Un jeune homme, brun, ténébreux. Un pont, près d’une gare. Une course-poursuite, comme après le temps. Une jeune femme en soutien-gorge noir, dans la lumière d’un jour nouveau. Un plan sur les toilettes d’une soirée underground. L’air léger d’une époque, un hédonisme vindicatif, un désespoir plein d’illusions. Les teintes ocres d’un sol que seule la jeunesse sait fouler, les couleurs pastels d’un ciel qui s’évanouit au petit matin. Les toits d’une ville qui n’appartient plus à personne.
Ce sont les images du faux spot pour l’Armée de Terre, une vidéo qui emprunte très largement à l’esthétique « clips qui donnent envie de vivre à 100 à l’heure » et « Tumblr de jeunes photographes qui aiment immortaliser leurs pérégrinations urbaines ».
Et forcément, ça marche. Tout le monde trouve ça beau, insolent, un peu envirant. C’est qu’on pourrait vendre n’importe quoi, sur ce type d’imaginaire. Du cassoulet, de la pop fadasse, des vêtements mal coupés, du lubrifiant, des Stabilo, une paire de baskets, du vernis à ongles, une perruque afro, une nouvelle ligne de perfectos. Et même la mort. La mort ?
Ce que dit le spot
Sur ces images filmées en haute définition, une voix grave nous lit un extrait de Demande à la poussière, un roman de l’écrivain américain John Fante.
À la fin, le message « Et si vous étiez déjà mort ? » apparaît. Il est suivi du logo détourné de l’Armée de Terre, devenu « Armée terrestre ».
Au premier visionnage, le but de cette vidéo peut paraître flou. Mais à y réfléchir un peu plus, le spectateur comprend ce qu’il lui est proposé : puisque nous sommes tous voués à mourir, l’ultime acte rationnel et poétique à la fois serait de décider de notre propre mort. En s’engageant dans l’Armée de Terre. Par exemple.
Ce qu’il dénonce exactement
Imaginé par deux réalisateurs sur lesquels on a très peu d’informations, ce spot parodique nous montre empiriquement le cynisme des images qui nous entourent : on peut aujourd’hui vendre n’importe quoi, pour peu que la publicité s’accompagne de séquences sublimées et stylisées
.
Ainsi, à la fin du spot, le texte suivant revient sur les ambitions de cette parodie :
« Ce n’est pas sans vice que les communicants se réapproprient les images du monde. Gorgée d’anti-discours et de symbolique vide, l’image succombe à un remplissage purement plastique.
Montrer le contraire de ce que l’on vend est devenu une norme à laquelle on ne peut déroger. La liberté et la protestation sont devenues des concepts visuels vendeurs auxquels un produit peut être associé. Les forces armées françaises sont notre choix non par antimilitarisme pavlovien mais par consternation face au discours en vigueur. Pourquoi l’armée ne pourrait-elle pas évoquer la mort, si c’est ce qu’elle promet ?
Les belles images allument en nous des fumées sans feu. En se rapprochant, le flou demeure et la fumée s’évanouit. Il ne reste que le sentiment amer d’avoir été trompé. »
« Montrer le contraire de ce que l’on vend est devenu une norme à laquelle on ne peut déroger » ? C’est donc ce que les deux réalisateurs accusent l’Armée de Terre de faire, en proposant des images « pleines de vie » pour convaincre de s’engager « pour la mort » (voir le spot 2010 « Devenez vous-même » et celui de 2011, digne d’un excitant jeu vidéo d’aventures).
Les réalisateurs qui se cachent derrière cette vidéo ont-ils été uniquement mus par un scepticisme à l’égard de l’Armée de Terre ? Rien n’est moins sûr.
Plus que de « l’antimilitarisme primaire »
Un des deux réalisateurs a confié à l’Huffington Post que l’essence de ce spot n’est pas de critiquer l’armée, mais les images qui nous entourent en général. Ainsi, cette parodie des vidéos éditées par l’Armée de Terre a la prétention d’aller plus loin qu’une « simple » critique de la guerre.
Les réalisateurs ont voulu montrer la dissonance qu’il peut y avoir entre des images pensées pour vendre et le véritable produit vendu. En parlant ouvertement de mort, ce spot est supposé nous choquer et nous interroger : « Ai-je vraiment envie que l’on me vende une mort sexy ? Quelles questions d’éthique une telle campagne suscite-t-elle chez moi ? ». Pour une fois, le spectateur se pose ces questions, là où il ne prend habituellement ni la peine de questionner les imaginaires qu’on lui offre, ni le temps de se demander si elles sont crédibles. Le choix du thème de la mort est donc ouvertement perturbant.
Pour dire les choses autrement, c’est comme si à travers l’exemple de ce faux spot pour l’Armée de Terre, c’était aussi les publicités pour fromages (vous savez, celles qui vous montrent un vieux fromager, un béret sur la tête, la main ridée caressant la croûte d’un bon vieux comté, quelque part au fond d’une cave de nos terroirs français) et celles pour les lessives (mais si, celles qui vous filment des kilomètres et des kilomètres d’herbe très verte avec une famille toute de blanc vêtue courant dans une colline ensoleillée, scène qui a été imaginée par des communicants pour vous faire penser aux mots « fraîcheur aloé vera ») qui se retrouvaient remises en question. En bref, toute la société du spectacle, quoi.
Les réactions
En attendant, certains internautes n’ont pas forcément envisagé les différents degrés de lecture que nous venons de mentionner. Certains accusent donc le spot de défendre la démilitarisation de notre pays…
… quand d’autres en sont au stade d’être à peine sûrs de l’aspect parodique de la vidéo :
Le studio Buzzoff, à l’origine de la vidéo, a choisi de rester très évasif :
« Nous ne sommes pas moralistes. C’est un cri du coeur, et ça peut en rester là. »
Alors, Etremort.fr, un objet artistico-militant jeté dans la mare ?
Les Commentaires
J'ai pensé la même chose ! Pardonnez-nous, nous sommes sensibles au beau
Personnellement, j'ai trouvé cette vidéo magnifique, quelque soit les enjeux qu'elle suscite et quand bien même elle s'inscrit dans une tendance "photo tumblr", du moment que ça parle aux gens, who cares ? J'aime énormément l'esthétique de la vidéo, mais je ne sais pas encore quoi penser du message.