J’ai l’impression que personne ne parle des violences subies au sein de la fratrie. C’est comme si c’était tabou. Ou pire, comme si c’était normal.
Je m’explique. J’ai 23 ans, bientôt 24 (je ne suis plus trop fraiche quoi…), et jusqu’à mes 4 ans, ma vie a été absolument géniale. Après, beaucoup moins.
Livrée à l’autorité de mon frère
Je suis née d’un papa ultra badass pilote de chasse et d’une maman poule qui restait à la maison pour s’occuper de nous. En raison de la profession de mon père, ma famille déménageait régulièrement, et ce fut ainsi jusqu’en 1996. Cette année-là mon grand-père paternel est décédé. Papa venait de quitter l’armée, et la mort du seul membre de la famille qui lui restait l’a décidé à ramener toute la petite famille dans son village natal.
Une fois installés, ma mère nous a annoncé qu’elle allait retourner travailler. C’est donc à mon frère de 10 ans à l’époque et à ma sœur de 8 qu’a été confiée la tâche de s’occuper de moi entre la fin de l’école et quand mes parents rentraient à la maison, vers 20h.
Je me souviens de la première fois que je me suis pris une taloche. Pas du jour précis (à 4 ans quand on ne sait pas écrire, c’est dur de tenir un journal)… mais je me souviens que mon frère m’a giflée sur un coup de colère, avant de jeter la tête de ma sœur par l’angle de la porte parce qu’elle avait eu le culot d’essayer de me défendre.
À ce point de l’histoire, il me faut préciser qu’a 10 ans, mon rugbyman de frère faisait déjà 1m65 (oui oui) pour facile 50kg de muscles. Autant dire que la claque qu’il m’a allongée, je l’ai plutôt bien sentie. Ce soir-là, ma sœur et moi sommes parties nous coucher avant que mes parents ne rentrent.
Ce genre de geste a continué ponctuellement pendant environ cinq ans. Pourtant on n’en parlait pas avec ma sœur, ni avec personne d’ailleurs. La seule explication que j’ai, c’est que les « violences » filles/garçons étaient assez courantes à l’époque, et je crois que dans ma tête cela me semblait normal que ce soit pareil à la maison. En effet à l’école les garçons nous testaient à base de tirage de couettes, de morsures…
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Un calvaire quotidien
Puis mon frère a eu une Xbox pour son anniversaire. Et la caricature du geek que beaucoup ont est née. Je ne ferai pas un pamphlet anti-jeux vidéo, j’y joue aussi ! Mais lui, il y jouait littéralement quinze heures par jour. Il n’allait même plus au collège. Il était en échec scolaire depuis un moment et s’était fait renvoyer de plusieurs établissements.
En dernier recours notre père l’avait inscrit dans un collège professionnel. Mais il n’y a jamais mis les pieds, et d’après les dires de ma mère le CPE ne l’a jamais signalé. Je sais pas si c’est vrai ou si mon frère interceptait toutes les lettres arrivant du collège avant que mes parents ne les voient — cela n’aurait pas été étonnant de sa part.
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Mes parents étaient pas mal débordés par le travail, et je crois qu’ils n’ont pas su comment gérer mon frère. Ils ont abandonné en se disant qu’après la crise d’ado, tout rentrerait dans l’ordre. Et il y avait ma sœur pour relever le niveau, une sorte de « compensation »…
Tout a dérapé pour de bon quand j’avais 9 ans, ma sœur 13 et lui 15. De 1m65 il est passé a 1m80. Il se droguait déjà et buvait énormément. Et les gifles sont devenues des coups, des prises de karaté, et sa combinaison préférée : des coup de poings dans l’estomac, avant de me jeter au sol et de me mettre de grands coups de pied dans le bas-ventre. Il n’y avait pas de traces visibles. Pas de crime.
J’allais si souvent à l’hôpital pour mes maladroites « chutes dans la baignoire/escalier » que les médecins de l’hôpital me faisaient la bise en me voyant arriver — c’est véridique. Il y a tout de même un médecin, que je voyais assez souvent, qui a eu des doutes. Un jour il m’a gardée dans une salle pendant plusieurs heures jusqu’à ce qu’une assistante sociale vienne me poser des questions sur l’origine de toutes ces blessures.
Techniquement je n’ai pas menti : elle me demandait en boucle si c’était un de mes parents qui m’avait fait ça, ne semblant envisager aucun autre scénario. Mes parents n’auraient jamais levé la main sur moi, et je refusais de tout mettre sur leur dos. J’ai dû être assez convaincante parce que je n’en ai pas revu d’autre après ça. Il n’y a jamais eu de signalement aux services sociaux de la part des hôpitaux.
Mon frère était aussi très violent avec ma sœur, pour la bonne raison qu’elle se mettait souvent entre nous deux pour me défendre. Mais j’ai fini à l’hôpital plus souvent qu’elle : je suis vraiment un petit gabarit par rapport au reste de la famille.
Quand la vérité éclate
Puis un jour, alors que j’avais 12 ans et lui 18, et qu’il vivait à plein temps à la maison aux frais de mes parents et passait son temps à jouer aux jeux vidéo, les choses ont pris un tournant décisif. Je me brossais les dents, et lui, pour s’amuser, est rentré dans la salle de bain et m’a balancé une droite dans les côtes, que j’ai senties craquer. Sauf que mon père venait de rentrer de l’usine et qu’il l’a vu.
Il l’a frappé puis mis à la porte sans ménagement, avant de me demander calmement de lui raconter ce qu’il s’était passé. Alors je lui ai dit les huit dernières années de cauchemar.
Après ça il est sorti balancer des coups de hache dans un tas de bûche pendant plus d’une heure pour se défouler. Mon frère n’a longtemps plus vécu chez nous, et a notamment fait quelques temps en prison, pour des histoires de drogues. Pour les mêmes raisons, il a ensuite fait un AVC à 21 ans. Là ma mère l’a ramené à la maison.
Ma sœur, majeure, a donc décidé de partir vivre dans l’Est du pays. À cause de mon frère qui revenait, mais aussi de ma mère : quand elle avait su ce qu’il nous avait fait, elle nous avait soutenues mais ma sœur et moi avions toutes les deux senti qu’elle prenait parti pour mon frère, ce que ma sœur n’a pas accepté.
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Ma relation avec mes parents a toujours été un peu compliquée. Depuis ma naissance, je suis une vraie fille à papa. Il m’a toujours bichonnée et cherché à passer du temps avec moi malgré ses horaires pourris. Avec ma mère, c’est plus compliqué. Il faut dire qu’on est de parfaits contraires, avec des caractères assez forts.
En plus de cela, elle a toujours eu une relation fusionnelle avec mon frère, voulant à tout prix le protéger et le garder près d’elle. Elle l’a eu très jeune, et peu après sa naissance mon père a été envoyé loin pour son travail. Elle s’est retrouvée toute seule avec mon frère pendant plusieurs mois, ça a scellé leur relation.
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Face à la violence, l’abandon général
Quand ma sœur est partie, je me suis retrouvée seule avec mon frère… et la peur que je ne connaissais que trop bien. Lorsque j’ai parlé de mes craintes à ma mère, je me suis pris un « ça va, c’était il y a longtemps, passe à autre chose ». Quand j’en ai parlé à un psy, il m’a répondu que « j’affronterai des problèmes bien plus importants en grandissant ».
J’ai fini par me dire que c’était moi qui faisait tout un flan de ces violences, et que ce n’était rien.
J’en étais finalement tellement convaincue que j’ai carrément rompu tout contact avec ma sœur pendant des années, la considérant comme une « fouteuse de merde ». Je suis même devenue amie avec mon frère malgré les insultes qui continuaient.
Puis un jour, sur un coup de colère, il m’a coincée contre la porte d’entrée et m’a étranglée. J’avais 17 ans, c’était juste avant le bac. Je suis allée à la gendarmerie, et ils m’ont renvoyée chez moi, arguant : « Au pire il ne te reste que trois mois à tenir avant d’être majeure, te lance pas là-dedans… ».
Je n’ai pas dit à mes parents ce qu’il s’était passé, surtout après m’être faite jeter de la gendarmerie. On avait retrouvé une sorte de calme avant que mon frère recommence à déconner, et je n’avais pas envie que ça soit à nouveau la guerre à la maison. Il ne me restait effectivement que quelque mois à tenir avant de partir pour mes études supérieures, donc je me suis tue.
Mais psychologiquement j’ai complètement débloqué. Je suis devenue violente. Très. Verbalement et physiquement. Paradoxalement, jusqu’à cet incident en terminal, j’avais toujours eu d’excellents résultats scolaire. Les profs s’inquiétaient seulement du fait que je n’étais pas sociable, et que je leur répondais souvent. Cette année-là, ça a dégénéré.
En même temps j’avais tellement peur de rentrer chez moi que je vomissais sur le chemin du retour du lycée. J’ai également commencé à beaucoup boire.
Puis j’ai tout de même eu mon bac. Je suis enfin partie, pour étudier la sociologie, mais j’ai dû arrêter. J’ai fait une sacrée dépression, qui m’a valu trois ans de traitement — en secret, parce que dans ma famille on se serait moqué de moi, de ma faiblesse… Et j’ai tenté, comme je le pouvais, de faire des études, d’avancer, avec beaucoup de difficultés.
Je n’arrivais pas à dormir correctement, à travailler correctement, à vivre « normalement ».
Jusqu’à ce qu’un ami me dise quelque chose qui m’a permis de me réveiller. J’avais 22 ans, et je venais encore de rater une année universitaire. Il m’a alors fait remarquer :
« Tu ne crois pas que si tu faisais ce que tu aimes au lieu de vouloir impressionner les autres, ça irait mieux ? »
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Une violence qui ne doit plus être excusée
Aujourd’hui je vis et étudie au Pays de Galles, et oh miracle, j’arrive à dormir plus de quatre heures par nuit et j’ai perdu les dix-sept kilos que j’avais en trop. Je vais mieux, même si je garde beaucoup de séquelles.
Mon gynécologue m’a appris qu’à cause des coups que j’avais reçus, je risque de ne pas pouvoir porter d’enfant. J’ai une vingtaine de fractures au compteur, je fais des cauchemars encore toutes les nuits et je ne fais confiance à aucun homme.
Depuis que je vis à l’étranger, les choses vont mieux avec ma famille. On part du principe qu’on a autre chose à faire que se prendre la tête quand on se Skype. Les choses sont cependant restées compliquées quand je me retrouvais chez mes parents avec mon frère.
Papa ne lui a jamais pardonné ce qu’il nous avait fait, et quand il lui parle il est extrêmement agressif. Lorsque je rentrais à la maison et que mon frère s’y trouvait, il faisait en sorte de ne jamais me laisser seule avec lui : ce dernier continuait à m’insulter et ma mère à minimiser son comportement. À chaque fois qu’on aborde le sujet, elle part du principe que j’exagère, et ça me déstabilise.
Sur le coup, je ne sais jamais qui se comporte mal, ce n’est qu’avec le recul que j’arrive à faire la part des choses.
Cependant, depuis deux ans mes retours se font à la condition que mon frère ne doit pas être à la maison, et mes parents tiennent parole.
Ma sœur est quant à elle en contact très limité avec mes parents, ils se téléphonent seulement une fois tous les dix jours environs. Elle a coupé tout contact avec mon frère depuis qu’elle a quitté la maison. Si moi je suis restée en contact avec mes parents, c’est simplement parce que je ne conçois pas ma vie sans qu’ils en fassent partie.
Ma soeur a peut-être un caractère plus fort que le mien, et c’est pour ça qu’elle a réussi à couper les ponts — personnellement, je sais que j’en suis incapable.
En revanche, après plus de trois ans où notre relation se résumait à des messages deux fois par an pour Noël et les anniversaires, j’ai repris contact avec elle. Je dois même aller passer quelque jours chez elle pour les vacances.
La morale de l’histoire, ce n’est pas que j’ai souffert et que je mérite une statue ou une école à mon nom ; c’est qu’à part mes amis proches qui me soutiennent à mort, personne ne semble considérer la violence entre frères et soeurs comme une chose sérieuse. Les psy décrivent même généralement cela comme une rivalité saine. C’est vrai que c’est très sain de se faire tabasser…
Je me demande juste combien de temps ça va prendre aux gens pour réaliser que non, ce genre de violence n’est pas anodine ; que non, ce genre de violence n’est pas moins importante que la violence conjugale ou parentale, et que non, on ne s’en remet pas.
Après tout, n’en suis-je pas la preuve vivante ?
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Les Commentaires
J'ai l'impression que c'est un immense cadeau que je vais me faire
Si d'autres ont déjà eu cette démarche ça m'intéresse ^^