L’être humain est un animal fantastique, capable de s’adapter à n’importe quoi : la banquise, le désert, la jungle, la haute montagne… Et le monde du travail. J’en suis la preuve : je vais bien. Je n’ai presque plus peur d’Emmanuelle, ma supérieure directe, et je suis capable d’aller au service informatique ou au courrier sans prendre des vivres pour trois jours.
Je suis intégrée. Je ne l’aurais pas cru, mais ce job se passe mieux que mon année de sixième, quand les cancres de la classe menaçaient d’écraser les mégots de leurs cigarettes sur ma doudoune argentée si je ne faisais pas leurs devoirs de français. Certes, je regarde parfois mes journées passer comme un épisode de Derrick en VO non sous-titrée (NB : je ne parle pas allemand). Mais je ne vais pas commencer à me plaindre : j’ai un boulot (payé au lance-pierres, certes) et c’est loin d’être le cas de tout le monde. Je suis une privilégiée.
J’étais en train de savourer mon bonheur d’être ce que les banques appellent « une jeune active » en partageant un café avec Eva, Annabelle et Marie de la compta. Elles me racontaient leur bonheur d’avoir un enfant en période d’épidémie de gastro quand Emmanuelle nous interrompit.
« Almira, je sais que tu travailles pas cet après-midi, mais je viens d’avoir un appel de Monsieur Eichel. Il va passer dans l’aprem. Ça t’ennuie de rester ? »
Oui, ça m’emmerde. Je suis payée un demi-smic à ranger des dossiers dans des cartons et à rentrer des chiffres dans des tableurs. J’aimerai au moins disposer de mes après-midis pour me faire les ongles.
« Oh, non, bien sûr, ça ne me dérange pas du tout. »
Il y a dû avoir un changement significatif dans mon faciès, parce qu’une fois les talons d’Emmanuelle tournés, toutes mes collègues ont posé leurs yeux inquisiteurs sur moi. Je me suis donc sentie obligée de leur avouer que je n’avais que très brièvement croisé mon chef de service, que la seule fois où nous avions échangé plus de deux phrases c’était lors de mon entretien d’embauche qui ne s’était pas forcément très bien déroulé, et que pour couronner le tout, j’avais entendu sur le compte de ce monsieur Eichel toutes sortes de rumeurs pas forcément réjouissantes
.
Maintenant, elles regardent toutes leurs pieds ou le fond de leur gobelet de café. Elles se raclent la gorge. J’aimerai sentir qu’elles vont chercher à me rassurer, que tout ce que j’ai entendu n’étaient que des bruits de couloir. Mais au lieu de ça, Annabelle me pose la main sur l’épaule :
« Ne t’inquiète pas, ça va bien se passer. » Puis, en regardant sa montre : « Oh la la les filles, c’est pas tout ça mais on a du boulot ! Allez, on file Almira. À plus ! »
Démerde-toi avec ça, quoi.
J’ai eu le temps de me créer une montagne d’angoisses, et d’élaborer une myriade de scénarios, dont la moitié au moins se terminait dans la violence, avant qu’Eichel ne se pointe dans notre bureau. C’est ce type ventripotent en pull jacquard déformé et en pantalon à pinces qui m’a coupé l’appétit ce midi ? C’est cet homme aux phalanges poilues et aux relents d’after-shave bas de gamme, le monstre que j’ai eu l’impression d’affronter lors de mon entretien d’embauche ? Il a l’air de tout sauf d’être effrayant. Après tout, tout ça n’est peut être qu’un simple malentendu.
Monsieur Eichel tient à me faire la bise. Emmanuelle, plus aguerrie que moi, a réussi à l’éviter. Maintenant que je sens les joues poisseuses d’après-rasage de mon chef se poser trop près de ma bouche, je comprends que je vais moi aussi mettre un point un stratagème pour ne plus jamais que cela se reproduise. Puis, alors qu’Emmanuelle essaie de lui faire un point sur les dossiers en cours, il se met à farfouiller frénétiquement dans le placard à fournitures, avant d’en sortir un paquet de papillotes, vestiges du dernier repas de Noël de l’entreprise. Il nous tend le paquet, triomphant. Emmanuelle soupire.
« Et pour le dossier de Monsieur Durant ? Il attend une réponse. Qu’est ce qu’on fait ? »
Eichel continue de farfouiller bruyamment dans le paquet de papillotes.
« Robert ? », s’impatiente Emmanuelle
« Oh, il m’emmerde celui-là. Jamais content ce connard. On avait pas déjà solutionné son problème ? »
« Non, il nous a envoyé un mail avec de nouvelles demandes spécifiques. Je te l’ai transféré, tu n’as pas répondu. Du coup, il me relance. »
« Ah bon ? T’es sûre ? Oh, bah… fais comme tu veux, mais fais-moi un compte rendu détaillé, ok ? Je te fais confiance. Oh attendez les filles, tout à l’heure, dans le train, Masson m’en a raconté une ! Tordante ! Alors c’est une blonde qui fait de l’équitation et là elle tombe des étriers, elle dit au cheval « WOW WOW WOW CHEVAL WOW WOW »… Et là le gars du supermarché est venu débrancher le cheval ! Elle est marrante hein ? »
Emmanuelle soupire, tandis que j’essaie de me fondre dans ma chaise. Eichel sent que sa blague n’a pas reçu le succès escompté. Un ange passe, et je crois que je n’ai jamais vécu de moment aussi gênant. Le chef hausse les épaules, avant de nous demander où on en est de l’archivage. Emmanuelle ne m’a pas laissé le temps de répondre. Elle abat brusquement ses poings sur son bureau.
« Robert, j’ai bien réfléchi. Cette mutation dont je t’ai parlé, je vais l’accepter. Je pense qu’Almira pourrait tout à fait prendre ma place. Elle est assez qualifiée pour ça, et en plus elle commence à bien connaître le fonctionnement de l’entreprise. »
J’ai vu la mâchoire de mon chef se décrocher et un sourire triomphant barrer le visage d’Emmanuelle. Elle manigançait ça depuis le début. Elle savait qu’elle finirait par me jeter dans la gueule du loup.
Voilà comment j’ai appris que j’allais monter en grade en prenant la place d’Emmanuelle, qu’il n’y aurait désormais plus d’intermédiaire entre moi et Eichel, et qu’on allait recruter quelqu’un pour me remplacer. Autant me réjouir maintenant, je sens que ça va pas durer…
– La suite dans le prochain épisode de La petite vie (pro) d’Almira !
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