Cet article contient des spoilers majeurs de Fair Play.
On s’attendait à un thriller sexy à la sauce Netflix qui fasse grimper la température aussi vite qu’on l’oublie après l’avoir vu.
Au lieu de cela, on a eu le souffle coupé pendant deux heures face à un film brillant d’une profondeur vertigineuse.
Imprévisible, ultra intelligent, subversif et surtout radicalement féministe, Fair Play nous guérit de ces films marketés comme « féministes » alors qu’ils se contentent d’enfoncer des portes ouvertes sur le fait que l’égalité, c’est mieux que l’inégalité (quand ils ne rejouent pas les pires stéréotypes sexistes et problématiques du cinéma, comme Promising Young Woman.)
Parce qu’il est réalisé par une cinéaste qui connait son sujet et sait en parler avec une caméra et des acteurs, Fair Play dissèque la violence, la perfidie, les contradictions, la laideur du sexisme. Il n’évoque pas des concepts flous et consensuels mais nomme les vrais ennemis du féminisme, ceux que même #MeToo n’aura pas réussi à tuer. Fair Play a beau être un thriller haletant, un film de sexe torride, c’est aussi un film qui parle parfaitement de la misogynie intrinsèque du capitalisme. Un film qui montre avec une justesse édifiante des hommes boursoufflés par une masculinité face à laquelle ils s’avouent vaincus au lieu de se battre, comme les femmes. Un film qui sait comment exprimer l’insaisissable polyvalence du sexe, qui peut aussi bien être le lieu d’expression d’un amour réciproque que des insécurités féminines créées par le patriarcat ou encore du besoin maladif de domination des hommes.
Parce que le film continue de nous hanter, de nous questionner mais aussi de nous aider à vivre mieux dans une société qui voudrait nous faire croire que la lutte pour le féminisme s’est achevée en 2018, on vous recommande chaudement d’accompagner le visionnage de la lecture de notre entretien avec la brillante Chloe Domont.
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Fair Play, de quoi ça parle ?
Luke et Emily sont employés dans un fonds d’investissement. Chaque jour, plusieurs millions de dollars sont entre leur main, qui déterminent une partie de l’économie mondiale. Parrallèlement à leur travail en commun, ils filent aussi le parfait amour et sont sur le point de se fiancer. Mais lorsqu’Emily est promue parmi les cadres de l’entreprise, leur relation déraille, jusqu’à la destruction.
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Entretien avec Chloe Domont
Madmoizelle. Pouvez-vous nous parler de la genèse du film ?
Chloe Domont. Fair Play est en quelque sorte un bilan de mes propres expériences. Quand ma carrière a commencé à décoller, j’ai aussi senti une sorte de perte. J’ai compris qu’elles étaient liées à mes relations : d’un côté, les hommes avec qui j’ai été en relation étaient très favorables à mes activités, ils m’adoraient pour mes ambitions, mais d’une certaine manière, ils se sentaient aussi menacés par elles. Cela m’a fait réaliser, après un certain temps, à quel point ces dynamiques de pouvoir enracinées ont encore de l’emprise sur nous, même chez les hommes que l’on considère comme « progressistes ». Parce que je l’ai vécue, cette histoire brûlait en moi. Je ne pouvais pas ne pas la raconter.
Cette histoire, vous avez décidé de la situer dans le contexte socio-économique très spécifique du monde de l’entreprise et de la finance. C’est un choix très intéressant car, aujourd’hui, on ne peut parler de féminisme sans parler de capitalisme néo-libéral puisque ces deux systèmes sont fondés sur le pouvoir des hommes sur les femmes.
Exactement. Vous pointez la question qui est selon moi la plus centrale du film : le capitalisme est-il compatible avec l’amour ?
J’ai aussi choisi le monde de la finance parce que j’ai eu l’impression que c’était un monde tellement stressant et complexe qu’il contenait une matière cinématogrpaphique dans laquelle je pouvais puiser pour mon film. J’ai beau ne rien connaitre à ce domaine professionnel, je suis réalisatrice. Je sais ce que c’est que travailler dans environnement très pressurisant, où il y a beaucoup d’argent en jeu. Quand vous avez cinq, six scènes à tourner en un jour, que vous n’arrivez pas à boucler le tournage, vous devez en payer le prix. Parce qu’il fluctue constamment entre deux hauts et des bas, l’environnement de travail devient toxique et alimente la toxicité d’une relation qui est déjà en train de s’effilocher.
Au début du film, Luke est « l’homme idéal ». Il est fou d’amour, de désir et d’attention pour Emily. Beaucoup de spectateurs ont notamment été impressionnés par la scène du cunnilingus. Emily se rend compte qu’elle a ses règles et au lieu de manifester du dégoût (la société s’acharne à faire croire que le sang est sale), Luke rit et ils continuent de faire l’amour. Pourtant, Luke va se transformer jusqu’à devenir distant, cruel, néfaste et violent. Selon vous, est-ce un personnage d’ange transformé en démon à cause de la jalousie ? Ou est-ce que le problème était déjà là : peut-on dire qu’il aimait Emily précisément parce qu’il la considérait comme inférieure à lui ?
Plus qu’un personnage de fiction, Luke représente selon moi plusieurs générations d’hommes pris en tenaille entre le désir d’adhérer à une société féministe moderne, mais qui ont été élevés selon les normes traditionnelles de la masculinité.
Je pense que beaucoup d’hommes sont à la fois l’un et l’autre : d’un côté, ils croient au progrès, à l’égalité. Mais d’un autre côté, ils ont encore ce sentiment de devoir faire plus, d’avoir plus que les femmes, parce que c’est ce qu’on leur a inculqué quand ils étaient enfants.
Donc pour moi, Luke ne change pas pendant le film : ça a toujours été là, en lui. Je pense que ce n’est pas de sa faute : il s’agit d’un problème sociétal, systémique, ancré dans la façon dont nous élevons les garçons et les filles. Parce que nous vivons dans un monde capitaliste où les personnes qui réussissent ressemblent plus à Luke qu’à Emily, il interprète le succès de son épouse comme un signe de son propre échec. Cependant, je pense aussi que la matière dont il agit selon ces sentiments est inexcusable. Il agit comme un homme incapable de gérer sa propre douleur et de faire face à ses propres insécurités.
Dans une interview sur Fair Play pour Esquire, vous avez déclaré : « On élève les garçons en leur faisant croire que la masculinité est une identité alors que c’est faux : c’est une énergie ». Pouvez-vous nous expliquer cette phrase ?
Ce que j’entends par là, c’est que la masculinité ne définit pas la valeur de quelqu’un. Elle de doit pas définir l’estime de soi d’un homme. C’est exactement la même chose pour la féminité : elle ne définit pas une femme. Je les perçois plutôt comme des énergies sur lesquelles on peut s’appuyer si on le souhaite. C’est une erreur d’enseigner aux jeunes filles et garçons qu’il n’y a qu’une seule masculinité, une seule féminité, qu’ils doivent rentrer dans cette boîte, sinon ce sont des ratés. C’est cette erreur qui est à l’origine du conflit entre Emily et Luke.
Avec le personnage d’Emily, vous parvenez à représenter ce phénomène complexe, tabou et douloureux dont beaucoup de femmes peuvent souffrir, malgré elles : le réflexe de s’écraser pour un homme avec qui elles sont en relation, de se sentir « désolée » d’être forte, de flatter sa virilité.
Effectivement, on est conditionnées à penser ainsi. Je me souviens que quand j’étais petite, ma mère me disait qu’il n’y a rien de plus dangereux que de blesser l’ego d’un homme. C’est aussi valable dans notre vie personnelle et amoureuse que professionnelle. Dans le film, quand Emily apprend qu’elle a une promotion, sa première réaction n’est pas l’excitation mais la peur que sa carrière lui coûte sa relation. Elle ne sait pas comment son partenaire va réagir. Elle pense que cette promotion va blesser son ego d’une manière qui sera préjudiciable à son amour.
Emily aurait pu être jalouse si Luke avait obtenu une promotion puisqu’ils travaillent ensemble. Les femmes peuvent être jalouses des hommes, mais elles ne sont pas menacées par les hommes lorsqu’ils réussissent à les dépasser. Et je pense que c’est la grande différence entre les deux genres : lorsqu’une femme réussit plus qu’un homme, c’est perçu comme une menace à bien des égards. Je pense que c’est encore très présent dans notre culture. Même aujourd’hui, le succès d’un homme est toujours une victoire pour la relation. Mais quand c’est l’inverse, ça devient une menace.
En tant que réalisatrice, ce doit être une victoire de pouvoir représenter grâce au cinéma ces sentiments contradictoires et difficiles que subissent les femmes, parfois malgré elle, sans pouvoir en parler ni même en avoir conscience ?
Oui. Ce qui comptait le plus pour moi en faisant ce film était de pouvoir mettre en lumière une terreur émotionnelle à laquelle beaucoup d’entre nous sont confrontées, mais que nous normalisons en même temps. Nous sommes nombreuses à le vivre mais nous le normalisons parce que nous ne voulons pas le reconnaître ou en parler. Même si nous sentons que ce n’est pas bien, ça devient normal. C’est très problématique.
L’une des séquences de Fair Play montre avec une éthique et une intelligence rares une réalité que l’on ne voit jamais au cinéma : le viol conjugal. Selon moi, cette scène résume à elle seule le film et le rapport de domination entre les deux personnages. Emily pense que Luke et elle sont égaux, qu’ils sont tous les deux victimes d’une relation toxique dans laquelle ils se font mutuellement souffrir. C’est elle qui initie le rapport sexuel. Mais il se transforme en viol. On comprend alors qu’ils ne sont pas égaux, et que lui cherche à la détruire, tandis qu’elle est victime de sa violence. Pouvez-vous nous parler de cette scène ? Pourquoi avez-vous décidé de représenter ce viol ?
Je suis parfaitement d’accord avec votre lecture. J’ai voulu faire un thriller sur la dynamique du pouvoir au sein d’une relation en parlant aussi de ce qu’il y a de plus laid, de plus violent. Pour moi, la violence du film devait escalader jusqu’au viol, parce qu’en fin de compte, le viol n’est pas une question de sexe. C’est une question de pouvoir. C’est la seule façon pour Luke de reprendre le pouvoir sur Emily parce qu’il est physiquement plus fort qu’elle.
C’était important pour moi qu’on vive cette scène comme Emily la vit. On est vraiment avec elle, on voit les choses de son point de vue. C’était aussi très important qu’elle initie le sexe au début pour rappeler que c’est un viol, même quand la femme initie le rapport. Je trouve fou que l’on doive encore rappeler ce genre de choses, comme s’il s’agissait d’un débat. Ce que je voulais montrer aussi avec cette scène, c’est que l’on peut être violée par quelqu’un que l’on aime, que l’on connait, que l’on est sur le point d’épouser.
Je trouve très intéressant que Fair Play soit présenté comme un « thriller sexy », alors que c’est un film post-#MeToo, qui dissèque les mécanismes de la masculinité dans les relations amoureuses hétérosexuelles. C’est comme un cheval de Troie féministe. cette promotion vous convient-elle ? vouliez-vous qu’il en soit ainsi ?
Cheval de Troie féministe, c’est un très bon résumé ! (Rires.) Pour moi, Fair Play est un thriller sur la dynamique du pouvoir au sein d’une relation. Il se trouve qu’il est très sexuel parce qu’on ne peut pas enlever le sexe de la dynamique du pouvoir quand il s’agit d’hommes et de femmes. Ce que je veux explorer, c’est le fait que le sexe est inhérent à cette dynamique. Les gens le comparent à un thriller érotique parce que le film puise dans plusieurs genres, mais mon intention n’a jamais été de limiter le film à un genre particulier. Mon but premir était d’abord explorer les dangers de l’infériorité masculine, pour montrer comment les femmes sont forcées de composer avec cette violence pour survivre dans leur travail ou leurs relations personnelles.
Votre film échappe à l’étiquette d’un genre, mais acceptez-vous qu’on le qualifie de film post-#MeToo ?
Oui, à 100%. C’est précisément pour ça que je l’ai fait. Le postulat du film est de dire : « Okey, on est passé par le mouvement #MeToo. Et maintenant ? On se traite comment ? ». Je crois qu’à bien des égards, l’ère post-MeToo est problématique parce les gens ont peur de parler, de dire n’importe quoi, de sorte que certaines de ces questions deviennent tout simplement plus insidieuses. Elles sont peut-être moins visibles qu’avant, mais elles n’ont pas disparu. Elles sont juste sous le tapis.
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