable d’exercer son pouvoir sur le peuple.
Je te le fais pas dire…
À ce titre, les dirigeants du Capitole ne sont pas du tout des princes au sens machiavélien du terme. Ils ne sont pas les plus forts, puisqu’ils ne savent pas gérer le rapport au peuple autrement que par la tyrannie et qu’ils n’ont pas prouvé eux-mêmes leurs forces puisqu’ils se contentent d’hériter du système.
Mais si le Capitole n’est pas machiavélien, l’auteur d’Hunger Games, Suzanne Collins, l’est profondément !
En effet, la morale de l’histoire est purement machiavélienne puisque la révolte qui renverse le pouvoir en place use des techniques du Prince, notamment par le biais d’une propagande efficace qui permet de rallier le peuple à la cause des révolutionnaires.
Lorsque la nouvelle présidente Coin veut, en fait de changement, tuer le président Snow et rétablir les jeux pour les enfants du Capitole, Katniss fait le constat désabusé de la part de cynisme absolu que renferme le pouvoir politique.
Il n’est pas question de morale : les gentils n’ont pas gagné à la fin, les plus forts non plus, mais bien les plus rusés, ceux qui sont capable de faire usage de virtu face à la fortuna, là où le Capitole était incapable d’évoluer, engoncé dans 74 ans d’habitude.
Pourquoi la loi du plus fort, ça ne marche pas
Alors c’est ça ? Avec Katniss nous devons nous résigner, accepter, à défaut de loi du plus fort, la loi du plus puissant ? Et après un président Snow, une président Coin, et d’autres qui devront protéger leurs arrières, usant pour cela de tout les artifices que leur virtu leur permettra d’envisager ?
— Mais c’est trop triste ! Et du coup l’abri nucléaire dans le jardin on l’agrandit ? J’y verrais bien une petite salle de projection avec un bar et puis…
— Non. On fait de la philo. Parce que de la philosophie bien faite, ce n’est pas que du blabla. Ça permet l’émergence de concepts théoriques susceptibles d’assurer la paix civile. Rien que ça. Est-ce qu’il y avait des philosophes à Panem ? Non, bien sûr : tout le monde était trop occupé à se taper dessus et à mener la révolte, et on voit bien ce que ça donne. Alors si 5 minutes de ton temps peuvent sauver DES VIES HUMAINES j’estime que non, la philosophie, ce n’est décidément pas que du blabla.
— Oh dis, t’énerve pas…
Je suis très calme. Alors pourquoi la loi du plus fort, au moins sur le plan théorique, ça ne marche pas, et qu’est-ce que ça veut dire sur le plan pratique ?
Cette fois-ci, Hunger Games ne nous apporte pas de réponse, précisément parce que le constat de l’auteur est pessimiste, ce qu’à titre personnel j’aime beaucoup mais qui ne nous avance pas tellement à titre philosophique. Donc allons lire du Rousseau. Et au cas où vous l’auriez oublié, il y a aussi du sexe chez Rousseau : des fessées, plus précisément…
J’ai toujours trouvé qu’il avait un petit air d’Orlando Bloom…
Pour Rousseau, qui l’écrit dans les premiers chapitres de son fameux Contrat Social, la loi du plus fort, ça ne tient pas debout. Déjà parce qu’on trouve toujours plus fort que soi, donc le pouvoir est instable, donc on ne peut pas parler de loi mais tout juste d’état de fait momentané…
Mais surtout parce que la loi du plus fort ne nous oblige pas ! Nous nous y plions car nous n’avons pas le choix, pas parce que nous approuvons cette règle. Or, pour s’extraire de ce type de régime c’est très simple : il suffit de désapprouver ce que l’on doit faire. Et ainsi il n’est plus question de loi, mais seulement de la force, et on détruit la légitimité d’un régime. Pas étonnant que les régimes totalitaires, à commencer par celui de Panem, pratiquent allègrement l’art du loisir-lavage-de-cerveau…
On ne fonde pas une société sur une soumission contrainte, mais bien sur un accord collectif, pour Rousseau le fameux Contrat Social.
Concrètement, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’Hunger Games est théoriquement infini. Si l’auteure a terminé son histoire au bout de trois tomes, la logique mise en place peut, elle, se perpétuer encore et encore : il y aura toujours un pouvoir, et donc toujours une Katniss pour s’extraire de son emprise, et le démettre de son titre de « plus fort ».
Un pouvoir reposant sur la force est un château de cartes. Ainsi le fameux proverbe de La Fontaine « la raison du plus fort est toujours la meilleure » n’est pas complet. Il faudrait dire : « la raison du plus fort est toujours la meilleure… jusqu’à preuve du contraire ! ». Et un pouvoir instable, condamné à échéance… ce n’est pas un pouvoir du tout.
Plusieurs conclusions à ce petit mashup pop-culture x philosophie :
- Il y a encore de la maille à se faire avec une suite d’Hunger Games
- Un pouvoir politique ne peut pas, seulement, reposer sur la force
- Une société ne peut pas, seulement, être dominée par la peur
- Une loi ne peut jamais s’assimiler à une contrainte mais doit être consentie par la société. Et ce n’est pas pour rien que tous les tyrans doivent, malgré tout, se justifient auprès du peuple : je suis de droit divin ! Je suis riche ! Je suis votre leader ! On ne peut pas se passer du consentement du peuple, même en étant le plus fort.
- Un État montre des bases politiques saines à mesure qu’il accorde à ses citoyens un droit à la participation. C’est à cela que l’on reconnaît un État qui n’a pas peur pour lui-même : il n’a pas peur de ses propres citoyens.
Dans nos démocraties, on pourrait par exemple dire que ce sont les Assemblées qui, en définissant la loi, assurent la participation des citoyens à la vie politique et donc le caractère pérenne du régime.
Mais vient alors, subrepticement, la question piège : et nos Assemblées à nous, permettent-elles la participation des citoyens ? De tous les citoyens ? Et si non, qu’est ce que cela veut dire ? À vous d’y répondre…
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
Les Commentaires