Ça vous est déjà arrivé de vous apercevoir que l’un de vos souvenirs était complètement faux ? Que vous croyez avoir vécu quelque chose qui ne vous est jamais arrivé ?
Pour ma part, j’étais convaincue d’avoir été au cirque avec mon père dans mon enfance. Un jour, à table, je m’exclame : « HAHA c’est comme la fois où on était au cirque, nan ?! ». Nan : perplexes, mes parents ont cassé le délire et m’ont affirmé que je n’avais jamais foutu un seul orteil dans un cirque. Allons bon… voilà que je m’invente une vie ?
Figurez-vous que les faux souvenirs sont en fait monnaie courante et que nos souvenirs ne sont jamais vraiment identiques à la réalité – je vais mettre mes gros sabots et dire que, par exemple, une personne raciste va bien se souvenir de choses en cohérence avec son racisme (et drôlement moins bien se souvenir du reste).
Non seulement nous vivons tou-te-s dans des souvenirs plus ou moins fantasmés, mais il serait en plus possible d’implanter des faux souvenirs dans la tête des gens. D’INCEPTIONNER LA MEMOIRE, de s’incruster dans nos souvenirs pour y foutre le bordel. C’est-à-dire ?
En 1974, Elizabeth Loftus et John Palmer s’attèlent à la tâche et tentent de répondre à cette question : peut-on modifier les souvenirs et témoignages par les informations que l’on apporte a posteriori ? Si je suis témoin d’un évènement, et qu’après celui-ci, quelqu’un m’apporte d’autres informations (soit en passant par la « désinformation », c’est-à-dire me donne des informations nouvelles, potentiellement fausses, sur l’évènement ; soit en passant par la « suggestion », c’est-à-dire en donnant une orientation à l’évènement), mon souvenir peut-il être transformé ?
Pour répondre à ces questions, les chercheur-e-s mettent au point une expérience en deux temps.
L’expérience – première partie : modifier un souvenir
Dans la première partie de leur expérience, Loftus et Palmer demandent à 45 étudiants de visionner sept vidéos d’accidents de la route, issues de campagnes de prévention, durant une poignée de secondes. Après chacune de ces vidéos, les étudiants doivent décrire ce qu’ils ont vu et répondre à quelques questions.
L’une de ces questions, centrée sur l’estimation de la vitesse du véhicule, sert d’échelle de mesure aux expérimentateurs. C’est ici que l’astuce se trouve : les chercheur-se-s ne vont pas poser cette question de la même manière à tou-te-s les participant-e-s !
En effet, Loftus et Palmer vont diviser les participant-e-s en plusieurs groupes et poser la question différemment selon les groupes, en utilisant 5 verbes différents, censés suggérer des intensités différentes de violence de l’accident :
- À quelle vitesse allaient les véhicules lorsqu’ils se sont fracassés l’un contre l’autre (« smashed ») ?
- À quelle vitesse allaient les véhicules lorsqu’ils sont entrés en collision (« collided »)?
- À quelle vitesse allaient les véhicules lorsqu’ils se sont heurtés (« bumped ») ?
- À quelle vitesse allaient les véhicules lorsqu’ils se sont frappés (« hit »)?
- À quelle vitesse allaient les véhicules lorsqu’ils se sont touchés (« contacted ») ?
Pour analyser l’impact du changement de verbe, les chercheur-ses observent ensuite l’estimation de la vitesse du véhicule donnée par chaque participant-e : pensent-ils que la voiture roule plus ou moins vite selon les verbes utilisés ? Loftus et Palmer répondent par l’affirmative : selon leur analyse, plus le degré de violence est suggéré, plus les participants pensent que la voiture allait vite !
Comme l’indique le tableau ci-dessous, extrait de l’article publié par les deux chercheur-se-s, la vitesse de la voiture prendrait 10 points lorsqu’on utilise le verbe « fracasser » plutôt que « toucher »…
Les auteur-e-s proposent deux interprétations : l’effet observé pourrait d’une part être dû à un biais de réponse (en gros, si le sujet n’est pas sûr de la vitesse et hésite, le verbe « fracasser » peut le pousser à opter pour la plus haute estimation…), et d’autre part, la forme de la question pourrait causer un changement dans la représentation mnésique de l’accident. Autrement dit, le verbe « fracasser » pourrait conduire le sujet à « voir » l’accident plus sévère qu’il ne l’était en réalité.
Si changer la formulation d’une question peut influencer nos souvenirs, peut-on aller jusqu’à ajouter de faux détails dans la mémoire du sujet ? Peut-on créer un faux souvenir ?
L’expérience – deuxième partie : fabriquer un faux souvenir
Dans la seconde partie de l’expérimentation, Loftus et Palmer mettent en place une procédure similaire : 150 étudiants visionnent un film d’une minute, à la fin duquel un accident de la circulation survient (l’accident dure en tout et pour tout quatre secondes).
Ensuite, on demande aux sujets de décrire l’accident avec leurs propres mots, puis de répondre à quelques questions à propos de celui-ci. Cette fois, les étudiant-e-s sont réparti-e-s selon trois conditions :
- Aux premiers, les chercheur-se-s posent la question de cette manière : « à quelle vitesse allaient les véhicules lorsqu’ils se sont fracassés l’un contre l’autre ? » (« smashed » – suggestion d’un impact violent),
- Aux seconds, on demande : « à quelle vitesse allaient les véhicules lorsqu’ils se sont frappés ? » (« hit » – suggestion d’un impact moins violent),
- Aux derniers, aucune question à propos de la vitesse des véhicules n’est posée (c’est le « groupe contrôle »).
Ici, ce n’est pas directement l’estimation des participant-e-s concernant la vitesse de l’automobile qui intéresse nos chercheurs-es ; cette question sert simplement à « implanter » une suggestion dans leur tête.
Une semaine plus tard, sans leur remontrer la vidéo, et sans qu’ils ne connaissent le but réel de l’expérience, on pose aux sujets une série de questions à propos de l’accident. Parmi elles, une question est critique pour Loftus et Palmer : « avez-vous vu des bris de verre » ?
Environ un tiers des membres du groupe auquel on a suggéré un accident violent a répondu par l’affirmative… Alors qu’ils sont beaucoup moins à le penser dans les groupes « suggestion d’un impact moins violent » et « contrôle ».
Vous savez quoi ? En fait, la vidéo ne montrait aucun bris de verre. U MAD ?
Les réactions ne sont pas unanimes, mais tout de même : la seule formulation d’une question parvient à jouer sur le souvenir et nous faire croire que l’on a vu quelque chose qui n’apparaissait pas. Une semaine après un évènement, la manière dont on pose une question peut avoir un impact sur notre mémoire…
Pourquoi tant de doutes ?
MAIS POURQUOI, HEIN ? Loftus et Palmer suggèrent (hihi) que nous enregistrons deux types d’informations dans un « souvenir » : l’information glanée pendant la perception de l’évènement et l’information externe ajoutée après l’évènement. Au fil du temps, les deux informations se mélangeraient et ne seraient plus dissociables (nous ne saurions plus dire si l’information provient de ce que l’on a perçu à tel instant ou de ce que l’on a perçu, entendu ensuite).
Dans le cas de l’expérience, les étudiants ont formé un premier souvenir lors du visionnage de la vidéo. Et lorsque les expérimentateurs ont induit l’idée que le choc était violent, l’information s’est ajoutée, greffée au souvenir de certains, qui y ont ajouté des bris de verre…
En fin de compte, nos souvenirs contiendraient à la fois une expérience directe (et amputée) et une information postérieure : vous savez, c’est un peu comme lorsque vos parents vous ont tellement raconté cette histoire de « quand vous aviez un an », que vous avez l’impression de vous en souvenir – alors que techniquement, c’est peu probable. Notre mémoire et nos souvenirs seraient malléables et se reconstruiraient en permanence.
C’est tout ?
Évidemment, l’expérience menée par Loftus et Palmer est ce qu’elle est : une expérience, menée uniquement sur des étudiants, dans certaines conditions… Mais elle corrobore une flopée d’expériences antérieures et postérieures sur le sujet.
Des exemples ?
Dans une expérimentation de Loftus (oui, encore), Miller et Burns (1978), des sujets ont assisté à un évènement, à la suite duquel ils ont reçu des informations fausses à propos de cet évènement. Eh bien, bam : les sujets sont devenus plus enclins à considérer comme vrai ce qu’on leur a suggéré, plutôt que ce qu’ils ont vu.
Plus tard, Itskushima, Nishi, Maruyama et Takahashi (2006) ont exposé des individus à une conversation entre deux personnes à propos d’un évènement auquel tous avaient participé. Dans la conversation, des informations fausses sur l’évènement étaient données… et les chercheurs ont constaté que les sujets avaient intégré dans leur mémoire ces informations fausses !
Loftus et Pickrel (1995) ont également présenté à des sujets un résumé de 4 anecdotes de leur enfance, élaborées avec l’aide de leurs familles respectives. L’une de ces histoires était inventée de toute pièce : on leur racontait qu’ils avaient été perdus dans un centre commercial, recueillis par une vieille dame et ramenés à leurs parents. Au cours d’entretiens, on demande à ces sujets de se souvenir de tous les détails possibles concernant les anecdotes…
Eh bien, pas moins de 25% des sujets ont raconté ce souvenir fictif et y ont même ajouté des détails précis (les lunettes de la vieille dame, leurs sentiments…). Selon une expérience relatée dans un article du site pseudo-sciences.org, nous pourrions même nous mettre à aimer les asperges grâce à un faux souvenir (Laney, 2008) !
Gare aux conclusions hâtives
Le thème est toutefois délicat et le « faux souvenir » est une notion à manier avec précaution. Les travaux de Loftus (et d’autres équipes de recherche) sont souvent utilisés par les détracteurs du féminisme et autres adorateurs du masculinisme pour gueuler que OUAH, vous voyez ? Les victimes d’agressions sont tou-te-s de fausses victimes avec de faux souvenirs – comme c’est arrangeant !
Si ces recherches attirent effectivement l’attention sur l’implication des faux souvenirs dans certains témoignages, les travaux à propos des souvenirs sont plus complexes que cela et ne nient absolument pas les personnes qui font l’expérience de « souvenirs retrouvés » (se souvenir d’un évènement passé après un « oubli », ou déni, ou refoulement, ou enfouissement).
Les recherches sur le sujet jouent par ailleurs un rôle important dans l’approche thérapeutique (et sont également bien utilisées par les détracteurs de certains types de thérapie) et rappellent que le thérapeute doit être vigilant à ne pas « suggérer » sa réalité.
Les interprétations de Loftus et Palmer concernant les « faux souvenirs » sont simplement l’une des explications psychologiques au phénomène – d’autres en appellent à la neuropsychologie, d’autres encore parlent du « sentiment de liberté » de l’individu dans la « soumission à l’autorité » (l’individu obéirait à la suggestion parce qu’il a l’illusion d’être libre de le faire), d’autres du « conformisme »…
En d’autres termes, la recherche sur le sujet a encore de beaux jours devant elle.
Et PAF, on est dans l’actu… Des chercheurs auraient «implanté » un faux souvenir dans la mémoire d’une souris – c’est toujours sympa pour la souris !
Pour aller plus loin :
- L’expérience de Loftus et Palmer (1974) : un exemple de l’interaction entre le langage et la mémoire
- Un article d’Elizabeth Loftus pour Pour la Science
- La petite histoire des recherches en « faux souvenirs » de Pseudo-sciences.org
- Faux souvenirs et émotions
- L’expérience de Loftus et Palmer expliquée par l’INIST et d’autres ressources sur le sujet
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