La salle d’audience est trop étroite pour absorber la foule de curieux qui se presse devant le tribunal. Il faut dire que le procès qui s’y déroule ces jeudi 14 et vendredi 15 mars n’a rien d’anodin. C’est celui du militantisme, du féminisme et de ses limites, si elles doivent exister. Christophe Girard, lui, en a l’air convaincu. L’ancien adjoint à la culture de la mairie de Paris poursuit pour injure publique et diffamation six militant•e•s, dont les élues écologistes Alice Coffin et Raphaëlle Rémy-Leleu, pour des (re)tweets postés en juillet 2020.
Une procédure bâillon ?
C’est justement sur Twitter, ou plutôt X, qu’Alice Coffin a appelé ses abonnés, quelques jours plus tôt, à venir apporter leur soutien en assistant à cette audience publique. L’édile s’estime, comme ses camarades, victime d’une procédure bâillon. « Le but, c’est de faire des procédures judiciaires longues, coûteuses, pour épuiser, faire perdre du temps, faire perdre l’envie de recommencer aux militants » s’insurge-t-elle lors de son passage à la barre.
En début de semaine, l’élue a signé une Tribune dans Libération, qui appelle à faire évoluer la loi en s’inspirant du modèle américain :
Aux Etats-Unis, des dispositions législatives ont rendu les procédures-baillons (appelées Strategic Lawsuit Against Public Participation, ou Slapp) difficiles voire impossibles. Dans une trentaine d’Etats, il est possible de rejeter sur demande, en début de procédure, ce qui apparaît comme étant une procédure-baillon. Adopter une telle mesure en France permettrait enfin de protéger les femmes victimes de violences sexuelles, les féministes qui les soutiennent, mais aussi tous les lanceurs et lanceuses d’alerte qui ont besoin d’une protection renforcée.
Le vent pourrait bien tourner dans les prochains mois puisqu’une directive européenne « visant justement à protéger les journalistes et les militants des procédures-baillons » a été votée le 27 février dernier et devra donc être transposée dans le droit français.
Pour les six prévenu•e•s du jour, il aura fallu attendre quatre ans pour que les plaintes déposées en 2020 par l’ancien adjoint à la culture, aboutissent à ces deux journées d’audience. Quatre années éreintantes, comme le relate l’une d’entre eux, Coline Clavaud-Mégevand, qui signe pour Madmoizelle une lettre poignante.
L’affaire Matzneff en toile de fond
Dans cette salle d’audience plane l’ombre de Gabriel Matzneff, ex-écrivain star de Gallimard, autrefois adoubé pour ses récits où il exposait en toute impunité ses « histoires d’amour » avec des adolescentes et des enfants de 8 ans dans les Philippines.
En janvier 2020, quelques mois avant les plaintes déposées par Christophe Girard, sort l’ouvrage de Vanessa Springora, Le consentement (éd. Grasset, 2020), véritable onde de choc. Cette dernière y raconte l’emprise qu’a exercée l’écrivain de 50 ans sur l’adolescente de 14 ans qu’elle était à l’époque. Un « tournant pour le combat » contre la pédocriminalité, concède Christophe Girard, qui assure avoir découvert avec ce livre la pédocriminalité de Gabriel Matzneff. La même année, pourtant, paraissent deux enquêtes édifiantes dans le New York Times et Mediapart, qui mettent en lumière les liens qu’aurait entretenus Christophe Girard avec l’écrivain. Avec la réélection d’Anne Hidalgo, l’adjoint à la culture de la Mairie de Paris s’apprête à être reconduit à son poste.
Un rassemblement devant l’Hôtel de ville
23 juillet 2020. Une trentaine de personnes sont rassemblées devant l’Hôtel de Ville pour s’opposer à cette décision et exiger la démission de Christophe Girard. « Mairie de Paris : pas d’adjoint à la culture du viol », ou encore « Girard à la culture ? HLM, prix, pensions, honneur pour les pédos » sont écrits sur les pancartes des militants.
Plusieurs élues, notamment écologistes, sont présentes. C’est le cas de Raphaëlle Rémy-Leleu. En marge de la manifestation, des Tweets reprenant les slogans des affiches sont postés. Pour certaines prévenues, il s’agit simplement de retweets, pour d’autres, de photos prises lors du rassemblement sur lesquelles les slogans sont lisibles. Pour d’autres encore, il s’agit d’un message de soutien adressé à Alice Coffin, qui, en séance, s’est opposée à la standing ovation dont bénéficiait Christophe Girard. « La honte, La honte, La honte » s’est-elle écrié, reprenant les mots d’Adèle Haenel prononcés aux Césars la même année, avant que son micro dans l’hémicycle ne soit coupé.
Atteinte à la liberté d’expression ?
À la barre, les prévenu•e•s appuient que leurs tweets ne visent pas Christophe Girard personnellement, mais bien le devoir d’exemplarité de la mairie de Paris qui n’aurait pas dû faire le choix de garder Christophe Girard à ce haut poste.
« Je trouve ça ubuesque de devoir me justifier d’une liberté d’expression que je pense avoir utilisée à bon escient », s’indigne l’une des prévenues, Alix Béranger, psychologue clinicienne et militante féministe depuis de longues années. C’est la première à passer à la barre. « Je suis inquiète qu’on puisse poursuivre des militantes féministes en diffamation ou en injure publique alors qu’elles participent à un débat d’utilité générale avec les outils démocratiques dont elles disposent ». Parmi ces outils, les réseaux sociaux et le droit de manifester. La militante explique avoir participé à une centaine d’actions du genre, et ne s’être jamais retrouvée sur le banc des accusés.
S’ensuit alors un débat sur la manière dont se pratique le militantisme : « Quand on est militante et qu’on réfléchit à des slogans, il faut que ça soit court, percutant. C’est une manière d’utiliser l’humour comme un levier pour la prise de conscience collective » argumente Alix Béranger. Pour la psychologue, le rassemblement du 23 juillet est une action militante parfaitement classique, qui ne dérogeait pas aux habitudes de manifestation.
Ce sont bien deux mondes qui s’opposent dans cette salle d’audience, deux gauches et deux visions du militantisme. « Porter plainte n’était pas une partie de plaisir, mais ce que je voudrais, c’est que cette plainte permette de faire réfléchir à ce qui est utile pour faire avancer les combats et ce qui détruit » affirme Christophe Girard
Si chaque prévenu•e se qualifie fièrement de militant•e, l’ancien adjoint, lui aussi, s’identifie comme tel : « Je suis d’une génération plus ancienne que les personnes entendues » établit-il d’emblée. « Je suis père et grand-père, j’ai un passé militant, pour les droits LGBT, dans la lutte contre le sida. Je me sens solidaire du combat contre les violences sexistes, les violences faites aux femmes ».
La culture du viol en question
Voilà justement un autre point de friction : le sujet de la culture du viol. À plusieurs reprises, l’avocate de Christophe Girard demande aux prévenu•e•s de donner leur définition de cette notion bien connue des sociologues et des cercles militants. « Un seul individu, en la personne de Christophe Girard, peut-il incarner cette culture du viol ? » s’enquiert-elle. Morgan Jasienski, membre d’EELV et « militant en faveur des droits fondamentaux », assène : « Ce choix politique (de maintenir Girard à un poste à responsabilité au sein de l’exécutif parisien, ndlr.) contribue à la culture du viol ».
Christophe Girard profite de son passage à la barre pour faire entendre sa version des faits. Il assure n’avoir jamais eu connaissance des comportements de Gabriel Matzneff avant que ne soit publié Le Consentement. Il dément fermement les révélations du New York Times et de Mediapart. Interrogé sur les déjeuners qu’il a partagé avec l’écrivain, il se défend de n’avoir jamais voulu y aller : « Matzneff était collant, je ne le calculais pas ». Au sujet des manières élogieuses dont Matzneff le mentionne dans plusieurs ouvrages, allant jusqu’à lui en dédier un, Girard affirme qu’il s’agissait d’une affection à sens unique. « Ses livres ne m’intéressaient pas ».
L’homme dit avoir porté plainte pour ne pas laisser la violence s’installer entre les élus. Pourtant, cette violence était déjà là en 2020, racontent Raphaëlle Rémy-Leleu et Alice Coffin. « Au moment des éléctions municipales de 2020, on nous a invitées à venir en politique, Alice comme moi, parce que nous étions féministes, et que post-me too, nous avions une valeur en politique. Mais une fois arrivées, on nous a dit de garder les pancartes, les chants et les convictions, hors de la mairie » raconte la première. Raphaëlle Rémy-Leleu évoque les pressions, les menaces de mort, de viol, qu’elle et ses consoeurs reçoivent au quotidien. Un déchaînement de haine qui les empêche de mener sereinement leurs combats comme leurs mandats. « Mon tweet ce jour-là servait à signifier que nous étions là, dans l’institution, et que nous continuerions de porter les mêmes messages. Car si nous nous ne sommes pas dans les institutions, elles ne changeront pas ».
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