Si je vous dis Fifi Brindacier, vous avez en tête cette petite fille aux couettes rousses, ses chaussures démesurément grandes, ses chaussettes dépareillées, son cheval et son singe sur l’épaule.
Vous avez peut-être lu ses aventures quand vous étiez petite, vous avez peut-être même vu des épisodes de l’adaptation germano-suédoise en feuilleton (dont on ne se lassera pas du doublage).
Mais saviez-vous que Fifi Brindacier, de son nom suédois Pippi Långstrump, est l’héroïne de littérature jeunesse qui a renversé les codes en matière de littérature pour enfants ? Et ça ne plaisait pas à tout le monde…
Libre, indépendante, dotée d’une force herculéenne, espiègle, futée, Fifi Brindacier incarne tous les traits de caractère qu’on a attribué aux garçons dans les histoires pour enfants.
L’héroïne suédoise n’a pas de love interest et ses péripéties n’ont jamais d’enjeu amoureux. Elle ne cherche pas à plaire à un garçon, ni à être belle ou à prendre soin de son apparence de façon générale. Autre trait de caractère important : Fifi Brindacier questionne sans cesse l’autorité, qu’elle soit incarnée par les hommes ou par les adultes. Elle est aussi généreuse et portée par un grand sens de la justice.
À l’image de son héroïne, l’autrice suédoise Astrid Lindgren, née en 1907, était une rebelle qui ne s’en laisse pas compter, du genre à s’habiller comme un homme dans sa jeunesse, à travailler comme journaliste, ou à préférer rester célibataire pour être autonome (elle finira malgré tout par se marier mais choisira de rester seule après la mort de son mari).
C’est en voulant distraire sa fille malade qu’elle a créé le personnage de Fifi Brindacier dans les années 1940.
Les histoires d’Astrid Lindgren ont permis de sortir des stéréotypes et de montrer qu’il était possible d’avoir d’autres aspirations que d’être gentille, jolie et obéissante quand on est une petite fille.
Fifi Brindacier, c’est aussi l’héroïne à laquelle tous les enfants pourront s’identifier. En cela, ses aventures battent en brèche l’idée que jamais les garçons n’ouvriront un livre avec une fille comme protagoniste, que cela ne les intéresse pas, et que jamais ils ne pourront se voir dans un personnage féminin (alors que les filles, elles, sont incitées à s’adapter et à trouver leur compte dans les récits qui mettent en scène des garçons, car ils ont valeur d’universalité).
Ce constat c’est le point de départ de FéminiSpunk, publié chez La Découverte, dans lequel l’autrice Christine Aventin propose une joyeuse et très bordélique réhabilitation de Fifi Brindacier.
Cet ouvrage, foisonnant de références aux Riot grrrls, aux Pussy Riot ou encore à Greta Thunberg, critique aussi avec virulence la façon dont le féminisme a été rendu cool et tendance et a désormais perdu de sa force subversive et révolutionnaire.
Christine Aventin y raconte aussi comment en France les aventures de Fifi Brindacier ont été totalement édulcorées…
Quand la France censurait Fifi
C’est dans la fameuse Bibliothèque rose (forcément) de Hachette que l’héroïne débarque en France dans les années 1950. Fifi Brindacier était certes un défi à traduire : en suédois, les noms des personnages, des lieux sont d’habiles associations de mots qui forment du sens. Il fallait donc respecter cette composante indissociable de l’histoire, pour préserver son esprit farfelu et irrévérencieux.
Mais dans la première traduction française faite par Marie Loewegren, ce sont carrément des passages entiers qui sont supprimés et qui changent en profondeur l’esprit de l’œuvre d’Astrid Lindgren. Ce n’est plus une traduction que vont découvrir les enfants français, mais finalement une adaptation
, selon Christine Aventin. Deux livres sortent sous les titres Mademoiselle Brindacier et Fifi Princesse.
Avec cette traduction, on a voulu préserver les petites filles françaises (puisqu’on avait visiblement décidé que seules les filles allaient lire les péripéties de Fifi Brindacier) de l’esprit avant-gardiste et féministe de l’héroïne suédoise. Il n’aurait pas fallu exposer les jeunes esprits à des choses aussi excentriques, irréalistes qu’une enfant autonome qui ne cherche pas à convenir aux adultes ou à se conformer à leurs règles.
Heureusement que Hachette était là pour faire en sorte que les petites filles d’antan ne s’écartent pas du droit chemin…
C’est aussi la fantaisie, le pouvoir de l’imagination, qui a disparu. Un exemple, rapporté par Daniel Delbrassinne, montre la frilosité de la traduction française et surtout la réaction épique d’Astrid Lindgren :
« Lorsque le texte suédois dit : “Elle pouvait soulever un cheval entier si elle voulait.” La version de Marie Loewegren est tout autre : “Elle pouvait soulever un poney, à condition de s’en donner la peine”. La réaction d’Astrid Lindgren est bien meilleure : lorsqu’elle a demandé pourquoi le cheval était devenu un poney, on lui a dit que les petits Français ne pouvaient pas croire qu’une petite fille puisse soulever un cheval à elle seule… Lindgren a alors demandé qu’on lui envoie une photo de fillette française de 10 ans soulevant un poney… »
C’est finalement en 1995 qu’une nouvelle traduction française de ses aventures est confiée à Alain Gnaedig.
Fifi, l’héroïne que la littérature jeunesse n’attendait pas
Si aujourd’hui, de nombreux livres adressés aux enfants tendent à sortir des stéréotypes de genre, si les ressources se multiplient pour valoriser une littérature jeunesse qui ne se limite pas à de preux chevaliers sauvant les jeunes filles en détresse, il n’en a pas toujours été ainsi.
Les livres pour enfants destinés aux filles ont longtemps eu pour vocation plus ou moins affichée à préparer les femmes de demain : en faire des jeunes filles respectables, douces et dociles et par extension des épouses et des mères modèles.
Des études ont montré qu’encore aujourd’hui dans les livres pour enfants, les femmes occupent le plus souvent des rôles domestiques et liés à la maternité. Elles adoptent des comportements liés à la gentillesse, à la douceur, à l’émotion. Leurs actions sont tournées vers l’intérieur, le foyer.
En somme, la littérature jeunesse a longtemps reflété et reflète encore les attentes de la société envers les femmes : sois-belle et tais-toi.
En véhiculant ces valeurs et ces stéréotypes, les histoires forgent insidieusement les imaginaires des enfants sur ce que doit être un garçon et une fille.
Autant dire que Fifi Brindacier a fait œuvre d’utilité publique !
Comme l’explique Jens Andersen, biographe d’Astrid Lindgren, la créatrice de Fifi Brindacier a eu à cœur toute sa vie de défendre les enfants et leur droit à être considérés comme des individus à part entière.
Décédée en 2002, elle a marqué la littérature jeunesse du XXe siècle avec ce personnage connu dans le monde entier, qui a même inspiré Stieg Larsson pour écrire le personnage de Lisbeth Salander dans Millenium.
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