J’ai été une de ces petites filles incapables de s’identifier aux personnages de garçons et qui rajoutait des cils et des noeuds roses aux coloriages que distribuait la maîtresse parce que les écureuils, chats, chiens et enfants étaient vraiment trop virils à son goût.
Le rose avait un effet hypnotique sur moi et je ne pouvais pas m’empêcher d’errer dans les sections pouponneries du magasin de jouet ou de bloquer la télé quand Starla ou Sissi passaient. Pour faire court : j’étais une espèce de mini-princesse gnangnan.
Sauf que je faisais une tête de plus que la plupart de mes petits camarades et que j’étais bien plus massive (oui, la forte ossature ça existe, vous seriez surpris-es si vous connaissiez mon poids).
Voilà ce à quoi devaient ressembler mes rêves d’enfant.
Barbies, bagarres et aventures
D’un autre côté, je me rappelle que les histoires que je racontais ne se résumaient pas à « Tiffany fait un relooking » ou « Barbara va prendre le thé » : je creusais des tranchées, les Barbie braquaient des diligences (le carrosse rose saumon), j’organisais des traversées de caravanes dans le désert (avec de grandes tempêtes de sable qui dispersaient les familles aux quatre coins de la chambre), des hôpitaux pour les victimes des bombardements quand je lançais des ballons sur les tas de terre des taupes (j’aimais bien la Seconde Guerre Mondiale), y avait des bagarres dinosaures VS Barbies, on mixait nos jeux avec mon frère et ma poupée se retrouvait à la tête d’une ligue de super-héros DC/Marvel/Gargoyles/Tortues Ninja…
Mais je ne voulais jouer qu’avec des héroïnes et de préférence habillées en rouge/rose, avec une jupe et des cheveux longs. J’étais aussi une horrible mini-sexiste qui assénait au frangin des : « pleure pas, t’es un garçon » (pardon, frérot).
Plus tard, mes jeux sont devenus un peu moins créatifs et encore plus délicats et précis… peut-être plus « féminins » au sens où on l’entend aujourd’hui — mais j’ai eu des plaisirs similaires en lisant Huysmans, Wilde, Théophile Gautier et Andersen qui sont des mâles et fiers de l’être.
Trop massive pour être une princesse ?
Je fantasmais sur les maisons grandioses du XIXème avec leurs rideaux de dentelle et leurs portraits à l’huile luisant à la lueur des bougies, les robes en popeline, en tartanelle, en taffetas, en soie moirée, les porcelaines fines, les broderies, les lampes d’albâtre, les chapeaux avec de vraies fleurs en tissu… Mais tout ça, je l’enfermais dans la maison de poupée que ma mère m’avait virilement taillée dans des restes de bois. Du dehors, rien de cette délicatesse ne subsistait.
Déjà toute petite, je ne contrôlais pas ma force et je faisais mal à mes délicates camarades à longueur de temps par maladresse, ce qui me complexait beaucoup. Une pichenette (pour moi) les faisait crier, alors j’ai essayé de prendre mes distances.
Du coup, je suis devenue un genre de grosse bête renfrognée, plus grande, plus large, avec des cheveux pelliculés, une peau grasse et une expression pas sympa. Quand je regarde les photos, je constate que j’avais juste l’air quatre à cinq ans plus âgée que les gens de mon âge mais dans ma tête, j’avais l’impression d’être l’équivalent de Donkey Kong perdu dans le Royaume Champignon. Un problème d’échelle somme toute, mais pas que…
De « femme chevalier » à « chevalier » tout court
Au Carnaval de l’école, comme je n’osais plus incarner des princesses à fanfreluches, je devenais femme-quelque-chose » : femme pirate (Anne Bonny), femme cow-boy (Calamity Jane)… Préciser « femme » me semblait très important. Je n’étais pas un pirate ou un cowboy, j’étais d’abord une femme !
Une femme quelque chose (chevalier en l’occurence). Hiiiiiiiii !
Fin primaire, j’ai commencé à m’identifier à des héros masculins. Je me prenais pour un héros, un chevalier qui défendrait mes camarades de classes plus « féminines », que je chérissais encore plus que mes miniatures en porcelaine (c’est dire !).
Les pauvres filles ne m’avaient rien demandé évidemment, mais là où je voyais des serments silencieux de loyauté éternelle, des pactes de protection et d’amour, il y avait juste moi : la grande intello massive et une fille qui était toute seule à la récré ce jour-là parce que sa copine lui faisait momentanément la gueule et/ou était malade.
Une collégienne « garçon manqué »… en surface, en tout cas
Au collège, virage de l’asociale : j’étais le jeune Werther ascendant Kurt Cobain, un esprit déchu, désabusé de la condition humaine et qui errait parmi les ignorants et les sots. Non, en fait j’étais toujours l’intello massive (moins grande, les gens commençaient à me rattraper) et qui, en plus, avait gagné en prétention et en orgueil à force d’isolement (du genre : si les gens ne m’aiment pas, c’est qu’ils sont bêtes).
Intérieurement, j’avais toujours cette petite facette « féminine et délicate » qui dévorait des romances de midinettes avec un plaisir qu’elle dissimulait soigneusement (car j’étais bien au-dessus de tout ça). Je me sentais déplacée d’aimer ça, je me sentais ridicule. Ce n’était pas « pour moi ».
Extérieurement, j’étais un garçon : pantalon trop large, pull trop large pour cacher les seins naissants, cheveux long mais tressés serrés et figure patibulaire méprisante. Beaucoup de filles passent par là, je crois, mais j’étais en avance physiquement et dans un établissement privé où l’uniforme des filles c’était jupette, chandail et serre-tête en velours — autant dire que je jurais un peu.
Les filles, d’ailleurs, j’avais perdu tout espoir les concernant. Moi qui les avais idéalisées, moi qui en avais fait des sylphides pâles et lumineuses perdues dans un monde de rose et de crème, je découvrais au détour d’un espionnage MSN (ô rage !), qu’elles n’étaient que des perfides cruelles !
Oui, j’étais une vraie drama queen. Mais une drama queen intérieure : extérieurement, je restais de glace, comme le roc viril que je prétendais être.
Shannen Doherty et Penelope Cruz, ou mon moi intérieur : un être complexe qui aime la fausse moustache !
Les règles et les seins, voleurs de virilité
Quand j’ai eu mes règles, j’ai vraiment eu l’impression d’être dépossédée de mon corps. J’avais mis des années à accepter que j’étais un « garçon » incapable de séduire — et à m’habiller comme tel — et voilà qu’on me privait de mon rempart de virilité.
Mais le pire, ce n’était pas cette impression glauque de mariner dans mon jus marécageux et gluant, le pire, c’était cette paire d’emmerdeurs qui me pendaient sous le nez et qui gonflaient. Je n’étais même plus un héros, j’étais… une espèce de créature ridicule, un hybride bizarre et grotesque… UN LIPPOUTOU ! (Oui, je me suis sincèrement identifiée à Lippoutou.)
Bibi au collège
Déconstruire le genre à 14 ans
En quatrième, lors d’un exercice de français qui consistait à décrire quelqu’un, j’ai décidé de présenter un vieillard travesti. La prof devait lire les trois meilleurs textes et le mien a remporté la victoire (autant dire que je me rengorgeais comme un fier batracien).
Mais mon enseignante a interrompu sa lecture au moment du texte où je précisais le travestissement du personnage, au moment où le masculin basculait dans le féminin, au moment où la chemise bleu marine au col amidonné retombait sur la minijupe en cuir rose. « Le reste est très décevant », a-t-elle dit.
Elle devait croire à une blague potache mais j’étais horrifiée par cette censure, que j’ai prise personnellement. Heureusement, mes camarades, attirés par le scandale, ont par la suite réclamé des détails ô combien provocants sur le texte censuré, détails que j’étais on ne peut plus heureuse de leur fournir. Je redevenais Kurt Cobain, le dissident, le provocateur… Kurt qui s’est transformé en Sid… qui s’est transformé en Jim au gré de mes découvertes.
Les mangas et les comics, peuplés de guerrières en mini-jupe
À la fin du collège, c’était la grande vague manga et malgré mon cadre bourgeois catholique, je n’y ai pas échappé : j’ai commencé à me passionner pour ces héros aux costumes improbables et aux visages d’enfants. Je lisais plutôt des histoires de baston bête et méchante.
J’adorais Naruto, notamment, et comme j’avais développé une certaine haine du féminin en réaction à l’imposante surface gélatineuse qui me pendait sous le nez, je méprisais les shôjo, que je trouvais trop niais.
Après, je suis vite passée aux comics de super-héros — dans lesquels la parité n’est pas toujours de mise non plus, mais qui comptent pas mal de badass. Dans les histoires que j’écrivais, après avoir intensément imaginé des personnages de garçons, j’ai commencé à remettre des filles en scène.
Peu à peu, je me suis identifiée aux héroïnes des mangas, ces guerrières qui tabassent du monstre en mini-jupe, et j’ai recommencé à me prendre pour une fille.
S’habiller ou se déguiser ?
À la suite d’un pari, j’ai acheté une jupe, puis je me suis lâché les cheveux. J’ai commencé à collectionner les chaussettes à rayures, à mettre des mini-jupes. C’était déjà un début de cosplay : j’avais l’impression de me déguiser.
Je pensais toujours à des personnages (fille ou garçon) en m’habillant. Aujourd’hui, je suis Dorian Gray, demain, je serai Tenten dans Naruto, après-demain, Rorschach dans Watchmen et le jour d’après Yûko dans XxxHolic… Il y avait des jours où j’étais une gonzesse de folie mais mes talons me faisaient dépasser la plupart des garçons de ma classe (leur poussée de croissance a eu lieu plus tard).
J’expérimentais, je me maquillais comme une folle : violet, vert, jaune, orange, noir sur la bouche, turquoise sous les yeux… C’était approximatif et crade mais ce n’était pas moi, puisque je me déguisais.
Mes habits d’homme ne sont pas moi. Mes habits de femme non plus.
J’ai commencé à parodier le féminin et le masculin. L’été de ma première, j’ai réalisé un film amateur avec ma soeur et une cousine, dans lequel je jouais deux hommes et une femme trans, qui était un genre d’apogée de la « féminité » : robe rouge, gestes suggestifs, bas et talons — mais je tenais à préciser que c’était une trans.
D’abord parce qu’à l’époque, je pensais que c’était un gag hilarant… Mais aussi parce que je tenais à signaler que c’était un artifice. Que ce n’était pas moi. Les gens qui voyaient le film savaient tout de suite que mes rôles d’hommes n’étaient pas moi puisque pour eux, j’étais clairement une femme… Mais mon rôle de femme, je ne voulais pas qu’ils le confondent avec moi non plus.
Captures d’écran du film (un bien grand mot) : bibi en mec et bibi en femme trans.
J’ai montré ce film à mon petit ami pour lequel je sortais le grand jeu de la féminité. Il a été horrifié et j’en ai été surprise. C’était pourtant prévisible que ça le dégoûterait mais sur le coup, je ne comprenais pas pourquoi. «
J’ai bien l’air d’un homme, c’est réussi ! » j’ai dit. « Justement ! », il a rétorqué.
Aller-retour perpétuel entre féminin et masculin
En terminale, j’ai multiplié les films amateurs où je jouais des garçons. J’ai aussi fait une série d’autoportraits où j’endossais diverses identités aussi bien masculines que féminines (j’étais en option arts plastiques, ça faisait partie de mon dossier).
L’artiste qui m’inspira principalement fut Cindy Sherman, une photographe qui se mettait en scène avec des déguisements multiples et en laquelle je me projetais complètement.
Cindy Sherman au masculin et au féminin
Pour la citer : « Je me sens anonyme dans mon travail. Quand je regarde les photos, je ne me reconnais jamais ; ce ne sont pas des autoportraits. Parfois je disparais ».
À l’époque, c’était ce que je cherchais. Des masques pour disparaître et me libérer. C’était pas de l’art, tout juste de la parodie torché par une lycéenne qui se cherchait, et ça n’avait pas du tout les dimensions multiples du travail de Cindy Sherman — que je vous invite à découvrir ou redécouvrir d’ailleurs… mais c’était personnel et sincère, je crois.
Notez les cadrages qui évitent les seins et le noir et blanc qui m’arrange bien !
Ni femme ni homme, bien au contraire
Depuis la fin du lycée, j’ai un peu ralenti ce genre d’essais — même si je réclame souvent des rôles masculins au théâtre parce que spontanément, avec mes deux emmerdeurs et mon fondement assorti (mes seins et mon popotin, donc), on me case dans des rôles féminins et j’ai l’esprit contradictoire…
Je n’éprouve pas un besoin constant, permanent de changer de peau, comme certains travestis ou transsexuels (j’ai dû sortir moins de dix fois grimée, et sauf deux fois mémorables c’était des occasions spécifiques où c’est pas grave d’être une fille déguisée en garçon). C’est surtout que je ne m’identifie complètement ni au masculin, ni au féminin et je crois qu’on est beaucoup dans ce cas, dites-moi si je me trompe.
Aujourd’hui, je ne sais toujours pas si je me sens plus comme une hommasse ou comme une femmelette. En tous cas, rien de définitif. J’aurai probablement changé d’avis après-demain.
Mais comme je n’éprouve quasiment aucun plaisir à m’habiller sauf quand je me « déguise » et que je m’imagine être un personnage, je vais continuer à me chercher, parce que les costumes d’hommes et de femmes peuvent être très jolis et qu’il m’arrive de me sentir bien dedans !
Sinon je sais très bien imiter Edward Cullen :
Bellaaaaaaaaahhhhh
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Les Commentaires
Personnellement, mon salut, je l'ai trouvé dans le jeu de rôle Grandeur Nature. Devenir un autre, qu'il soit homme ou femme, me permet paradoxalement d'expérimenter sur ma propre identité et mon propre corps. Je joue en juillet un jeu sur la communauté gay des années 80. Il y avait quatre rôles ouverts pour des assignés femmes voulant interpréter des personnages masculins, j'ai sauté sur l'occasion, et je joue deux autres rôles masculins cette année. Je mesure la chance immense d'être acceptée comme transgenre dans le milieu que je fréquente. Mes autres cercles d'amis ne sont pas au courant, ou ne mesure pas l'importance que ça peut avoir à mes yeux.
J'ai eu une réaction de fan girl de fifou en voyant la bande annonce de la prochaine émission sur ta chaîne, by the way.
Le genre auquel je m'identifie le plus serait un mélange entre agenre et demi-femme (dans l'idée que je n'ai pas de rejet vis à vis de mon sexe biologique)