C’est un sujet que l’on aborde peu, et qui constitue bien souvent un angle mort des luttes féministes : la vieillesse. Dans un livre où se mêle récit personnel, références à la pop culture et à l’histoire, le tout teinté de beaucoup d’humour et de dérision, la journaliste Fiona Schmidt, également autrice de Lâchez-nous l’utérus, questionne un paradoxe : pourquoi dit-on aux femmes qu’il est « merveilleux de vieillir », quand on leur répète dès leur plus jeune âge qu’il ne faut surtout pas avoir de rides, ni de cheveux blancs, et qu’il est préférable d’être en couple / mariée et avec au moins un enfant avant 30 ans, au risque, sinon, de devenir une « vieille fille » ?
Comment l’âge des femmes (ou l’âge qu’elles paraissent avoir) les contraint-elles à entrer dans des cases, à correspondre à ce que la société attend d’elle, les soumettant à un marketing de la beauté orienté sur une « jeunesse éternelle » illusoire ?
Dans un essai brillant, et tout sauf déprimant, Fiona Schmidt analyse la place du vieillissement dans notre société avide de jeunesse. Une lecture dont on ne peut que ressortir joyeuse.
Interview de Fiona Schmidt, autrice de « Vieille peau » (Belfond)
Madmoizelle. Pourquoi vous être intéressée à la question de la vieillesse ?
Fiona Schmidt. C’est surtout la question du vieillissement qui m’intéresse, soit le processus qui mène à la vieillesse, et qui n’est pas perçu, ni donc, vécu de la même façon selon que l’on est une femme ou un homme. Bien entendu, le vieillissement n’est pas qu’une problématique de genre : les inégalités économiques influencent, elles aussi, la façon dont on vieillit, et dont on perçoit son propre vieillissement. Mais, globalement, la peur de vieillir affecte les femmes plus tôt que les hommes, parfois beaucoup plus tôt. C’est mon cas : j’ai peur de vieillir depuis que j’ai 20 ans. Je suis sans doute un cas extrême, mais loin d’être unique, cf. le nombre de post pseudo humoristiques sur Instagram et TikTok où des femmes se lamentent d’avoir 25 ou 30 ans, et se traitent de « vieilles ».
Mais on n’est pas censée parler de vieillissement avant d’avoir atteint la vieillesse « officielle » : ça passe pour une coquetterie ou une névrose. Donc, j’ai attendu d’avoir 40 ans pour me sentir enfin légitime d’aborder cette question. 40 ans est un cap fatidique, surtout pour les femmes : c’est le moment où l’on est censée avoir coché toutes les cases, avoir trouvé un mec conjugalement compétent, fondé une famille, trouvé un vrai job d’adulte, avec des responsabilités… Or, je ne me reconnais pas du tout dans cette image d’Épinal de la quarantaine : je suis socialement privilégiée, mais j’ai choisi de ne pas être mère, de ne pas me marier, je n’ai pas de CDI, pas de responsabilité, aucune visibilité sur mon avenir professionnel… Tout ça participe évidemment à la hantise du vieillissement : craindre de vieillir, c’est aussi avoir peur de ne pas trouver sa place avant qu’il ne soit « trop tard ».
Le vieux, c’est aussi la figure du patriarche old school à la Jean Gabin ou Marlon Brando dans le Parrain, l’allégorie de l’autorité, tandis que les vieilles sont des figures repoussoir, soit parce qu’elles font pitié, soit parce qu’elles font peur. Ça n’est pas un hasard que la figure de la sorcière et de la mort soient incarnées par des femmes vieilles.
Fiona Schmidt
La vieillesse est-elle un angle mort des combats féministes ?
C’est un angle mort du féminisme, et de la société en général. Il faudrait déconstruire l’âgisme le plus tôt possible, comme le sexisme, le racisme ou l’homophobie. Or, c’est une discrimination d’autant plus insidieuse qu’elle est invisible. Pourtant, sauf accident de la vie, 100 % de la population est ou sera concernée un jour. L’âgisme entretient l’âgisme parce que personne ne s’identifie comme vieux dans une société où vieillir est un stigmate, surtout pour les femmes.
On n’est pas censé demander son âge à une femme ni dire « les vieux » parce que ça n’est pas poli, alors que « les jeunes » n’est pas perçu comme une insulte. L’âge est, littéralement, un non-dit, un sujet qu’il ne faut pas dire… Alors qu’il concerne de plus en plus de monde, puisque la part des personnes de plus de 60 ans est désormais supérieure à celle des personnes de moins de 20 ans.
Dans votre livre, vous écrivez que la vieillesse est un âge aussi ingrat que l’adolescence. Pourquoi ?
Ce sont les deux classes d’âge qui souffrent le plus de stéréotypes… qui se ressemblent d’ailleurs beaucoup : les ados comme les vieux sont réputés arrogants, déconnectés de la « vraie vie » et des réalités des « adultes »… Vous avez remarqué que l’on distingue les vieux (les « seniors », le « 3e âge », peu importe la façon dont on les désigne) des adultes ? Comme si, en vieillissant, on cessait d’être adulte pour redevenir mineur·e, alors qu’officiellement, on est adulte de 18 ans jusqu’à la mort. Or tout le monde fait cette distinction : l’État, le marketing… Elle est parfaitement normalisée, alors qu’elle est discriminante.
Le capitalisme numérique aggrave les inégalités sociales entre les pauvres et les riches, mais aussi les jeunes et les vieux… donc entre les femmes et les hommes, puisqu’elles sont surreprésentées parmi les pauvres et parmi les vieux.
Fiona Schmidt
Cette conception de la vieillesse n’a pas toujours été ainsi. Vous expliquez que, longtemps, la vieillesse était synonyme de respectabilité, de sagesse, c’était une prouesse de vieillir. À quel moment les choses se sont-elles inversées ?
Globalement, vieillir n’a jamais été super bien perçu, nulle part… Mais la vieillesse n’est pas stigmatisée de la même façon partout dans le monde : socialement, il fait meilleur être vieux au Japon qu’en France, par exemple. Ceci dit, même en France, le fait d’être vieux n’a pas toujours été aussi tabou, surtout pour les hommes (ça alors ?!?).
Pourvu qu’elle ne soit pas accompagnée de démence et/ou de handicap physique, la vieillesse – des hommes, donc – était volontiers associée à la sagesse, et respectée en tant que telle. Le vieux, c’est aussi la figure du patriarche old school à la Jean Gabin ou Marlon Brando dans Le Parrain, l’allégorie de l’autorité, tandis que les vieilles sont des figures repoussoir, soit parce qu’elles font pitié, soit parce qu’elles font peur. Ça n’est pas un hasard que la figure de la sorcière et de la mort soient incarnées par des femmes vieilles. Dans la pop culture, le vieux est d’ailleurs plus souvent une figure positive que la vieille : Panoramix, le Père Fouras, Merlin l’enchanteur… Chez Disney, la majorité des méchantes sont vieilles, alors que ça n’est pas le cas des méchants.
Mais à partir du moment où les vieux sont devenus plus nombreux que les jeunes, ils ont perdu leur prestige et sont devenus un fardeau, économique notamment. Dans une société fondée sur le renouvellement permanent, les vieux incarnent l’obsolescence et l’inutilité – moi-même, je me sens souvent complètement larguée, alors que je suis loin d’être sénile ! Le capitalisme numérique aggrave les inégalités sociales entre les pauvres et les riches, mais aussi les jeunes et les vieux… donc entre les femmes et les hommes, puisqu’elles sont surreprésentées parmi les pauvres et parmi les vieux.
Vous expliquez dans votre livre que vieillir ouvre toutes les portes aux hommes et les referment aux femmes. C’est-à-dire ?
On a tendance à l’oublier, mais on vieillit toutes, chaque jour, tout au long de notre vie, et avant même de naître. Donc, lorsque je parle de vieillir dans ce contexte, je veux dire que le fait de grandir, d’être perçu·e comme « mature » n’entraîne pas du tout les mêmes conséquences pour les femmes que pour les hommes.
Les garçons ne sont pas sexualisés comme le sont les filles au moment de la puberté. J’ai eu une puberté précoce, mes règles, des seins et des hanches à dix ans. En sixième, j’avais l’air d’une lycéenne de seconde, et j’étais traitée comme telle par les adultes : parce que je paraissais mûre, iels se comportaient comme si je l’étais. Quelle que soit leur apparence physique au moment de la puberté, les garçons ne sont pas responsabilisés comme nous le sommes, ils ne sont pas culpabilisés à cause de leur corps, car celui-ci n’est pas susceptible de leur attirer des problèmes. On ne leur dit pas de « faire attention » à l’autre moitié de l’humanité, on ne les tient pas brusquement responsables du comportement que cette moitié de l’humanité pourrait avoir à leur égard à cause de leur apparence physique. On ne les précipite pas du jour au lendemain dans l’âge adulte.
Comment la perception de l’âge, et notamment celui des femmes, dans la société, engendre des discriminations à leur égard ?
On me rétorque beaucoup « mais les hommes aussi ont peur de vieillir », « eux aussi subissent des discriminations liées à l’âge »… comme si le fait que « lézomossi » subissent des discriminations était de nature à les relativiser, voire à invalider leur nature et/ou leur existence… Et c’est vrai, « lézomossi », bien sûr. Mais les signes du vieillissement ne sont pas perçus ni codés de la même façon chez les femmes et chez les hommes : les rides et les cheveux blancs font George Clooney chez les hommes, sorcière chez les femmes. Ce ne sont jamais des signes de négligence, de laisser-aller, voire de saleté. Et ce double standard du vieillissement a un impact sur l’estime de soi des femmes, bien sûr, mais aussi sur leur vie sociale, conjugale (du moins si elles sont hétéros), sexuelle, économique, donc financière… Car le fait d’être perçue comme seniore avant les hommes a une incidence sur la carrière des femmes, d’autant plus qu’elles sont surreprésentées dans les métiers où le jeunisme fait des ravages (métiers de la communication, où la moyenne d’âge est de 27 ans, métiers de l’accueil, de l’esthétique, etc).
Pourquoi les initiatives « age positive« , qui ont pignon sur rue dans les pages des magazines et le marketing des produits de beauté, qui affirme, par exemple, que « 40 est le nouveau 30 » ont-elles tout faux ?
Attention, toutes les initiatives age positive ne sont pas problématiques ! L’essor des silver influenceuses sur Instagram, par exemple, c’est génial, parce que ça permet de diversifier enfin les représentations des femmes de plus de 50 ans. Mais prétendre que la cinquantaine est le « nouvel âge d’or » des femmes ne fait qu’en déplacer le sommet, sans remettre en cause l’idée que l’existence des femmes est une montagne qu’on finit tôt ou tard par dévaler à pic. « 50 ans est le nouveau 40 » ne fait que repousser l’échéance, sans déconstruire le préjugé selon lequel vieillir est un problème pour les femmes, ou que la vieillesse abîme leur féminité.
« Bien vieillir » exige d’en changer la définition capitaliste, âgiste, sexiste et classiste.
Fiona Schmidt
Vous analysez l’âge des femmes et sa perception sociale, à travers une approche cyclique, de la puberté à la ménopause. Quelles injonctions rythment les différentes périodes de la vie d’une femme, d’un point de vue hormonale et de l’âge ?
Depuis l’Antiquité, les « âges de la vie » des femmes, qui correspondent à des étapes donc à des normes sociales sont réduites aux fluctuations de leur corps, alors que ceux des hommes sont strictement calendaires. Femmes et hommes étaient « enfants » jusqu’à 7 ans, puis une distinction s’opère. Elles sont adolescentes de 7 ans jusqu’à leurs premières règles, qui déterminent le moment à partir duquel elles sont bonnes à marier, elles deviennent vraiment « jeunes femmes » à partir du moment où elles sont mariées, puis « femmes » entre le mariage et le premier enfant, « matrones » jusqu’à la ménopause, puis « anus decrepita ».
Quant aux hommes, ils sont considérés comme « adolescents » de 17 à 30 ans, « jeunes » de 30 à 45 ans, « senior de 45 à 60 ans », et « senex » après 60 ans. Bien sûr, les choses ont un peu évolué depuis l’Antiquité… Mais les normes sociales en termes de parentalité notamment sont toujours rigides. Les hommes n’ont pas la pression de « l’horloge biologique », qui cache une injonction à la maternité. Ils ne subissent pas le couperet de la ménopause, le début officiel de la vieillesse pour les femmes… alors que leur espérance de vie est de 85 ans ! Leur corps n’est pas réputé « défaillant » comme le nôtre dès lors qu’il ne peut plus fabriquer d’enfant. L’utilité sociale des hommes n’est pas indexée sur leur fécondité, d’autant moins qu’ils sont réputés pouvoir avoir des enfants jusqu’à leur mort, ou presque.
Vous proposez de réfléchir non plus à ce que vieillir nous fait, mais à ce que cela peut nous apporter. Comment agir pour faire bouger les lignes ?
« Bien vieillir » exige d’en changer la définition capitaliste, âgiste, sexiste et classiste. Aujourd’hui, « bien vieillir », c’est quoi ? Avoir l’air plus jeune que son âge, être actif·ve, indépendant·e, continuer de consommer et d’être utile à la société… Bref, « bien vieillir », c’est « rester jeune », donc ne pas vieillir.
Par ailleurs, « bien vieillir » suppose que l’on peut « mal vieillir », donc qu’il y aurait d’un côté les « bons vieux », qui sont en fait des faux jeunes, et les « mauvais vieux », qui sont des vrais vieux. Mais « bien vieillir » n’est pas qu’une question de volonté individuelle, comme le suggère cette expression culpabilisante : « bien vieillir » est très souvent le reflet de privilèges sociaux et économiques. Je ne dis pas que prendre soin de soi et lutter contre les signes de l’âge est mal, ou qu’il ne faut pas le faire : chacun·e fait comme iel veut et surtout, comme iel peut. Mais pour lutter contre l’âgisme, mettre en place des mesures permettant à un plus grand nombre de personnes de « bien vieillir » ne suffit pas : cela ne fait que contourner les conséquences de la discrimination.
Le remède contre l’âgisme, ça n’est pas de permettre à de plus en plus de personnes de rester jeunes jusqu’à la mort, ou de prétendre que les vieux sont des jeunes comme les autres. Ça n’est pas de résister au temps le plus longtemps possible, mais de l’embrasser, pour en faire ce qui nous correspond le mieux. Cela suppose de reconnaître enfin à la vieillesse une valeur singulière, non pas en la romantisant, ni en la dédramatisant, mais en la considérant comme une étape de la vie comme les autres.
En quoi les discours autour de la vieillesse sont importants pour faire changer les esprits ?
Il est fondamental que les discours et les représentations changent et se diversifient, pour que l’on puisse enfin se projeter vers l’avenir, au lieu de continuer à nous identifier à des personnes jeunes, à un moi immuable. Moi, je veux plus de séries comme Grace & Frankie, And just like that !, Divorce, je veux voir plus d’héroïnes sexy, puissantes, drôles et/ou cool de plus de 50 ans à la télé et au cinéma !
Aujourd’hui, 1 femme majeure sur 2 en France a plus de 50 ans, or, elles sont trois fois moins présentes sur les écrans que dans la société civile, alors que la représentation des hommes de plus de 50 ans est équivalente à la place qu’ils occupent au sein de la société. Non seulement les femmes de plus de 50 ans sont moins présentes que les hommes, mais leur temps de parole est réduit, et elles sont cantonnées à des seconds rôles souvent caricaturaux.
Heureusement, les choses sont en train d’évoluer. Même si la parité est encore loin d’être atteinte dans les secteurs de la culture, des médias et de la communication, les femmes sont quand même de plus en plus nombreuses à produire des récits, des images, des représentations. La norme dominante est encore masculine, blanche, cisgenre, hétéro, CSP+ et jeune, mais les lignes bougent. Les marges prennent de plus en plus de place. Et ça fait du bien, bordel !
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
Les Commentaires
Merci pour la remarque sur les citations, j'en prends bonne note ;-)