Aux débuts de la psychologie (et même un peu après), certaines expériences ont franchi les limites de l’éthique au nom de la recherche scientifique. Nous en avons déjà abordé quelques-unes : l’expérience sur la soumission à l’autorité de Milgram, l’expérience du Petit Albert, l’expérience de la prison de Stanford de Zimbardo, Carney Landis et ses meurtres de rats, le Dr Johnson et ses « recherches » sur le bégaiement…
Aujourd’hui, je vous propose d’étudier une recherche réalisée par Albert Bandura, l’un des psychologues les plus importants de ce siècle : l’expérience de la poupée Bobo.
Le thème du jour : les enfants imitent-ils les comportements violents des adultes ?
En 1961, Albert Bandura a une théorie : pour lui, le comportement humain est lié à un « apprentissage social », plutôt qu’à des trucs génétiques ou innés.
La question est toujours problématique au sein de la communauté scientifique : est-ce plutôt la société, plutôt les gènes, ou plutôt autre chose qui font les Hommes ? Ne serions-nous pas un croisement entre un apprentissage social, des facteurs environnementaux et une part de génétique ?
Quoi qu’il en soit, en 1961, donc, Albert Bandura met au point une expérience pour observer le comportement d’enfants face aux comportements des adultes. Son hypothèse, c’est que l’enfant a très certainement tendance à imiter le comportement d’un adulte, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un adulte de confiance pour l’enfant. Si l’adulte en question a un comportement agressif, il serait ainsi très probable que les enfants reproduisent ce comportement. Inversement, pour Bandura, si l’adulte n’a pas de comportement violent, l’enfant aura moins tendance à être violent lui-même.
En allant plus loin, le psychologue souligne également que les garçons ont probablement plus tendance à avoir des comportements agressifs que les filles, et que cette tendance est liée à une société qui tolère (et encourage) un comportement plus violent chez les hommes.
Le déroulé de l’expérience
Pour observer l’impact du comportement d’adultes sur celui d’enfants, Bandura sollicite 72 enfants (36 filles et 36 garçons) de 3 à 6 ans. Au préalable, le psychologue a « sélectionné » les jeunes pour ne pas avoir dans l’expérience d’enfants aux comportements spécifiquement agressifs, et pour obtenir des groupes relativement équilibrés (avec différents types de personnalités).
Les enfants sont répartis dans trois groupes :
- Le premier groupe est un groupe de « contrôle », dans lequel les enfants ne verront aucun modèle adulte
- Le second groupe d’enfants sera exposé à un adulte qui montrera des comportements agressifs
- Le troisième groupe verra un adulte qui ne fera pas preuve de violence.
Dans un premier temps, l’équipe de recherche amène un enfant dans une pièce où un adulte est en train de s’amuser avec des jouets (dont la « poupée Bobo », une poupée gonflable haute d’un peu plus d’un mètre et dotée d’un maillet). On donne la consigne aux enfants de ne pas toucher aux jouets.
Dans le groupe 2, après une minute, l’adulte commence à attaquer verbalement et physiquement la poupée pendant une dizaine de minutes (c’est à ce stade que la question de l’éthique pointe le bout de son nez : est-ce acceptable de coller des enfants devant la violence d’un adulte au nom d’une recherche scientifique ?).
Dans le groupe 3, l’adulte joue simplement avec les jouets pendant la même durée de temps.
Pour le 1er groupe (le groupe « contrôle »), les enfants sont placés dans une pièce, également pendant une dizaine de minutes, sans aucun adulte présent.
À la suite de ces premières minutes, les enfants sont placés dans une seconde pièce qui contient plusieurs jouets ; une fois encore, ils ne sont pas autorisés à utiliser ces jouets (l’objectif est de frustrer les enfants) (bon).
Enfin, les chercheurs-es amènent les enfants dans une dernière pièce, dans laquelle il y a encore des jouets (dont la pauvre poupée Bobo et le maillet). Cette fois, les sujets ont le droit d’utiliser les objets présents dans la pièce. Les chercheurs-es analysent leurs comportements derrière un miroir sans tain : ils regardent s’ils frappent la poupée avec le maillet, s’ils lui donnent des coups, s’ils s’assoient sur elle, s’ils utilisent une violence verbale…
Les résultats
Conformément aux attentes du psychologue, les enfants témoins du comportement agressif d’un adulte ont reproduit plus de comportements violents que les autres enfants (que ce soit une violence physique ou verbale).
Face à un adulte au comportement violent, les garçons ont effectivement eu une plus grande tendance à imiter la violence physique. La reproduction de la violence verbale, quant à elle, a été similaire chez les garçons et chez les filles.
Les enfants ayant observé un adulte au comportement non agressif, ainsi que les enfants du « groupe contrôle », ont manifesté peu de comportements agressifs (sans différence significative entre ces deux groupes : autrement dit, que l’on observe un adulte au comportement non agressif, ou aucun adulte, les résultats sont peu ou prou les mêmes).
Et après ?
Finalement, les résultats de l’expérience sont discutables : s’il n’y a aucune différence entre le groupe contrôle et le groupe d’enfants exposés à un adulte non agressif, peut-on dire parler « d’apprentissage social » ? Cette recherche propose de retenir une chose : lorsqu’un enfant voit un adulte faire preuve de violence, alors il aura tendance à reproduire ce comportement, à comprendre que cette attitude est « acceptable ».
Les critiques de l’expérience ont questionné sa validité : comme souvent dans les recherches en sciences humaines, l’expérience a lieu dans un laboratoire – peut-on tirer des enseignements d’une telle mise en situation ? L’absence de liens entre l’enfant et l’adulte peut-il biaiser les résultats (dans ce cas, on pourra vraisemblablement supposer qu’un adulte jouant un rôle important dans la vie de l’enfant aurait un impact d’autant plus fort) ? L’impact du comportement violent de l’adulte perdure-t-il au-delà du temps de l’expérience ?
Enfin, la question de l’éthique a évidemment été soulevée : les enfants participant à l’expérience ont-ils subi de quelconques conséquences ? Est-il acceptable de placer des enfants en spectateurs de la violence ?
Comme dans chaque article de la série Expériences dangereuses, toutes ces interrogations pourraient se résumer en deux questions : jusqu’où pouvons-nous accepter d’aller au nom d’une recherche ? Et en même temps, est-il possible d’étudier le comportement humain sans avoir d’impact sur les sujets ?
Pour aller plus loin…
- Un article de Simply Psychology
- Un article sur l’œuvre d’Albert Bandura
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