Nous sommes le mercredi 3 mai, c’est la journée mondiale de la liberté de la presse. L’occasion, chaque année, de faire le point sur l’état de cette liberté à travers le monde.
Force est de constater qu’en ces temps très troublés de campagne électorale, « célébrer les principes fondamentaux de la liberté de la presse » a comme un arrière-goût d’ironie.
Car entre les candidats qui font siffler les journalistes à leurs meetings, ceux qui les insultent ouvertement et/ou les accusent de tous les maux, le climat médiatique est on ne peut plus tendu ces jours-ci…
Pour ne rien arranger, pendant le week-end d’entre deux tours, j’ai découvert ce message posté par Hugo Clément, journaliste pour l’émission Quotidien, sur sa page Facebook.
« Le Front National souhaite créer un ordre des journalistes pour sanctionner les mauvaises pratiques »
Cette annonce, ça semble tellement gros, qu’Hugo Clément n’hésite pas à faire référence à Erdoğan, le Président turc qui ces derniers mois, a fait emprisonner nombre de journalistes et durci son régime grâce à un référendum sur lequel planent de forts soupçons de fraudes.
D’abord surprise par le post du journaliste, je cherche moi-même la source de cette information, qui me paraît exagérée. Mais je constate qu’il n’est effectivement pas compliqué d’en retrouver l’origine, ici sur LCI :
Un « ordre des journalistes », ça semblait un peu gros…
Par rapport à la stratégie électorale qui devrait viser à dé-diaboliser un maximum le Front National, annoncer la créaction d’un « ordre des journalistes », ça fait tache, non ?
En fait, peut-être pas tant que ça.
… Mais une annonce aussitôt démentie par Florian Philippot
Lorsqu’on se penche en détail sur le programme de Marine Le Pen, il ne contient effectivement pas cette mesure, comme s’est empressé de le rappeler Florian Philippot sur Twitter.
Le Vice président du Front National dément catégoriquement l’annonce d’une telle mesure.
En fait, il s’agit d’une proposition du collectif CLIC, affilié au Rassemblement Bleu Marine, comme l’a détaillé Aymeric Merlaud à l’AFP par la suite.
Mais est-ce suffisant pour considérer que cette proposition ne sera jamais à l’ordre du jour, en cas de victoire du Front National au 2ème tour de l’élection présidentielle ?
S’il n’est jamais fait mention d’un « ordre des journalistes », il y a bien en revanche dans le programme de Marine Le Pen ce paragraphe 7 :
« Garantir la liberté d’expression et les libertés numériques par leur inscription dans les libertés fondamentales protégées par la Constitution, tout en renforçant la lutte contre le cyber-djihadisme et la pédo-criminalité.
En parallèle, simplifier pour ceux qui en sont victimes les procédures visant à faire reconnaître la diffamation ou l’injure. »
La première partie de ce paragraphe semble pétrie de bonnes intentions. Mais celle qui concerne la diffamation et l’injure pourrait en fait peut-être sous entendre la création de cet « ordre des journalistes » dont il est question.
Que serait « les pratiques mauvaises » à sanctionner ?
Aujourd’hui, voilà comment ces notions sont définies sur le site du service public :
« Une injure est une invective, une expression vulgaire ou méprisante, non précédée d’une provocation et qui ne vous impute aucun fait précis. L’expression employée à votre égard ne peut pas être vérifiée.
Par exemple : injure sur le physique ou sur le nom de famille…
Si les propos vous imputent un fait précis et objectif (une infraction pénale par exemple), c’est une diffamation. »
Jusque là rien d’anormal, la possibilité d’avoir un recours lorsque l’on est effectivement la cible d’injure ou de diffamation est légitime et nécessaire.
L’existence de ces délits est d’autant plus légitime qu’ils sont encadrés par des procédures visant à garantir la liberté d’expression — et par extension, celle de la presse.
Car c’est par exemple à des accusations de ce genre que doivent parfois faire face les journalistes, et pas toujours pour de « bonnes raisons » : ce peuvent être des méthodes d’intimidation et d’entrave à leur travail d’investigation, par exemple.
Or lorsque Aymeric Merlaud parle des « pratiques mauvaises » sur le plateau de LCI, il fait référence aux perches à micro, qu’il qualifie de « pratiques d’espionnage »
. On se souvient effectivement qu’un autre cadre du FN, Bruno Gollnisch, agresser des journalistes du Petit Journal à cause de la présence de leur perche.
Dans un état de droit, si on s’estime injustement traité, les recours légaux existent.
Et ce qui dérange dans l’idée qu’un cadre du Front National annonce la possible création d’un « ordre des journalistes » pour « sanctionner les pratiques mauvaises », c’est à la fois le rapport tendu (euphémisme !) que ce parti entretien avec la presse, mais également ce qui peut être considéré comme « pratiques mauvaises », qui ne seraient pas déjà réprimées par le droit existant !
Après tout, cette volonté de régenter la profession, c’était déjà dans les propositions de Marine Le Pen en 2012 :
« Sous ma présidence, des Etats Généraux de l’information — faisant appel à l’ensemble des professionnels du secteur mais aussi aux usagers — auront à se tenir avant la fin de l’année 2012, dont l’objectif sera d’accoucher, à terme, d’un code de déontologie des journalistes mais aussi d’un ordre professionnel appelé à réguler la profession. »
Est-ce faisable ? Je l’ignore. Il est possible que le Conseil Constitutionnel décide de censurer de telles propositions. Mais ce qui est sûr, c’est que cette proposition existe, cette idée n’est pas nouvelle.
Et elle ne présage rien de bon, à l’aune du comportement actuel du Front National vis-à-vis de la presse : la semaine dernière, une pétition a été signée par 36 sociétés de journalistes pour dénoncer le fait que le FN choisisse les médias autorisés à suivre sa candidate.
Attaquer la presse : une pratique devenue dangereusement banale
Au-delà du programme et des positions défendues depuis longtemps par le FN, un deuxième élément justifie ce que l’on aurait pu considérer comme une erreur stratégique, dans une campagne de banalisation du parti d’extrême droite.
Attaquer la presse, dénigrer « les merdias » semble être devenu une pratique dangereusement banale.
On note ainsi des attaques répétées, contre des journalistes d’investigation, des attaques qui ont porté leurs fruits jusque dans l’opinion des français eux-mêmes.
Il suffit de voir par exemple la réaction de certains supporters de Fillon au moment des résultats du 1er tour, qui imputent la défaite de leur candidat à « la presse », responsable d’avoir parlé « des affaires ».
J’ignore pourquoi il est effectivement devenu si courant pour des journalistes d’être accusés de calmonie lorsqu’ils ne font que rapporter des faits. Et impossible pour eux de dénoncer le danger que représentent certaines mesures du Front National sans être décrédibilisés.
Il y a quelques jours, Audrey Pulvar a été écartée de CNews pour avoir signé une pétition féministe anti-FN, affirmant qu’elle voterait Macron.
Alors qu’en 2002 par exemple, un tel engagement ne posait a priori pas de problème et cela était même évident.
Peut-être nous sommes-nous habitués, finalement, au fait que le FN soit considéré comme « un parti comme les autres » ?
En 2015, alors que Marine Le Pen était en lice lors des élections régionales dans le Nord, le journal La Voix du Nord s’était engagé fermement contre la candidate du Front National. En effet, les journalistes du quotidien régional pratiquaient déjà le parti d’extrême droite, au pouvoir à Hénin-Beaumont.
Gabriel d’Harcourt, journaliste pour la Voix du Nord, a d’ailleurs réitéré ses mises en garde sur Twitter, et dans l’Obs. Extrait :
« La situation est devenue sidérante, et je pèse mes mots.
Les relations avec le FN ont toujours été épouvantables mais dans l’exercice du métier de journaliste, c’est du jamais vu. […]
Ici, on est au-delà des difficultés relationnelles avec une personne, on est face à un bloc, un système qui entrave l’activité journalistique chaque jour et ne laisse aucune place à ce qui n’est pas la parole du maire et de son équipe. »
Un ordre des journalistes en débat ?
Quant à cet « ordre des journalistes », que faut-il en penser ? Difficile de le dire précisément.
On pourrait estimer effectivement qu’il faut faire respecter le code de déontologie, après tout un certain nombre de journalistes ont peut-être leur part de responsabilité dans la défiance grandissante qui frappe leur profession.
Mais alors qu’il existe déjà des procédures, est-ce que ce ne serait pas aussi fragiliser encore plus la position des journalistes ? D’autant plus lorsqu’a priori, il existe déjà des garde-fous ?
La question peut généralement être posée, ce qui fait un peu mal au ventre, c’est qu’elle le soit par ceux qui entravent déjà tant le travail des journalistes.
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Les Commentaires
Juste pour rebondir là dessus; Mediapart est tout aussi partisan que les autres medias. On a tous tendance à sauter sur les erreurs/biais qui challengent notre vision du monde et à fermer les yeux sur les autres.
Il n'y a pas de journaux neutres, factuels, dans aucun biais. Réguler la presse, ça reviendrait juste à l'interdire.