Des chiffres vertigineux. Selon le dernier décompte de l’Inter Orga Féminicides, nous en sommes au 70ème féminicide depuis le début de l’année. Alors que certaines affaires, comme celle d’Assia B, ont largement été médiatisées et sensationnalisées ces derniers mois, Giuseppina Sapio, Maîtresse de conférences à l’Université Paris-8 en information et communication, spécialiste experte du traitement médiatique des violences conjugales et des féminicides, nous invite à repenser la manière dont nous parlons de ces crimes, aussi bien dans les médias que dans l’espace public.
Comment couvrir ces féminicides ? Que faire de la parole des avocats de la défense ? Faut-il la relayer telle quelle, au nom de la liberté d’expression ? Réponses d’experte.
Rencontre avec Giuseppina Sapio, Maîtresse de conférences experte du traitement médiatique des violences conjugales et des féminicides.
Souvent, les féminicides sont classés dans la catégorie faits divers. En quoi cela est-il problématique ?
Cela n’inscrit pas le féminicide dans sa dimension systémique. Le mettre dans la rubrique fait divers revient à individualiser ce type de crime alors qu’ils ont une portée politique évidente.
Faut-il relayer la parole de l’accusé, et si oui, comment ?
La Convention d’Istanbul préconise de s’interroger sur l’intérêt de cette parole : répond-t-elle au devoir d’information du journaliste ? S’il s’agit de répéter que l’accusé aimait la victime et ne supportait pas de s’en séparer, comme on le voit souvent, est-ce vraiment pertinent de la répéter sans nuancer ? Surtout quand, en face, on n’a que le silence de la victime. C’est essentiel d’avoir un contradictoire, pour mettre cette parole en perspective. On peut faire appel aux associations de victimes, à un collectif qui fait des comptes, à des militants… Il faut s’interroger sur comment on nomme les choses, et la responsabilité que l’on endosse en construisant une réalité que l’on fait exister par nos mots.
Vous dites que, souvent, la victime est doublement silenciée. Qu’entendez-vous par là ?
Elle est doublement réduite au silence, parce que, d’une part, elle est tuée, et d’autre part, les sources sollicitées dans la couverture médiatique ne permettent pas de lui donner la parole. Souvent, dans les articles de presse, on interroge un voisin qui ne la connaissait pas, un enquêteur qui n’en parle que comme d’un corps démembré… Dans le cas du féminicide d’Assia B., les seuls mots de la victime sont ceux rapportés par sa sœur, avec qui elle aurait eu un échange téléphonique quelques jours avant son meurtre. C’est rare que l’on ait même accès à cette voix. La question des sources est donc essentielle : cela va influencer la focale donnée à la narration.
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Vous évoquez le féminicide d’Assia B. Dans cette affaire, l’avocat de la défense a déployé un lexique de romantisation pour tenter de justifier le crime de son client… Est-ce un procédé fréquent ?
Oui, très souvent, on mêle amour, passion et mort. Cela n’est pas nouveau, et est le fruit d’une longue tradition journalistique, elle-même héritée des arts, de la musique, de la littérature. Il y a des mots, comme par exemple « crime passionnel », un terme qui n’existe pas juridiquement, qui circulent dans l’espace public et qui sont ensuite intégrés par les médias. Ce n’est pas parce que les médias ne savent pas parler du monde, mais tout simplement parce que ces mots font notre monde et fondent une certaine conception des relations hommes-femmes. Il faut comprendre que cet imaginaire, ce vernis social, culturel qu’on met, notamment, sur des affaires de féminicide, en enrobant tout ça de romantisme ou d’amour passionnel, en fait, ça existe aussi bien dans les médias que dans l’espace public.
Est-il encore acceptable aujourd’hui que la défense d’un auteur de féminicide se base sur des arguments tels que l’amour ?
Il y a une éthique de la nomination. La manière dont on nomme les choses n’est pas politiquement neutre. En France, on est passé d’une époque où l’amour, les relations d’intimité, de proximité entre les conjoints étaient considérés comme des circonstances atténuantes, dans les lois de 1791. Aujourd’hui, ces liens sont une circonstance aggravante. On peut donc se demander jusqu’où va le devoir d’information, lorsqu’il s’agit de convoquer de tels arguments. Souvent, cet imaginaire est mobilisé quand il s’agit de mitiger le rôle d’un homme dans le cadre d’un féminicide. On isole aussi ses mots, son « amour » pour celle qu’il a tuée, comme si son acte ne s’inscrivait pas dans un historique de violence. Il faut arrêter avec le mythe du coup de folie meurtrier. Cela n’existe pratiquement jamais.
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