Clémence Bodoc, rédactrice en chef de madmoiZelle, a été invitée à la première université d’été du féminisme, se tenant ces 13 et 14 septembre 2018.
Elle devait à la base échanger autour du sujet Peut-on être féministe et populaire ? avec Nadia Dââm, mais cette dernière, de nouveau cyber-harcelée, n’a pas pu être présente :
« À l’heure à laquelle j’étais censée prendre la parole, je serai finalement face à un magistrat pour évoquer une nouvelle affaire de harcèlement dont je fais l’objet. »
Clémence a donc mené sa barque en solo, et elle s’en est tirée comme une reine. Voici ce qu’elle a déclamé avec talent !
Vous pouvez revoir l’intervention de Clémence dans le replay du Facebook Live ci-dessous, à partir de 2h !
(C’était Mymy, je rends l’antenne.)
Publié le 14 septembre 2018 — Est-ce que madmoiZelle est un magazine féministe ? Un indice apparaît sur votre écran… Mais je me garderais bien de vous donner ma définition.
D’une part, ma réponse dépend de qui me pose la question, et d’autre part : je n’ai que 10 minutes, et un autre dilemme sur le feu !
Être féministe et populaire, c’est possible ?
Peut-on être féministe et populaire ? C’est déjà difficile d’être féministe, et d’être populaire, séparément.
Féministe ET populaire, a priori c’est antinomique… car la popularité implique de plaire. Il faut pour cela correspondre à des représentations plaisantes.
Se conformer aux attentes des autres, à une forme d’idéal séduisant : un idéal physique, intellectuel, comportemental.
Pour être populaire, il faut donc correspondre à un idéal féminin. Aux stéréotypes d’une certaine idée de la féminité, plutôt.
Le stéréotype de la femme populaire
Prenez les filles les plus populaires du lycée, dans l’imaginaire de la pop culture : grandes, minces, « claires » (blanches, blonde aux yeux bleus). Elles sont gentilles, souriantes, rayonnantes, brillantes, au moins en apparence.
Ce cliché de la « reine des pom pom girls » est celui d’une féminité étriquée, mais populaire.
Ah, et dans les films, en général, la cheffe des chearleeders est tout sauf gentille… Avec les autres filles ! Car bien sûr, la notion de popularité s’entend : auprès des hommes !
Entre femmes, c’est la compétition toxique. Car à la vie comme dans les films, il n’y a bien souvent qu’une seule place de femme dans le tableau de la 1ère division.
Vous savez, c’est cette liste dans laquelle « on avait déjà mis une femme en tête, aux dernières élections ».
Ce Conseil d’Administration, où « vous savez, on a déjà une femme ! ».
Cette entreprise où l’on a « déjà promu une femme à ce poste la dernière fois ».
C’est cette fourbe manoeuvre du Patriarcat qui nous amène à nous mettre en concurrence entre nous pour LA PLACE de LA FEMME, comme si nous étions un championnat de 2ème division. Un championnat de divisions tout court, parfois…
Dans les films américains, il n’y a bien sûr qu’une seule femme fatale, donc la fille « populaire » du lycée est intraitable avec ses concurrentes.
Et toute femme devient sa concurrente.
Être féministe, ce n’est pas un carcan, c’est une libération
Être féministe, c’est se comporter à l’opposé de ces clichés : refuser le moule, refuser les étiquettes, refuser l’assignation de genre, de rôle, de destin.
C’est refuser les « c’est l’ordre des choses », les « ça a toujours été comme ça », les « rooooh mais calme-toi ».
Être féministe, c’est être fidèle à soi-même, à celle que l’on a envie d’être, en s’affranchissant des injonctions contradictoires qui visent à nous maintenir bien sagement dans nos cases : l’intello. La grande gueule. La mannequin. La mère. La vierge. La putain. Etc.
Être féministe, pour moi, ça a été une libération. C’était conquérir le choix d’être qui je veux être. Et tous les mots sont importants.
Comment être populaire lorsqu’on brise des fantasmes ?
Mais au départ, c’était un choc : devenir féministe, c’était faire le deuil du monde dans lequel je pensais vivre.
Je croyais être née dans l’égalité — dans le monde que décrivait hier encore Elisabeth Lévy, ici même. J’étais née féministe victorieuse, mais je suis devenue féministe de tranchée, sur le front du sexisme ordinaire.
Et j’ai la sensation, depuis que je parle de féminisme, du quotidien des femmes, des discriminations en tous genres… que je suis devenue le messager de mauvaise augure
.
Comment voulez-vous être populaire lorsque vous êtes celle qui s’emploie à révéler l’ampleur de l’oppression patriarcale au quotidien ? Je suis de ces féministes qui vous mettent le nez dans la réalité des injustices et des inégalités.
Un autre monde est possible, au risque de vous déplaire
Et pourtant, quel paradoxe ! Car je porte un message d’espoir !
Un autre monde est possible, dans lequel les individus, indépendamment de leur genre, de leurs origines, de leurs convictions, peuvent cohabiter en harmonie, s’exprimer librement, débattre, échanger, sans humiliation, vivre sans violence.
Un monde dans lequel les individus pourraient s’épanouir dans un respect mutuel, envers et en dépit de leurs différences.
C’est un vicieux trucage du Patriarcat : celui qui consiste à transformer la vision d’un tel monde en un discours apocalyptique sur la fin de notre civilisation.
Moi j’aspire à une société d’égalité et de liberté, d’aucuns me répondent que c’est impossible. Car d’un côté : c’est malheureux, mais il est dangereux de toucher à l’équilibre actuel. Et de l’autre côté : liberté, égalité, on les a déjà.
Mais what the fuck ?? vous parlez d’une contradiction !!!
Le chantier de l’égalité n’est pas une course à la popularité
Tout ça pour vous dire qu’il y a belle lurette que j’ai renoncé à être populaire. J’ai choisi d’être efficace. Tant pis pour les sensibilités que je heurte et les égos que je froisse.
Le nouveau monde est en travaux, port du casque obligatoire si vous rejoignez le chantier !
Et nous avons besoin de bras, sur ce chantier.
Car le féminisme et l’écologie ont cela en commun : ils requièrent une transformation profonde de la société, qui ne peut pas avoir lieu uniquement par l’impulsion des pouvoirs publics. Le changement doit aussi venir de nous, des individus, du peuple.
Il est évident que nous n’arriverons à rien si nos représentants ne prennent pas la mesure de l’urgence de ces deux combats. Mais nous n’arriverons à rien non plus, si nous ne prenons pas collectivement la mesure de la nécessité de notre implication.
Chacun et chacune d’entre nous à son échelle, selon ses moyens, bien sûr.
Surprise : le féminisme est populaire, eh oui
En cela, le féminisme est déjà populaire, et c’est encore une arnaque du Patriarcat que de nous laisser croire qu’il ne l’est pas. Que défendre l’égalité, la liberté, la fraternité et la sororité, ce serait un combat élitiste et impopulaire.
C’est mon éducation de petite fille sage qui m’a longtemps amenée à craindre de « déranger », en prenant la parole. Qui m’a fait douter de ma légitimité à prendre part aux discussions et aux débats qui concernent mon avenir, et mon présent.
Comme s’il était plus important de plaire, que de déranger l’ordre établi d’un monde injuste…
Mais si j’avais ces doutes, c’est aussi parce que je connaissais le coût de la transgression. Sortir du moule, braver l’assignation, c’est s’exposer à la sanction, la punition.
Une transgression, c’est déjà une petite révolution
C’est encore une autre manipulation du Patriarcat, terriblement cruelle celle-ci : rendre la sanction dissuasive pour les femmes, et invisible aux hommes.
Un exemple : les lois de la République Française garantissent à toutes les citoyennes et citoyens la liberté de circulation.
Nombreuses sont les femmes qui savent que leur liberté de circuler n’est pas absolue.
Elle est directement conditionnée par le lieu, l’heure, et la compagnie qu’elles choisissent pour jouir de ce droit — et non pas par leur tenue vestimentaire, fallait-il le préciser.
Nombre de femmes connaissent la sanction menaçant celles qui outrepassent le droit qui leur est réellement accordé.
Quand je marche dans la rue la nuit, seule, je n’ai pas le même rythme cardiaque que lorsque je me balade accompagnée, dans une rue marchande, en pleine journée.
Et avant qu’on n’y appose le nom de harcèlement de rue, avant que la loi n’y oppose le délit d’outrage sexiste, avant que nous ne soyons des millions dans le monde à dénoncer ce phénomène, nous subissions en silence cette restriction de notre liberté de circuler.
Nous subissions en silence les violences commises contre celles qui s’octroyaient cette liberté. Et tant d’hommes restaient sourds à cette violence, car ils étaient aveugles à sa réalité.
C’est pour cette raison que je m’emploie à faire oeuvre de pédagogie sur madmoiZelle, et au quotidien : chaque conscience éveillée devient un nouvel allié.
Le féminisme EST populaire, ce sont les plans du nouveau monde, et nous ne sommes pas encore assez nombreux et nombreuses à appeler de nos voix et construire de nos bras cette nouvelle société.
Clémence Bodoc, féministe optimiste
Le ton de cette intervention, il me ressemble. Je voulais rester fidèle à moi-même : viscéralement positive, optimiste et déterminée.
Et d’autre part, je ne porte pas sur mes épaules la responsabilité de la réussite du mouvement féministe. Je ne prétends pas l’incarner à la perfection. Je prends simplement ma part du colibri dans cette révolution.
J’ai été très en colère dans mon féminisme, brutalisée par l’urgence des combats à mener, à gagner surtout. Cette colère s’est muée en détermination, et désormais en fierté d’agir au quotidien dans le sens de l’Histoire et du progrès.
Peut-on être féministe et populaire, vous me demandiez ? J’ai choisi d’être féministe. Tout le reste est secondaire.
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
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