Lorsque la chaîne C8 a annoncé la diffusion d’Unplanned ce 16 août, on s’est dit que c’était trop gros pour être vrai. Et pourtant, nous y voilà : un film ouvertement anti-avortement va être diffusé en prime time.
Unplanned, dont le titre joue sur le double sens du mot « imprévu » et de l’idée de s’extraire du Planned Parenthood, le Planning familial aux États-Unis, raconte l’histoire « vraie » d’Abby Johnson, une activiste dite pro-life (ou plutôt anti-avortement, c’est d’ailleurs la dénomination que nous utilisons sur Madmoizelle) dont le parcours a une sacrée singularité : elle a été bénévole, puis salariée, et enfin directrice d’une clinique du Planning familial au Texas où étaient pratiquées des interruptions volontaires de grossesse… avant de devenir militante anti-IVG.
Pourquoi s’infliger Unplanned, ces chansons de rock catho et le jeu médiocre de ses acteurs et actrices ? Car cela permet d’identifier et d’analyser les mécanismes d’un film écrit et pensé pour convaincre des méfaits de l’avortement.
Que montre Unplanned, qu’élude-t-il ? Quelles sont les grosses ficelles utilisées, mais aussi celles plus petites et plus pernicieuses utilisées pour faire passer des messages et convaincre des indécis et des personnes simplement mal informées ?
L’histoire fascinante d’Abby Johnson
Forcément, l’histoire fascine : comment peut-on passer de l’autre côté de la barrière ? Comment s’opère la bascule ?
Malheureusement, Unplanned est si malhonnête, si mauvais, il sert tellement la soupe aux mouvements conservateurs antiféministes, qu’il est difficile de comprendre le cheminement d’Abby Johnson. Mais bon, on vous le fait en gros.
Convaincue qu’elle a vu un fœtus se débattre avant d’être aspiré, Abby Johnson comprend qu’« elle se trompe de combat » depuis le début. Voilà.
La scène est à la fois horrible et désopilante ; elle reprend le poncif préféré de celles et ceux qui s’opposent à l’IVG, celui du fœtus qui souffre, lutte et s’accroche autant qu’il peut à la vie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’extrait en question a été utilisée par des militants anti-avortement à la sortie du film aux États-Unis — cette fake news avait alors été débunkée par l’AFP.
Comme l’expliquait la gynécologue-obstétricienne Sophie Gaudu, l’identification de la douleur n’est pas possible avant 22 à 24 semaine : « on ne peut pas parler de douleur pour un embryon, parce que la douleur c’est quelque chose qui est composé de plusieurs éléments, dont la capacité d’identifier et d’analyser un stimuli ». CQFD.
C’est donc sur ce postulat faussé d’un foetus qui se débat volontairement que se base en partie le revirement d’Abby Johnson.
Diaboliser les pro-IVG
Unplanned donne un visage humain à ceux et celles qui manifestent devant les cliniques pratiquant des IVG. Mais si une scène évoque les violences dont ces activistes sont capables, à savoir le meurtre d’un médecin pratiquant l’avortement, le film se montre évidemment très complaisant à leur égard.
C’est surtout en diabolisant les médecins qui pratiquent les IVG — violents, insensibles — qu‘Unplanned entend dénoncer l’avortement.
Les cliniques sont montrées comme d’horribles entreprises capitalistes qui vendent des avortements. Les patientes sont des clientes, il faut faire du chiffre, du profit, s’agrandir, prospérer sur le dos de ces pauvres malheureuses ! On compte même les liasses de billets sur le comptoir de l’accueil quand Abby Johnson vient pour la première fois au centre…
Tout cela est incarné par le personnage de Cheryl, terrible et glaciale directrice, aussi caricaturale qu’une méchante de Disney, femme insensible qui veut augmenter le nombre d’IVG pour s’en mettre plein les poches et gravir les échelons. Le film la montre comme la dirigeante d’un commerce de mort, une industrie tentaculaire qui serait en pleine expansion, soutenue financièrement par des milliardaires puissants (sont d’ailleurs cités George Soros, Bill Gates et Warren Buffett).
Vous l’avez compris, Unplanned n’hésite pas à faire dans l’outrance — mais c’est pour la bonne cause, bien sûr, c’est pour sauver les petits enfants qui sont en danger…
Du sang, du sang, du sang
Dans Unplanned, l’avortement est une boucherie.
Des infirmières nettoient les chambres et la salle d’attente comme s’il s’agissait d’une scène de crime. Un fœtus aspiré ressort dans un bocal avec la consistance d’un smoothie framboise. Abby Johnson rentre chez elle, ses baskets blanches maculées du sang de ses patientes. Il existe même une pièce dans la clinique où sont conservés les restes des fœtus et où la directrice vient les observer avec délectation.
Bonjour la caricature histoire de faire passer les centres où sont pratiquées les IVG pour des abattoirs où les patientes passent à la chaîne sur le billard et sont laissées sans aucune surveillance pendant qu’elles se vident de leur sang sur le lino !
Ah oui, aussi : adieu l’hygiène, hein, on entre dans la salle d’opération comme dans un moulin, oubliez vos gants, votre masque et le lavage de mains le plus élémentaire.
Et bien sûr, même l’IVG médicamenteuse est ciblée — dans une scène où Abby Johnson jeune choisit de ne pas poursuivre sa grossesse après avoir divorcé de son premier mari. Elle souffre alors le martyre, convulse sous la douche en se vidant de gros caillots rougeâtres dans sa baignoire et ne reçoit évidemment aucun soutien de la clinique lui ayant prescrit la pilule abortive, qui prétend que tous ces symptômes sont tout à fait normaux.
Flash-back et messages de prévention
Le film est construit en flash-back, un choix très habile : de cette façon, la vie d’Abby Johnson défile sous nos yeux, et donc sous les siens, laissant entendre qu’elle s’est trompée tout ce temps, qu’elle a été abusée par un discours trompeur d’émancipation des femmes et de liberté ; que ses proches, sa famille, son mari, les militants anti-avortement si gentils, tous avaient raison depuis le début.
Le film se termine par la rédemption d’Abby Johnson, qui gagne en justice contre son ancienne employeuse, se « pardonne » d’avoir aidé tant de jeunes femmes à avorter, mais surtout qui assiste à la fermeture de la clinique, dont le panneau est abattu sous les hourras de la foule.
Tout un symbole, car le centre de Bryan au Texas, où l’action de Unplanned se situe, a bien existé, et il a bien été fermé en 2013.
Oh, et évidemment, qui dit film de propagande dit petit message de prévention à la fin : ici, on invite les personnes qui veulent parler d’avortement ou qui veulent « s’engager pour la vie » à joindre un numéro… mais on invite aussi les personnes qui souhaitent sortir de « l’industrie de l’avortement » à se faire aider. Oui oui, comme pour arrêter de fumer.
C8 va-t-elle diffuser un message similaire pour inviter les accros à l’avortement fantasmées par les anti-IVG à revenir dans le droit chemin ?
En France, le droit à l’IVG n’est pas menacé dans les mêmes proportions qu’aux États-Unis, où — contrairement à ce que Unplanned aimerait laisser croire — les défenseuses et défenseurs du droit à disposer de son corps ne sont pas tout-puissants.
De nets reculs se sont opérés ces dernières années, à la faveur de la présidence de Donald Trump, qui a été le premier président à participer à la marche des anti-avortement en 2020. Dans 47 États, des mesures ont été mises en place pour restreindre considérablement l’accès à l’IVG.
Pourtant, on aurait tort de se dire que la menace n’existe pas aussi ici en France, pour nous et pour nos droits. La preuve, avec la diffusion d’un film aussi dangereux en première partie de soirée, et ce, dans le plus grand des calmes.
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