Esther est partie recueillir les témoignages des jeunes femmes de plusieurs pays, à travers le monde, avec une attention particulière portée aux droits sexuels et reproductifs : liberté sexuelle, contraception, avortement.
Elle a déjà rendu compte de ses rencontres avec des sénégalaises et sa deuxième étape l’a menée au Liban ! Elle y a réalisé interviews, portraits, reportages, publiés au fil des jours sur madmoiZelle.
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Ce soir-là avec Mona, qui m’hébergeait, on a commandé dans l’un des meilleurs restaurants que j’ai testé jusqu’ici à Beyrouth, et on s’est mises en route pour l’appartement de Fatma.
Âgées respectivement de 22 et 23 ans, elles se connaissent bien, elles sont cousines en quelques sortes. Mona décrit Fatma comme une tête de mule :
« Tu as vu comment c’est chez nous, en famille : il y a du bruit partout, du mouvement, ça parle fort…
Depuis qu’elle est toute petite, Fatma, c’est celle qui est calme et qui répond « oui oui, on verra » et qui finalement n’en fait qu’à sa tête ! »
Elle me raconte ça après que Fatma a évoqué l’une de ses premières décisions : arrêter le piano pour se mettre à la guitare à l’âge de 13 ans.
« Celle qui m’enseignait le piano était un peu âgée, j’aimais pas son style. J’ai fait du métal, du progressive… et en ce moment je suis fan de classique. »
En parallèle, dès ses 11 ans, Fatma a commencé à chanter dans une grande chorale très reconnue, qui l’a aujourd’hui menée à voyager dans de nombreux pays. Pas plus tard qu’il y a quelques semaines, elle était à Dubaï.
Tu la crois touche-à tout ? Tu n’as encore rien vu.
Car si Fatma est une artiste, ce n’est pas de musique qu’elle vit, mais de cinéma. Une idée qu’elle a en tête depuis ses 14 ans.
« J’avais décidé que je voulais faire du cinéma. Mais je le gardais pour moi.
Je ne sais pas comment, je me suis levée un jour avec cette idée en tête. C’était l’époque où on allait souvent voir des films le week-end avec mes amis. »
C’est à 8 ans que Fatma a eu son premier appareil photo, un polaroïd, puis « une caméra digitale » à 13 ans.
« Personne ne m’a appris à faire des photos. Je me suis trouvée en train de prendre des photos, et de bonnes photos, je ne sais pas comment. »
N’en faire qu’à sa tête, un mode de vie pour Fatma Racha Shehadeh
Ce n’est pas pour autant qu’on l’encourage énormément dans la voie du cinéma, en tous cas professionnellement parlant. Elle me raconte :
« J’ai eu ma première caméra professionnelle à 16 ans, c’est à ce moment que j’avais dit vouloir en faire mon métier.
Ma mère ? Elle disait « ouais okay, tu as du temps pour réfléchir ». »
En réalité, Mona et Fatma sont d’accord pour dire qu’il y avait trois voies professionnelles « acceptables » :
« Il faut devenir médecin, ingénieur, ou bien faire du business. »
Peut-être quatre en comptant le droit, mais les études d’art ne font pas partie des paris respectables dans leur milieu.
Mais Fatma fait tout de même exactement ce qu’elle a envie :
« En terminale j’ai fait une spécialité maths & physique.
On me demandait pourquoi je voulais faire ça alors que je me dirigeais vers le cinéma.
Et moi je disais « parce que je suis forte en maths et physiques, alors que j’aime pas la SVT, l’économie, la sociologie. »
J’ai eu une mention bien en terminale, et je crois que ça m’a bien aidée car les maths et la physique ça élargit un peu le cerveau ! »
Au moment de faire ses choix d’orientation, au lieu de remplir les trois vœux qu’elle peut faire, elle n’en fait qu’un : audiovisuel.
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Fatma Racha Shehadeh, cinéaste précoce
Depuis, du haut de ses 23 ans, elle a déjà envoyé deux courts-métrages au Festival de Cannes.
Le premier, Zikra
, retrace le parcours de sa tante qui fut à la tête de mouvements de grèves pour réclamer davantage de droits pour les professeurs dans les années 70. À croire que la badasserie est une affaire de famille.
Le second, Muse, suit le parcours de Yazan, un enfant syrien réfugié, qui repart sur les traces de sa famille perdue au moment du passage de la frontière.
« Toute son histoire est inspirée des témoignages d’enfants réalisés par le Haut Commissariat aux Réfugiés. »
Le HCR, agence de l’ONU pour les réfugiés, a d’ailleurs partiellement produit le film.
L’un de ses cousins, qu’elle décrit comme l’un de ses modèles d’inspiration, n’imaginait pas qu’elle réaliserait de si belles choses si vite au moment où elle s’est lancée, bien qu’il l’ait soutenue dans ses projets. Mais Fatma avait confiance :
« Moi je savais que ça allait fonctionner, jusqu’à maintenant je sais que ça va fonctionner, même si c’est un peu lent. »
L’un des films réalisés par Fatma Racha Shehadeh
L’exigence de grandir
Cette dernière partie de la phrase m’a stoppée net : un peu lent ? Après avoir envoyé deux courts-métrages à Cannes à seulement 23 ans, je trouve le jugement sévère. Elle parle en fait de la qualité de ses films :
« Je pense que lorsque la personne grandit et devient plus mature, elle donne plus au cinéma, plus de sentiments, plus d’expériences.
Avant que j’atteigne 40 ans mes films ne seront pas bons.
Par exemple, comment est-ce que je peux expliquer à une actrice qui joue le rôle d’une mère face à une poupée comment montrer de l’affection à cette poupée, si je n’ai jamais été une maman moi-même ?
Il faut que j’aie beaucoup d’expériences dans tous les domaines pour que je puisse faire un film mature.
Je suis contente de la personne qui a fait ces films, de la réalisatrice qui a fait Zikra quand elle avait 20 ans, de celle qui a fait Muse quand elle avait 22 ans, mais aujourd’hui quand je les regarde je me dis que ça aurait pu être fait différemment et mieux. »
Au point que seul le public des festivals a vu ses films et sa famille. Et encore pas tous : Mona réclame de voir Muse, sans succès pour l’heure.
Pourtant, si ses films sortent du lot aujourd’hui, c’est en partie grâce à sa voix de jeune femme, qui détonne :
« Ce n’est pas péjoratif [d’avoir une voix de jeune femme]. C’est simplement que les jeunes sont toujours agités et précipités :
« je veux faire ça comme ça et je veux aller là », ça se reflète dans le film. Les plus âgés sont plus calmes, ils ont tout vu, ils ont formé leurs idées à propos de la vie en général.
Ça m’aide aujourd’hui, mais moi je pense que plus je serai âgée, meilleurs seront mes films, moins je vais faire de fautes. »
Le fait de ne jamais pouvoir vivre toutes les expériences du monde afin d’en imprégner son cinéma ne la chagrine pas cependant, « c’est mieux comme ça, c’est à chaque fois un nouveau challenge ».
S’inspirer sans imiter, et devenir soi-même source d’inspiration
Lorsque je lui demande si elle a conscience du fait d’être inspirante, Fatma répond qu’elle fait usage de ce pouvoir :
« J’utilise ma capacité d’inspiration, avec les personnes que j’aime bien et là où je trouve qu’il y a un potentiel. »
C’est notamment auprès de personnes qu’elle connaît et qui font aussi du cinéma qu’elle joue ce rôle de mentor. Ses modèles à elle en revanche, n’appartiennent pas à ce monde-là.
Il y a son cousin, brièvement évoqué plus haut.
« C’est mon idole depuis que je suis toute petite, on a 18 ans d’écart, il s’occupait de moi.
Il est juge, il a rapidement gagné la confiance des gens, il a eu beaucoup de postes.
Il lit beaucoup et j’aime bien comment il réfléchit, ses idées. »
Je lui demande s’ils sont d’accord sur tout, puisque j’estime qu’il faut savoir être en désaccord avec ses role-modèles, pour ne pas se contenter de les imiter mais se construire soi-même :
« Non, il y a beaucoup de choses sur lesquelles on n’est pas d’accord et tu as raison c’est une bonne chose, je suis complètement d’accord avec toi. »
Fatma Racha Shehadeh, réalisatrice talentueuse et bosseuse
Son second role-modèle est son directeur de chorale.
« Il me connaît depuis que je suis adolescente, il m’a vue grandir. Il travaille beaucoup, beaucoup, beaucoup. Il a développé la musique arabe, créé une nouvelle école d’harmonie : on n’avait pas de chants polyphoniques en arabe avant.
Ma relation avec lui est très importante, on est très amis. J’ai aussi appris avec lui comment diriger une chorale. »
Car comme si ses activités de réalisatrice, de directeur photo, de choriste ne suffisaient pas, Fatma encadre aussi des enfants :
« On a plusieurs projets, au sud, dans la Bekaa, au nord, à Beyrouth, on a des chorales avec des enfants, des réfugiés ou des orphelins, ou dans des écoles par exemple.
On n’est pas là pour leur apprendre à chanter, mais pour leur permettre de gagner confiance en eux, de se changer les idées… »
Et de trouver, comme elle, leur voie ?
Depuis plus d’un an, Fatma travaille sur un nouveau film, documentaire cette fois, mais tout aussi romanesque : Yamilé sous les cèdres.
Mais pour l’instant, elle ne peut pas trop en dire, alors rendez-vous à sa sortie – ainsi que dans l’article suivant où Fatma m’a offert son témoignage sur une partie de sa vie, non abordée ici.
Tu peux retrouver Fatma Racha Shehadeh sur :
- À suivre : Femme libanaise, de mère libanaise, voici comment on me nie mon droit à ma nationalité
- Sommaire des reportages « madmoiZelle au Liban »
Écoutez Laisse-moi kiffer, le podcast de recommandations culturelles de Madmoizelle.
Les Commentaires
On lui souhaite une longue et belle carrière !
C'est marrant, je trouve qu'elle ressemble un peu à Marion Seclin, surtout sur la photo en tête de l'article