Il y a quelques semaines, Fab vous demandait de montrer votre amour du gras, pour prouver aux annonceurs que les filles ne mangent pas que des brocolis. Tenter de vendre des chips à un public féminin semble en effet effrayer les publicitaires. L’occasion de se pencher sur ce trio complexe : la pub, les femmes et la nourriture.
Si les femmes sont traditionnellement des cibles privilégiées pour les annonceurs de marques alimentaires, car elles sont censées faire les courses pour toute la famille — pas trop le cas des madmoiZelles, donc — leurs représentations sont assez codifiées.
On les voit très souvent donner le goûter aux enfants ou servir un plat à toute une tablée, même si les hommes commencent à adopter ce rôle eux aussi. Lorsque les aliments leur sont destinés, on distingue deux grands stéréotypes : la femme éternellement au régime et l’association sexe-nourriture.
Identifiées par Susan Bordo dans Unbearable Weight (Un poids insupportable) en 1993, ces images trouvent encore de nombreuses illustrations aujourd’hui. Mona Chollet en tirait dans Beauté Fatale une conclusion tragique : les femmes se voient « dénier les plaisirs de la table pour eux-mêmes » et beaucoup tirent ainsi « un trait sur cette source de plaisir, de connaissance et d’expérience du monde pourtant non négligeable que représente la nourriture ».
Vendre de la nourriture… ou autre chose ?
Les publicités nous font souvent rêver à autre chose que ce qu’elles nous vendent réellement. Nous devons croire qu’en achetant leur produit nous serons plus beaux, plus jeunes, plus cools et qu’on n’aura plus le nez qui coule en hiver.
Cette logique est poussée à l’extrême dans ce spot de Special K, par exemple : pendant la majeure partie de la vidéo on ne voit pas les céréales, mais des jeans. Clairement, ce ne sont pas les « plaisirs de la table que l’on vante ici ».
https://youtu.be/MsDXXZ0GYU4
Hailey Magee, jeune Américaine qui étudie le genre et les sciences politiques, s’indignait en décembre dernier contre des publicités pour « Pop Chips » mettant en scène Katy Perry. Deux des trois affiches perpétuent la « culture du régime », explique Hailey Magee (la troisième image se contente de comparer subtilement les chips et la poitrine de Katy Perry).
L’une promet « L’amour. Sans les poignées. ». « Épargnez-moi la culpabilité » clame l’autre (en anglais « spare me the guilt chip », probablement un jeu de mot avec « guilt trip » qui signifie « sentiment de culpabilité »).
« Je crois que je suis perdue » commente Hailee Magee. « Où est le texte mentionnant que les Pop Chips sont délicieuses ? Sommes-nous en train d’acheter des snacks ou des pilules pour maigrir ? »
« Nous sommes cernées par des pubs promouvant des concepts comme « plaisir coupable », « péché gourmand » ou « laissez-vous aller à la gourmandise », renchérit une commentatrice. « Depuis quand manger est-il devenu une activité honteuse ? Tu veux du gâteau au chocolat ? PRENDS-EN ! » Cette culture est si prégnante, dans la publicité et ailleurs, qu’une auteure de Rookie Mag a publié en 2012 : Eating : A Manifesto
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Vertus non-gustatives
Quel aliment les gens associent-ils le plus aux femmes dans la publicité ? Les yaourts. De préférence des yaourts aux vertus spécifiques comme embellir la peau (Perle de lait), améliorer le transit (Activia) (notons que là aussi le « bien à l’intérieur » doit « se voir à l’extérieur »), renforcer les os (Câlin+)… Le marché féminin est juteux pour les « alicaments ».
En accord avec la « culture du régime » que nous évoquions plus haut, l’une des vertus des yaourts est de ne pas faire grossir. Dans cette publicité australienne, on voit des employées de bureau faire la tête en sortant leurs galettes de maïs pour le goûter. D’autres regardent avec désespoir leur salade verte ou leur thon en boîte, refusant les biscuits au chocolat qu’on leur offre (sauf une, à 12 secondes, tentée mais vite ramenée à la raison par un geste de sa voisine). Enfin, l’une sort un yaourt et se régale avec, sous les yeux envieux de ses collègues.
La morale pourrait être « vous n’avez pas besoin de manger des en-cas insipides », mais ce yaourt reste un produit allégé (« no fat », sans graisse, sont les premiers mots prononcés dans la vidéo).
En outre, ce ne sont pas ses qualités gustatives qui sont mises en avant, mais plutôt sa quantité de protéines et de fibres. « Soyez rassasiée plus longtemps » conclut le spot – mais sans absorber plus de calories, rassure-t-il implicitement. Le fait que toutes les femmes soient au régime (et s’empêchent de manger les unes les autres !) ne semble, lui, pas remis en question.
Le côté sombre du régime est naturellement le « craquage ». « Pour les femmes, le réconfort émotionnel de se nourrir elle-même [NDLR : en opposition aux représentations traditionnelles où elle nourrit les autres] est rarement tourné en un état de plaisir et d’indépendance, mais en désespoir, vide, solitude et séparation » explique Susan Bordo.
Elle cite en exemple une publicité où la jeune femme se jette sur la glace car « il n’a jamais rappelé ». De manière générale, les nourritures caloriques seraient montrées comme des substituts à l’attention amoureuse.
« Il n’a jamais rappelé. Du coup Ben et moi sommes sortis marcher pour prendre un demi-litre de Frusen Gladjé. Ben est plus beau de toutes façons. »
Apparemment prégnantes dans les États-Unis des années 90, période à laquelle écrit Susan Bordo, ces représentations semblent cependant moins présentes dans le contexte français actuel. Pour vendre des gourmandises, les pubs utilisent plutôt un autre levier classique : le sexe.
La nourriture comme métaphore sexuelle
Le scénario n’est pas inédit : un homme et une femme semblent sur le point de faire l’amour mais, au moment crucial, l’acte sexuel est remplacé par une dégustation de glace.
Dans cette publicité pour Magnum, on voit une danseuse retrouver enfin son petit ami après le spectacle, mais lorsque leurs mains commencent à s’étreindre c’est pour aller chercher un esquimau (certes, ils n’allaient pas faire l’amour au milieu de tous les admirateurs).
https://youtu.be/SrfJbxNX4ao
Les pubs Schweppes jouent totalement sur ce mécanisme, en le détournant puisque contrairement aux attentes des personnages et/ou des spectateurs (« What did you expect ? »), il ne s’agit finalement pas de sexe.
Variante (je suis sûre que celle-ci vous parle) : la femme séduit l’homme, mais c’est en fait pour lui voler sa nourriture.
https://youtu.be/jcL1wYy5lNA
Ajoutons bien sûr au registre des allusions sexuelles les gros plans de bouche féminine croquant sensuellement dans une glace ou se passant la langue sur les lèvres. Jusqu’au nom des produits et aux slogans, il est difficile de distinguer ce qui fait référence au sexe et ce qui fait référence à la nourriture : Temptation (Magnum), « Afrodisiac » (Côte d’Or), « le plaisir de sucer » (certes justifié pour vendre des sucettes puisque c’était le slogan de Chupa Chups, mais les publicitaires n’ont pu ignorer le double sens).
Jamal Fahim, ex-étudiant américain en sociologie ayant travaillé sur le chocolat, donne sur The Society Pages une explication à ce parallèle.
« Le marketing du chocolat doit vaincre le facteur majeur qui inhibe la consommation des femmes : le fait que consommer une nourriture grasse et/ou sucrée est fondamentalement tabou pour les femmes, qui sont supposées surveiller leur poids.
Les publicitaires ont du coup remplacé ce tabou de la nourriture par un tabou sexuel. Ils ont transformé le chocolat en une expérience sexuelle, hédoniste, privée qui invoque un tabou similaire à celui de la masturbation.
L’intention est de provoquer une réponse automatique chez la femme, pour dépasser son instant d’auto-restriction : la croyance que la consommation de chocolat représente et rehausse sa féminité en la satisfaisant sexuellement, mais bien sûr gustativement. »
Vers de nouvelles représentations ?
Évidemment, si ces stéréotypes constituent de grandes tendances dans le paysage publicitaire ils n’en forment pas la totalité. Certains spots jouent sur d’autres clichés, d’autres – miracle – représentent simplement les femmes comme des êtres humains lambda.
Les progrès prêtent souvent à débat. Cette publicité pour Coca-Cola Light, par exemple, lie encore une fois nourriture et sexe. On n’est toujours pas dans « les plaisirs de la table pour eux-même » que réclamait Mona Chollet. Cependant, c’est l’homme qui est sexualisé cette fois, donnant au désir féminin une place qui lui a longtemps été déniée.
https://youtu.be/gB5H-kaAEkk
Les contre-exemples aux publicités stéréotypées « affichent presque toujours un enchevêtrement complexe et charmeur de nouvelles possibilités et de vieux modèles de représentations » commentait Susan Bordo. Une analyse qui semble toujours d’actualité.
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Les Commentaires
Et la pub Coca, bon, je comprends les arguments contre, mais omagad, mon frifri est totalement pour !