Finissons cette journée par une histoire peu commune : celle du docteur P. qui, comme l’indique le nom du livre de son neurologue Oliver Sacks, prenait sa femme pour chapeau – littéralement.
Un jour, sous les yeux du Dr Sacks, pensant avoir entre les mains son chapeau, l’homme saisit en réalité la tête de son épouse. À la suite d’une atteinte cérébrale, le docteur P. souffre en fait d’agnosie, plus précisément d’une agnosie des visages associée à une agnosie des objets ; c’est-à-dire qu’il ne parvient plus à identifier ni les objets, ni les visages.
Quel est le fuck ?
Whaaaat, vous dites ? L’agnosie, qui a pour racines grecques les mots « ignorance » et « connaissance », est une pathologie dans laquelle les individus perçoivent les stimuli mais ne les traitent pas. Dans son cas, le docteur P. peut voir et décrire les détails des objets et des visages, mais il ne parvient pas à les identifier. Autrement dit, il pourra parfaitement nous expliquer que ce visage a le nez long, a les pommettes rebondies, à dire au Dr Sacks qu’un gant est « une surface continue repliée sur elle-même, munie de cinq excroissances », mais il ne pourra pas les identifier comme un visage ou un gant. Les objets et visages n’ont plus de sens pour lui : il ne peut ni les nommer, ni expliquer leurs usages. Pourtant, le mot « gant » n’a pas disparu de son vocabulaire et lorsqu’il l’enfile dans le bureau d’Oliver Sacks, il s’écrie « Mon Dieu, mais c’est un gant ! ». Vous me suivez ?
Le docteur P. peut analyser les différentes propriétés élémentaires des objets qu’il voit, mais leur représentation concrète s’efface… Ce qu’on en déduit, c’est un peu que le tout n’est pas la somme des parties, que la représentation perceptive d’un objet est autre chose que l’addition de ses propriétés. Pour le dire différemment, les objets seraient devenus pour lui des puzzles dont il ne peut reconnaître que certaines pièces, sans être capable de les assembler.
Vivre avec une agnosie
Comment le docteur P. a-t-il fait pour continuer à vivre de façon autonome ? Selon le récit d’Oliver Sacks, l’homme qui prenait sa femme pour un chapeau s’est adapté, a utilisé d’autre sens pour identifier son environnement, a identifié les choses grâce à leurs bruits, à leurs odeurs, les visages grâce à leurs voix. Musicien,
il reconnaissait les autres gens à l’aide de leurs gestes, qui étaient pour lui « leurs musiques corporelles ».
Selon les zones du cerveau endommagées, différents types d’agnosies peuvent survenir :
- L’agnosie visuelle, dont nous venons de parler, pour laquelle l’individu ne reconnaît plus les objets, les visages (cette forme d’agnosie visuelle se nomme plus spécifiquement la prosopagnosie – à l’image du docteur P., les individus peuvent évaluer l’âge d’un visage, son sexe, ses cicatrices, mais ne peuvent pas dire « qui » il est), les couleurs (achromatopsie), les chiffres ou les lettres…
- L’agnosie auditive, où les patients ne reconnaissent plus les sons, les bruits familiers, la musique (certains pourraient même ne plus comprendre le langage « parlé » tout en continuant à parler eux-mêmes)
- L’agnosie tactile, où les sujets ne reconnaissent plus les sensations du toucher (incapacité de mémoriser le toucher d’une feuille, de l’herbe, d’une peluche…)
- L’agnosie spatiale, dont les malade ne parviennent plus à se représenter une vue d’ensemble, à localiser un objet dans l’espace pour le prendre… Dans l’un des cas narrés par Oliver Sacks, une femme souffre d’héminégligence : atteinte de lésions au cerveau « droit », elle ignore les éléments de l’espace se trouvant dans son champ gauche, elle ne mange que la partie droite de son assiette, ne se maquille que la moitié du visage, etc. Pour contourner ses difficultés, Madame S. tourne sur elle-même jusqu’à voir les parties manquantes.
- L’agnosie corporelle, où les patients ne reconnaissent plus les différentes parties de leurs corps (autotopoagnosie) ou les perçoivent comme étrangères (hémiasomatognosie).
Pour bien finir de vous assommer, j’ajouterai qu’il existe aussi un trouble nommé anosognosie – qui décrit la non-conscience de ses propres troubles. EH OUAIS.
Des malades, pas des phénomènes de foire
Dans son livre (l’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, donc), Sacks narre les histoires de plusieurs patients atteints de pathologies peu ordinaires. Bien que certains le lui aient reproché, son « recueil de nouvelles neurologiques » n’est pas vraiment un inventaire à la TF1, façon Les 30 histoires les plus extraordinaires, le neurologue n’aborde pas les choses uniquement sous le prisme de la pathologie et parle des patients, de leurs histoires, de leurs personnalités, de la manière dont ils s’accommodent de leurs troubles, de la façon dont leurs vies s’adaptent.
L’auteur-médecin fait preuve de beaucoup d’humanité ; ce qui est différent, c’est qu’au-delà d’une explication « clinique », il mentionne également tout ce que la pathologie peut apporter de positif. Le livre pose aussi en filigrane la question des traitements que l’on inflige aux personnes atteintes de ces pathologies : à quel prix veut-on « gommer » les maladies ? Si parfois le traitement « efface » le sujet et ses traits de personnalité, le prix n’est-il pas trop cher ? Le choix ne doit-il pas être laissé au patient ?
Sans jamais nier la gravité et parfois les handicaps amenés par la pathologie, une question essentielle est posée : dans la mesure des possibilités, l’individu, même atteint de troubles, doit-il nécessairement s’adapter au monde qui l’entoure, ou est-ce au monde environnant de s’adapter à l’individu et ses complexités ?
Pour aller plus loin :
- L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau – si vous êtes tentées, le livre peut se lire sans expertise neurologique !
- L’article d’un blog Mediapart
- Un article sur l’agnosie
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
Les Commentaires
Merci
Et je trouve que " saisir" est un terme très juste ici, c'est exactement ça... !
Mission du week-end : trouver le cri de la Mouette !
Oui, disons aussi que ce sont des questions infiniment complexes : est-ce qu'on doit obligatoirement s'intégrer à la société ? Et en même temps : est-ce qu'on ne doit pas permettre aux individus de s'intégrer dans la société et de vivre en autonomie ? Et oui aussi, quelle place pour l'entourage ?
Pas forcément, comme Mandorle te l'a dit, c'est un livre accessible et très "vulgarisé"
Merci pour tes précisions Si je me sens capable de le débriefer, je ferai un papier sur son dernier travail pour un peu plus de modernité !