Article initialement publié le 9 juin 2014
Il y a quelques années, il y a de bonnes chances que vous ayez lu Trolls de Troy, les bandes dessinées déjantées dans l’univers de Lanfeust. En revanche, peut-être n’aviez-vous pas suivi son adaptation en dessin animé, qui passe depuis décembre 2013 sur Canal+ Family.
Les personnages y ont été rajeunis : Waha, jeune humaine élevée comme une trolle, n’a plus ses courbes plantureuses de la bande dessinée, mais le corps à peine pubère d’une pré-adolescente ? le créateur lui donne une douzaine d’années.
La petite famille de Waha
Dans l’épisode 37, poétiquement intitulé Première Branlée, c’est la saison des amours chez les trolls. Le sexe est représenté métaphoriquement par un coup de massue sur la tête. Dans tout le village, les personnages sont en folie et se courent gaiement après.
Waha, elle, n’est pas intéressée : lorsque leur professeur leur explique l’acte d’amour, elle demande « Et si l’autre veut pas ? ». « Ah ben ça » répond-il « ça s’est jamais vu ».
Tandis que le professeur s’en va courir après une trolle, Waha se retrouve seule pour réfléchir : « J’espère que ça me tombera pas dessus sans prévenir… Parce que si je reçois un coup et qu’j’ai pas envie… Après c’est comme tout faut pas dire non, faut goûter d’abord ».
Derrière elle, son ami le demi-troll Pröfy, notoirement amoureux d’elle, interrompt le fil de ses pensées en lui donnant un coup sur la tête.
Malheureusement la jeune fille s’évanouit et le demi-troll doit la ramener chez elle, où il trouve un père furieux décidé à tabasser le responsable (bien courageux, Pröfy désigne Roken, un camarade méchant et pénible).
Lorsque Waha se réveille, elle est bien sûr furieuse contre son ami, l’accusant d’avoir trahi sa confiance. Mais elle va assez vite lui pardonner : lorsqu’il vient s’excuser, elle lui répond « Laisse tomber, c’est pas toi, c’est dans l’air, non ? ».
Et BOUM, une bonne dose de culture du viol !
Pourquoi ça pose problème
En soi, montrer un viol ne rend pas forcément une fiction sexiste. Le problème est dans la manière dont il est traité et, en l’occurrence, le fait qu’il n’est jamais clairement défini comme un viol, bien que Waha ait montré plusieurs fois qu’elle n’était pas consentante.
La seule conséquence du « coup de gourdin » de Pröfy est que tout le village se fait assommer par le père de Waha, dans un bon vieux stéréotype de père protecteur qui ne supporte pas qu’on touche sa fille.
Et encore : le demi-troll échappe lui-même à la punition puisqu’au moment où Tëtram va lui asséner un coup, son gourdin se ramollit (une panne…).
À aucun moment Waha n’est encouragée à en vouloir à Pröfy. Sa mère lui dit même « Tu ne vas pas lui faire la tête pour un petit coup » ; c’est vrai que ce serait dommage de bouder un ami juste parce qu’il nous a imposé un acte sexuel sans notre consentement… Et que dire du très déresponsabilisant « c’est dans l’air » ? Un message pas très sain pour les 8-12 ans, auxquels ce programme est adressé.
Les scénaristes de la série, contactés par nos soins, réfutent cette interprétation de l’épisode. Si vous l’avez vu vous-même, nous vous invitons à venir donner votre avis.
Heureusement, pour Clélia Constantine, scénariste de séries d’animation, l’épisode Première Branlée dont nous lui avons fait lire le script est plus l’exception que la règle :
« Sur la plupart des autres chaînes de Canal, on a déjà du mal à faire accepter le moindre clin d’œil amoureux, alors un truc aussi clairement sexuel… Mais je ne sais pas si c’est la « culture du viol » qui aurait vraiment été épinglée, ou seulement le fait que « ça parle de cul ». »
Le caractère choquant de cet épisode n’est visiblement pas si évident, puisqu’il a été diffusé et va l’être à nouveau fin mai. Il a aussi été donné à étudier en classe dans une école d’animation, où plusieurs élèves avaient refusé de travailler dessus.
Sexisme dans l’animation
Même si le milieu se féminise (la classe dont nous venons de parler est en majorité féminine), le dessin animé a longtemps été un milieu très masculin et garde son lot de sexisme. Cela explique en partie la difficulté de faire accepter des histoires progressistes.
Dans ?ban, Star-Racers par exemple, l’héroïne Molly a failli être refusée par la distribution française parce qu’elle était une fille. Son nom n’apparaît d’ailleurs pas dans le titre (qui devait être Molly, Star-Racers) car elle aurait paraît-il découragé les garçons de regarder.
Molly, passionnée de mécanique
Chez les moins de six ans, 38% des titres ont une référence masculine et 28% une référence féminine, le reste étant neutres. L’écart se creuse chez les plus âgés avec 50% de titres masculins contre 25% de féminins, selon une étude commandée par France Télévisions.
« De manière générale, les projets de série d’action ou d’aventure dont le personnage principal est une fille se font régulièrement rétorquer », constate Clélia. « L’argument massue ? d’où vient-il ? Mystère et boule de cacahuète au chocolat, comme on dirait dans un dessin animé ? c’est de dire que les petits garçons ne regardent pas les séries d’action ou d’aventure avec une héroïne en tête d’affiche, alors que l’inverse fonctionne : les filles regardent des séries dont les garçons sont les héros. Et cela va, parfois, au détriment de certains projets.
Un exemple : il n’y a pas si longtemps, je planchais sur le développement d’une série d’action dans lequel on avait affaire à un duo garçon-fille. Le garçon avait le rôle principal et la fille,celui du « sidekick ». Mais la dynamique de ce duo ne fonctionnait pas du tout : elle avait un rôle de chieuse qui-sait-tout et lui ne trouvait pas sa place en tant que héros.
En lisant le projet, très chouette par ailleurs, ma première réaction a été de dire : il faut que ça soit elle, l’héroïne. Ça tombait bien, on m’avait appelée pour « féminiser » le projet ! Les productrices ont entendu ma proposition mais quand elles l’ont portée jusqu’au diffuseur potentiel, le couperet est tombé : ça ne marchera pas. Dommage… »
Faire des personnages féminins chouettes, c’est possible !
Lorsqu’ils arrivent à se faire une place dans le paysage, les personnages féminins ne sont malheureusement pas les plus riches. Clélia le regrette d’ailleurs :
« Ce qui est aussi intéressant, c’est d’observer les « caractères » des filles : une fille ne peut pas s’intéresser à la mode et au shopping et être une bonne élève intelligente. Non. La mode et le shopping, ça la caractérise forcément comme superficielle. Point barre.
Résultat : si l’héroïne fait partie de la bande des héros, c’est non seulement au second plan, mais en plus elle doit être un peu « garçon manqué » ou « geekette » ou « une fille pas comme les autres » ? qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Mystère et boule de chewing-gum à la fraise. Ce que contredit ensuite le design qui se débrouille pour la rendre quand même super mignonne.
C’est vraiment l’autre aspect pénible : une fille est soit : « jolie et bête et/ou méchante », soit « intelligente/sportive et ne doit donc pas s’intéresser à son apparence ». Parce qu’on sait bien qu’une jolie fille est forcément bête !
Après, on peut essayer de « lutter » à un niveau personnel… J’ai dirigé l’écriture de Mademoiselle Zazie, adaptée du livre Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi ?. Comme c’est pour la télé, le questionnement « ouvert » sur la sexualité qu’il y a dans les bouquins a été atténué, mais on a réussi à faire passer quelques messages dedans quand même : Zazie et Max vont convaincre leur copain Pedro que les garçons aussi peuvent jouer à la poupée ; Zazie se rend compte que jouer à la dînette, ça la gonfle, alors que Max, lui, adore ça.
Ou encore : en plein milieu d’une pièce de théâtre où Zazie est censée jouer la Princesse qui attend sagement que son Prince vienne la délivrer, elle arrache son déguisement, attrape une épée, et décide de se délivrer toute seule, parce que… « Ras-le-bol d’être une Princesse » ! Mais ça reste un effort à toute petite échelle… »
Ce conservatisme peut aussi s’expliquer par l’exportation massive des programmes d’animation français : comme ça coûte très cher de fabriquer une série d’animation, les producteurs doivent monter des coproductions internationales (plusieurs chaînes de différents pays participent au financement de la série en amont, et donnent donc leur avis sur le projet), mais aussi essayer de vendre la série dans le monde entier pour faire du bénéfice.
Comme Lou ? dont les bandes dessinées ont peut-être bercé votre adolescence ? la plupart des héroïnes sont dans les « séries du quotidien »
Si l’exportation est une bonne nouvelle pour la santé de l’animation française, elle n’arrange rien au sexisme : les scénaristes et les producteurs sont obligés de se plier aux publics les plus conservateurs ? y compris ceux qui ont des problèmes avec les droits des femmes ? pour ne pas faire de vagues.
« C’est triste à dire mais c’est une question d’argent », explique Alexis Hunot, spécialiste en cinéma d’animation ? il a notamment participé à plusieurs émissions de radio sur le sexisme dans ce domaine. « Les séries animés doivent remplir une case réservée à un public, par exemple les jeunes enfants tôt le matin, les plus vieux un peu plus tard, pour pouvoir vendre de la publicité dans ces créneaux.
Les producteurs et aussi malheureusement les productrices ont une angoisse : que les garçons ne regardent pas les séries si l’héroïne est une fille, et donc qu’ils ne puissent plus vendre de publicité. On dit que les personnages féminins sont « clivants », c’est l’idée que les filles pourront s’identifier à un personnage masculin mais pas l’inverse.
Pourquoi les choses ne changent-elles pas alors qu’aujourd’hui il y a de plus en plus de femmes dans les postes de pouvoir ? C’est ce que je n’arrive pas à comprendre. Mais le héros masculin est tellement admis qu’il faudra des années pour que ça change. »
The Legend of Korra, les Super Nanas, et d’autres séries animées ont pourtant prouvé qu’avoir une ou plusieurs filles au casting principal n’empêchait pas l’oeuvre de trouver son public. Comment changer le sexisme dans la culture en général si même les contenus pour enfants relèguent les filles au second plan ?
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
Les Commentaires
Sinon je voulais juste dire que Oban, bah c'est la vie cette série, et qu'une saison deux va sortir !