Publié le 24 septembre 2018
« Une main aux fesses n’a jamais tué personne ».
Cette citation d’Eugénie Bastié circule sur les réseaux sociaux, mais ce serait malhonnête de ma part de réduire toute son interview à cette punchline sortie de son contexte.
Eugénie Bastié face à Léa Salamé sur France Inter
Contexte, donc : Eugénie Bastié sort un essai, intitulé Le porc émissaire : Terreur ou contre-révoution, et elle était ce lundi 24 septembre l’invitée de Léa Salamé au micro de France Inter.
Les 9 minutes d’interview que je commente sous à ré-écouter ci-dessous.
Eugénie Bastié se présente comme « alter féministe » ou « féministe contemporaine », c’est-à-dire qu’elle affirme défendre une nouvelle ligne féministe. J’ai du mal à y voir autre chose qu’un discours réactionnaire, qui tente de se placer dans le débat féministe.
Dans cette interview, Léa Salamé interroge l’essayiste sur sa critique du mouvement #MeToo, que cette dernière présente comme « contre-révolutionnaire », signe d’une « régression quasiment victorienne ».
En résumé : on ne peut plus approcher les femmes sans risquer l’accusation publique de violeur en puissance. J’exagère à peine, voici les mots d’Eugénie Bastié :
« La libération de la parole autorise toutes les dérives et le bazardement de l’État de droit au nom de la lutte contre les violences sexuelles. »
Ah donc c’est encore pire que ce que j’écrivais à l’instant : témoigner publiquement au sujet des violences sexuelles que l’on a subies est un premier pas vers une dictature féministe. Ok vu.
Le problème du discours d’Eugénie Bastié, c’est qu’il a l’apparence de la logique, et donc la capacité de convaincre, de rendre rationnelle ce qui n’est qu’une succession d’idées reçues. Forcément, c’est séduisant, et nombre de ces idées reçues ont le vent en poupe dans le débat public.
Je vais m’attarder sur trois points soulevés pendant l’interview d’Eugénie Bastié par Léa Salamé, en commençant avec cette citation, qu’elle présente comme une conclusion des conséquences du mouvement #MeToo : « la peur a changé de camp », c’est-à-dire que désormais, les hommes auraient peur des femmes.
La peur a-t-elle vraiment changé de camp ?
En réalité, bien des femmes continuent d’avoir peur d’être agressées. Mais désormais, DES hommes, certains hommes, commencent à avoir peur d’être accusés d’agression.
Je ne dis pas que c’est moins grave, ni que c’est équivalent, et je m’explique : à l’échelle de toute la société, oui, c’est moins grave. D’un côté un groupe social craint une violence, de l’autre un groupe social craint une fausse accusation, on voit en posant l’équation ainsi que l’un des deux groupes est sous une menace plus grave que l’autre.
Et à l’échelle individuelle, pas de hiérarchie possible : tu préfères être victime d’agression ou être accusé·e d’agression ? La question ne se pose pas en ces termes ! Ça dépend de l’agression, ça dépend de la gravité de l’accusation. Je vais prendre des exemples extrêmes pour illustrer mon propos : j’ai déjà pris une main aux fesses à 7h02 un mardi matin et je n’en suis pas morte. Accusé à tort du meurtre de deux garçons, Patrick Dils a passé 15 ans en prison.
Donc on peut, bien sûr, continuer à dénoncer l’ampleur et la gravité des violences sexistes et sexuelles, sans renoncer en parallèle à son sens de la justice. Il n’y a pas besoin de « choisir un camp », et quand bien même on réfléchirait en ces termes, il est paradoxal qu’Eugénie Bastié place les hommes et les femmes dans deux camps opposés.
La peur des agressions sexuelles pèse sur les victimes : il y a des hommes et des femmes victimes de violences sexuelles, il y a beaucoup trop d’enfants victimes de violences sexuelles.
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L’autre camp, c’est celui des agresseurs. Pas « des hommes ». Ce réflexe d’essentialiser les rapports sociaux mène systématiquement dans l’impasse.
C’est quand même paradoxal de critiquer le supposé manichéisme du mouvement #MeToo, en basant sa démonstration sur un manichéisme essentialiste.
Liberté sexuelle et sécurité sexuelle sont-elles incompatibles ?
Léa Salamé interroge Eugénie Bastié sur un autre point de son essai : cette dernière réagit en effet au discours de Natalie Portman lors de la Women’s March. L’actrice y formulait sa volonté de pouvoir affirmer et exprimer son désir, sans que cela ne l’expose à des violences sexuelles.
Oui, effectivement, une revendication féministe de base est de pouvoir s’habiller comme on veut, circuler librement, sans être victime de violences sexuelles, et surtout sans que la longueur de la jupe qu’on portait soit un argument ou une excuse à quoi que ce soit.
Eugénie Bastié y voit une contradiction, entre revendiquer une liberté sexuelle et exiger une « sécurité sexuelle ». Mais Léa Salamé lui pose directement la question : pourquoi ce serait incompatible ?
En effet, où est la contradiction ? En quoi vouloir exprimer son désir, agir sur son désir, en quoi vouloir jouir d’une sexualité libérée et épanouie devrait s’obtenir au prix des violences sexuelles ?
Il n’y a pas ici de contradiction, mais plutôt une confusion d’Eugénie Bastié sur ce que sont les violences sexuelles. C’est un vieux mème féministe qui illustre à merveille cette confusion : « quand tu te prends un coup de pelle, tu n’appelles pas ça du jardinage ».
https://twitter.com/leonicindy/status/928905967521148929
Les violences sexuelles n’ont rien à voir avec la sexualité, elles ne sont pas la conséquence d’un désir non maîtrisé, elles sont l’expression de rapports de pouvoir, d’abus, de domination. De négation de l’autre, de son individualité, du respect élémentaire dû à tout être humain.
Donc non, il n’y a pas de contradiction entre la liberté sexuelle et « la sécurité sexuelle ». C’est entretenir la confusion entre les deux qui présente un danger pour la société.
Ce serait alors placer les femmes dans une position d’hyper responsabilité, responsables du désir qu’elles suscitent chez les hommes, et en face, placer les hommes dans une situation d’hyper puissance : ils seraient alors incapables de faire la différence entre une relation sexuelle torride et un viol avec violence.
Effectivement je n’ai aucune envie de vivre dans une telle société, et pourtant c’est bien notre société qui tend encore à faire porter aux femmes la responsabilité des violences qu’elles subissent, et le concept foireux de « zone grise » du consentement survivra tant qu’il subsistera des doutes sur la frontière entre harcèlement et séduction.
Ces doutes, ce n’est pas #MeToo qui les amène, mais bien des discours confus comme celui d’Eugénie Bastié. Au contraire même, #MeToo contribue à clarifier ce que sont les violences sexistes et sexuelles, leur réalité, leur nombre, leur ampleur, leurs conséquences.
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Les femmes ont-elles toujours eu un pouvoir dans la séduction ?
#MeToo a permis qu’enfin les femmes victimes de violences sexuelles soient entendues, qu’enfin le problème systémique dénoncé soit pris au sérieux, discuté, débattu à la bonne échelle, celle de la société dans son ensemble.
Au fond, je crois que je comprends les réticences d’Eugénie Bastié : elle ne veut pas d’une société où hommes et femmes auraient peur d’interagir. C’est pourtant déjà le cas, sauf que la peur n’est pas partagée : elle est majoritairement du côté des femmes.
Pas plus tard que ce matin, nous avons discuté en conférence de rédaction d’un spot voulu « romantique », qui a suscité des réactions de malaise. Queen Camille en a fait un excellent commentaire par ici : Cette « Histoire d’amour » au cinéma, est-elle romantique ou est-elle flippante ?
Mais encore une fois, la critique soulevée par Eugénie Bastié échoue à trouver une réponse dans son propos. Léa Salamé lui pointe pourtant le paradoxe : la libération sexuelle, 50 ans avant #MeToo, a eu pour conséquence de rendre les femmes actrices dans la séduction.
Une conséquence de #MeToo est de renforcer ça, ce n’est pas un retour en force du puritanisme comme le redoute Bastié, c’est au contraire une nouvelle libération du désir féminin — c’était le propos de l’autre tribune, celle que vous n’aviez probablement pas vu passer, pourtant publiée le même jour que la fameuse tribune sur la liberté d’importuner.
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Or pour Eugénie Bastié :
« Les femmes ont toujours joué avec leur séduction, toujours joué avec le désir qu’elles suscitaient comme un pouvoir »
Oui, je le lui accorde. Sauf qu’elles n’avaient QUE ce « pouvoir » à leur disposition. Réduites à l’état de possession, de propriété qu’on se passe de père en mari, voire aux fils en cas de décès des précédents, les femmes avaient effectivement peu de marge de manoeuvre.
L’angle mort élitiste d’Eugénie Bastié
Faire tourner la tête des hommes en jouant de leur pouvoir de séduction était l’une des seules cartes qu’elles possédaient — j’ajoute la capacité de brouiller les lignes de la filiation pour assurer leur survie : « bien sûr que cet enfant est de toi, voyons, regarde il a tes yeux (qui a les mêmes yeux que mon amant !) »
Et encore, cette analyse comporte un immense angle mort : elle appelle le cliché romantique de la bourgeoise qui fait languir ses soupirants. Pas la réalité de la courtisane soumise au « droit de cuissage ».
Ce point aussi, Léa Salamé le soulève face à Eugénie Bastié, lorsqu’elle rebondit sur la phrase « une main aux fesses n’a jamais tué personne ». Ce à quoi la journaliste répond :
« Vous oubliez la dimension sociale du mouvement, la domination sexuelle se fait surtout dans les classes populaires. Peut-être que la main aux fesses, à vous, on ne vous la met pas, à moi non plus.
Mais quand une caissière se prend une main aux fesses, et qu’elle ne peut rien dire, parce que sinon elle se fait virer, au fond, vous ne voyez pas qu’une main aux fesses, peut-être que ça ne tue pas la caissière, mais c’est déjà plus violent que votre citation . »
Là encore, c’est paradoxal : Eugénie Bastié reproche à #MeToo d’être un mouvement des élites pour les élites, et sa propre critique adopte le même angle mort.
La vague #MeToo a beau être partie des cercles socialement privilégiés, elle a vocation à changer la vie de TOUTES les femmes, pas seulement celles d’Hollywood. Sa déflagration a d’ailleurs soufflé les frontières des pays, des communautés, des classes.
Et n’oublions pas que le tout premier « Me Too » n’était pas celui d’Alyssa Milano. Sa créatrice était Tarana Burke, militante d’une association de lutte contre les violences faites aux femmes.
Le discours d’Eugénie Bastié, sur le fond comme dans la forme, a plusieurs temps de retard : nous n’en sommes plus à commenter la pertinence ou non du hashtag #BalanceTonPorc, ni des différences entre harcèlement et séduction.
Nous en sommes à lutter fermement contre les violences sexuelles et sexistes, la victoire sera une société dans laquelle nous pourrons vivre ensemble sereinement, pas une société dans laquelle « la peur a changé de camp ».
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Les Commentaires
Sur ce je retourne sous mariner car ma foi vous dites des choses très intéressantes !