Encore.
À Santa Fe, au Texas, Dimitrios Pagourtzis, un élève de 17 ans a ouvert le feu dans son établissement scolaire, faisant 10 victimes.
Encore.
The Onion, magazine américain aussi satirique qu’intelligent, a ressorti son article ‘No Way To Prevent This,’ Says Only Nation Where This Regularly Happens (« Aucun moyen d’empêcher ça », selon le seul pays où ça arrive régulièrement).
Encore.
La jeunesse se mobilise outre-Atlantique pour un droit qui paraît absurde, celui d’aller étudier sans avoir peur de mourir.
Encore.
Le tueur est un homme.
Encore.
Parmi ses victimes, il y a une jeune femme qui avait refusé ses avances.
Encore. Et encore. Et encore. Et encore.
Le tueur de Santa Fe et ses victimes
L’insoutenable récit du Los Angeles Time transmet la terreur des ados tremblant dans un placard — tentative désespérée d’échapper à l’agresseur qui mitraille la porte.
C’est le portrait d’un tueur cynique, cruel, jouant avec les nerfs de ses victimes.
C’est aussi le témoignage de Sadie Rodriguez, la mère de Shana Fisher, morte sous les balles.
« Ça faisait 4 mois que [Shana] avait des ennuis avec ce garçon. Il n’arrêtait pas de lui faire des avances et elle lui a dit « non » plusieurs fois. »
Pagourtzis a continué, se montrant de plus en plus agressif, jusqu’à ce qu’elle se défende et l’embarrasse devant toute la classe, selon Rodriguez.
« Une semaine plus tard, il a ouvert le feu sur tous les gens qu’il n’aimait pas. Shana en premier lieu. »
L’histoire est connue. Pire que ça, elle est banale.
Ces hommes qui tuent les femmes qui leur disent « non »
En France, nous n’avons pas de tuerie de masse dans des établissements scolaires, nous n’avons pas d’ados ayant accès à des armes semi-automatiques.
Mais nous avons des hommes qui tuent les femmes leur ayant dit « non ».
Sur Libération, Titiou Lecoq avait consacré tout un dossier aux féminicides, ces femmes assassinées parce qu’elles sont des femmes.
Une grande partie d’entre elles sont tuées par leur conjoint ou ex-conjoint.
Ces meurtres sont une question de genre.
Très peu de femmes tuent leur compagnon ou leur ex. Très peu de femmes, même aux États-Unis, commettent des tueries de masse.
Très peu de femmes se reconnaissent parmi les incels, ces hommes qui n’arrivent pas à séduire et en deviennent misogynes, haineux, pour certains meurtriers.
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Pourtant il y a des femmes souffrant de leur célibat. Des femmes qui ne plaisent à aucun homme. Des femmes dévastées par une rupture.
Alors qu’est-ce qui fait qu’elles ne tuent pas, alors qu’eux, trop souvent, tuent ?
Il y a un problème avec ce que veut dire « être un homme »
En février 2018, quelques jours après une autre tuerie de masse perpétrée par un jeune homme (celle de Parkland, en Floride), Michael Ian Black a publié dans le New York Times la tribune The Boys Are Not All Right (Les garçons ne vont pas bien).
Extraits d’un article nécessaire :
« Trop de garçons sont pris au piège du carcan obsolète et étouffant de la masculinité, qui mesure la virilité en termes de force, qui transforme « être vulnérable » en « être émasculé » […]
Alors l’homme égaré mais désireux de préserver sa virilité n’a que deux choix : la rage ou le retrait. Nous avons vu ce que la rage et le retrait peuvent causer.
Les fusillades dans les écoles ne sont que les plus visibles des tragédies. D’autres surviennent chaque jour ; un des points communs parmi les tueurs, c’est un historique de violence envers les femmes. […]
J’ai foi dans les garçons. J’ai foi en mon fils. Mais parfois je le vois, du haut de ses 16 ans, ravaler sa frustration, enterrer ses inquiétudes […] et j’aimerais lui montrer ce que ça fait d’être vulnérable, ouvert, mais je ne peux pas.
Parce que j’étais un garçon, auparavant, moi aussi. […]
Les garçons sont cassés. Et je veux aider. »
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L’auteur appelle les hommes, lui compris, à s’inspirer des mouvements féministes ayant remis en question les rôles féminins pour élargir la définition de ce qu’« être un homme » veut dire.
« Qu’est-ce que ces fusillades ont en commun ? Les armes à feu, oui. Mais aussi : les garçons. Les filles n’appuient pas sur la gâchette. Ce sont les garçons. Ce sont presque toujours les garçons. »
« Être un homme », c’est être fort, invulnérable, n’avoir pour émotion que la colère et l’envie de bouffer le monde.
Comment « être un homme » et parler d’une rupture difficile, d’une déception amoureuse, pour enrayer une envie croissante de violence ?
Concilier virilité et appel à l’aide, c’est impossible aux yeux de beaucoup d’hommes — et ça se fait de façon inconsciente, bien souvent.
« Les hommes demandent moins souvent de l’aide que les femmes quand il s’agit de dépression, de problèmes d’addiction et de moments difficiles de leur vie.
En cause : des réticences à s’exprimer, les normes sociales, une tendance à minimiser les symptômes. »
La masculinité toxique tue les femmes, considérées comme responsables des maux masculins ; elle tue aussi les hommes, plus nombreux à se suicider chaque année.
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Ces hommes qui redéfinissent la masculinité
Dans sa tribune du New York Times, Michael Ian Black le dit lui-même : il ne sait pas comment aider son fils, car il lutte avec les mêmes problèmes quand il s’agit d’être vulnérable, de faire preuve d’empathie.
D’autres hommes ont avancé plus loin sur le chemin de la masculinité positive, et redéfinissent régulièrement ce qu’« être un homme » veut dire.
Terry Crews, star de foot américain reconverti acteur (à l’affiche de Brooklyn Nine-Nine), est l’un d’entre eux.
Il a pris la parole au moment de #MeToo pour raconter avoir lui aussi été victime d’agression sexuelle à Hollywood. Il dénonce régulièrement les aspects toxiques de la masculinité, comme dans cette récente interview :
Terry Crews est également l’auteur de Manhood: How to Be a Better Man-or Just Live with One (La masculinité : comment devenir un homme meilleur, ou comment cohabiter avec).
Un autre acteur de série comique, Justin Baldoni, à l’affiche de Jane the Virgin, se penche sur la masculinité depuis des années. Il a notamment livré ce formidable TED Talk :
Justin Baldoni anime We Are Man Enough, une émission dans laquelle des hommes plus ou moins célèbres discutent, autour d’une table, de thèmes liés à la virilité, à leur genre.
Quand il s’agit d’hommes cherchant à redéfinir les limites de la masculinité, je peux en lister quelques-uns spontanément, en plus de ces deux figures de proue :
- Les mecs qui se maquillent et n’en sont pas moins des mecs
- Anthony Keedi, qui bosse sur la masculinité au sein de l’ONG libanaise Abaad
- Les Fab Five de l’émission Queer Eye, une déferlante d’entraide et de masculinité positive
- Dwayne « The Rock » Johnson, qui a ouvertement parlé de sa dépression
- Stromae, qui s’est lui aussi livré sur des passages douloureux de sa vie, et aime jouer avec les codes genrés
- Les Islandais qui discutent masculinité sur Twitter avec le hashtag #karlmennskan
- Eddy de Pretto qui dénonce en musique la virilité toxique
Vous pouvez trouver d’autres exemples dans la rubrique Masculinité de madmoiZelle, régulièrement alimentée par moi-même.
J’en place une, également, pour tous les invités de mon podcast The Boys Club, qui viennent se mettre à poil pour parler de leur genre au micro.
Et une autre pour Fab, fondateur de madmoiZelle, qui co-anime The Boys Club avec moi, en plus d’avoir son propre podcast, Histoires de Darons — car causer de paternité, c’est aussi causer de masculinité, en filigrane.
Voilà, le boulot est entamé, mais encore loin d’être fini. Et plus des hommes se saisiront du sujet, plus on avancera vite.
Alors, messieurs, on en cause ? Ou on attend un miracle ?
À lire aussi : La masculinité ne rend pas les hommes heureux… Et tout le monde s’en fout !
Et si le film que vous alliez voir ce soir était une bouse ? Chaque semaine, Kalindi Ramphul vous offre son avis sur LE film à voir (ou pas) dans l’émission Le seul avis qui compte.
Les Commentaires
Pour les homicides de masse ça s'élève à 94%
J'ai découvert ces chiffres dans "The Mask You Live In" un documentaire sur la masculinité toxique et l'injonction à la virilité pour les hommes (aux US plus particulièrement mais ayant la culture dominante on peut facilement l'étendre à la culture occidentale).
Pour la rédac et les madz intéressées par ce sujet, regardez-le, c'est un docu très bien fait qui recroise : chiffres, culture (avec extrait de films très connus pour illustrer), analyse de psy/neurologues/sociologues, témoignages (d'enfants et d'adultes : de personnes banales à garçons victime de maltraitance, ados harcelés, criminels en prison) et décortique tous les critères de la masculinité telles qu'elle est aujourd'hui valorisée (entre autre violence banalisée/liée au respect, répression des émotions, rejet de tout ce qui serait considéré comme "féminin" et ses conséquences sur le bien-être (ou mal-être) des hommes.
C'est très très intéressant, et par moment touchant, ça m'a mis les larmes aux yeux (notamment l'exercice du masque qui donne son nom au docu, où des garçons écrivent sur une face l'image qu'ils donnent et pensent avoir, sur l'autre ce qu'ils cachent :erf.