Publié initialement le 18 janvier 2011
Avoir un handicap, dans la vie de tous les jours, c’est déjà pas une partie de plaisir. Évidemment, l’auto-flagellation arrive à un moment donné et on rêve, ne serait-ce qu’une demi seconde dans toute sa vie, à demi-mots sous la couette, de savoir ce que c’est de n’avoir « rien ». Mais avoir un handicap invisible pour les autres, c’est encore plus étrange aux yeux du peuple. Moi, je suis malentendante, et ça ne se voit pas.
Malentendante, c’est le mot qu’on donne aux sourds pour faire dans le politiquement correct, mais c’est aussi le mot pour définir quelqu’un qui entend, mais qui a un petit défaut qui fait que parfois, c’est pas clair. En gros, être malentendant, c’est un peu comme entendre tout « moins fort », ou essayer de comprendre le monsieur qui parle comme s’il y avait 30 mètres, plus un défilé de raton laveurs manifestants, et des cornes de brume entre vous. Concrètement, qu’est ce que ça implique ? Qu’on entend des choses, mais qu’on ne les comprend pas toujours. Lire sur les lèvres, par exemple, est un bon complément pour comprendre la personne, tout comme se concentrer au maximum, mettre le télétexte devant les Simpsons ou mettre des appareils auditifs.
Pour ma part, je suis née comme ça. Diagnostiquée tôt par une mère malentendante elle aussi, j’ai eu la chance de rentrer dans le monde des… oh mon dieu… des SOURDS.
Miro > sourdingue
Dans le système français, il est mieux vu d’être myope que malentendant. Un gamin myope, on le colle devant un panneau avec des lettres, on fait « Hum, ah oui humm je vois » et quelques jours plus tard, selon le bon vouloir de l’opticien et l’optimisation maximum d’une monture pour gosse, c’est la renaissance. Un gamin malentendant ou sourd, on essaye de voir une chose : s’il est pas un peu triso aussi, au cas où.
Première étape dans le long chemin de la victimisation populaire : le test de capacités intellectuelles. A l’aide de cartes numérotées et questions un peu fallacieuses du type « Elle s’appelle comment ta maîtresse ? » (étais-je assez teubé pour ne pas savoir qui me faisait cours ?), en quelques heures ton sort est plié : tu entends mal, mais AVEC DE LA CHANCE, tu as un cerveau intact qui peut être exploité. C’est toujours ça de pris, à 5 ans.
C’est donc avec un cerveau exploitable mais un peu inquiétant tout de même que j’ai affronté la vie, le système scolaire, les amours et pire : le peuple.
Comment faire des études quand on entend mal ce que les profs racontent ?
[rightquote]Il est de bon ton d’être handicapé dans un fauteuil pour s’attirer un minimum de compassion par le corps professoral.[/rightquote]Plein de bonne volonté, l’élève malentendant fait alors preuve d’un acte impie : il prévient le professeur de son handicap. Mais si, tu sais, là en bas de la feuille qu’on remplit en début d’année pour dire si papa est ouvrier ou responsable logistique, dans la case « remarques ». Neuf fois sur dix, cette remarque appelle un « Tu viendras me voir à la fin de l’heure », entraînant un « Comment ça tu n’entends pas ? C’est signalé dans le dossier scolaire ça ? ». Ayé, les fauves sont lâchés : ça ne se voit pas, donc forcément, ça n’existe pas. Il est de bon ton d’être handicapé dans un fauteuil pour s’attirer un minimum de compassion par le corps professoral. Chez les malentendants et les sourds : niet. Pas de canne, pas de roulettes, pas de membres en moins ! C’est l’arnaque. A peine, pour ceux qui peuvent, un petit boitier en plastique qui dépasse de l’oreille. Aucune peinture de guerre pour nous reconnaître, et ça, ça la fout mal devant l’individu normal. Il pourrait nous confondre avec un des siens. Outre les questions désobligeantes, comme « Explique-moi ce que tu as » (arf, t’as un schéma de l’oreille là ? J’te préviens c’est complexe), on a aussi cette stigmatisation involontaire à base de « Comme votre camarade a un PROBLÈME, elle sera désormais au premier rang ». Problème. Tout est dit.
Comment s’adapter au milieu urbain ?
Maintenant que tu sais que tu as un problème, reste à le confronter aux autres. Il faut avoir le cran de dire, parfois « Désolée, je n’entends pas », et là la mine patibulaire de l’homme lambda se met en place : sourcil relevé, bouche interrogative… et si j’avais une débile, en face de moi ?
Le sourd, il faut bien le dire, est forcément un débile profond, puisqu’il n’est pas capable de communiquer relativement normalement avec son entourage.
Preuve en est, on se moque toujours du bon vieux professeur Tournesol qui saoule tout le monde avec ses « Commeeeennnt ? ». Mieux, le sourd, dans sa débilité, produit quotidiennement des misheard lyrics sur tout et n’importe quoi, ou répond « oui » à n’importe quelle question car il ne veut pas déranger son interlocuteur en lui demandant de répéter.
C’est ainsi qu’à force de réponses inadaptées à des questions simples (« Tu finis à quelle heure ? » « -oui »), d’années passées à croire que la chanson All by myself disait « Au bal masqué » et de grands silences lors des conversations que le sourd-malentendant peut essayer de soigner son problème. Mettre des appareils, quoi.
Alors comment ça va Robocop ?
[rightquote]Les appareils, c’est un peu le complot intersidéral pour te faire comprendre que t’en chies.[/rightquote]Il existe bien des modèles fashion pour des lunettes, et tout le monde est d’accord pour dire que Woody Allen après un passage aux lentilles de contact, ce serait plus ça. Les appareils auditifs, c’est un peu le complot intersidéral pour te faire comprendre que t’en chies. Pour certains malentendants, ils sont très pratiques. Pour d’autres, et j’en ai fais partie, c’est la croix et la bannière dans ce monde obscur.
En clair : c’est comme entendre le monde à travers un transistor. C’est métallique, parfois ça grésille, et c’est bête, mais ça peut foutre les boules, quand t’entends pour la première fois le tic-toc de l’horloge de la salle de bains ou le mouton du champ de derrière. Couplé à ces engins, de belles lunettes sur le bout de mon nez : c’est bon, je cumule assez d’indices pour qu’on comprenne que j’ai été finie au pipi. Sans regrets, j’ai abandonné mes appareils. Vivre dans un monde d’ouvrier en métallurgie, ça n’était pas pour moi. Avoir des regards inquisiteurs sur le pourquoi j’ai des molettes derrière les oreilles, non plus.
Et sinon, ça va là, TU ME COMPRENDS BIENG ?
Être malentendant, finalement, c’est pouvoir faire ressortir ce côté humaniste en chacun de nous. C’est, par exemple, permettre aux autres de donner le meilleur d’eux même pour articuler « ANNEUHLISEUH COMMENT TU VAS AUJOUREUHDHUI ? », de permettre à certain de prouver leur connerie « Mais, tu réponds au téléphone ? Tu fais comment ? J’croyais que t’étais sourde ! » (non, malentendante, connard), mais aussi d’apprendre de nouvelles langues, comme la langue des signes adaptée au peuple hagard « Je te fais un signe de balai, toi tu me fais un pouce, on se comprend, c’est ok ? » (dixit mon manager du McDo, qui a tout compris à la LSF). C’est aussi se taper des heures de rigolade avec d’autres malentendants sur des anecdotes de chansons incomprises. C’est aussi parfois avoir des coups de blues quand on est incapable de suivre une conversation normale. C’est des envies de meurtre quand une fille vous dit que vous inventez tout ça, puisque vous entendez les ronflements la nuit. Mais au final, c’est aussi une sacrée leçon. J’entends peut-être pas, mais je peux très bien te répondre en articulant bien fort d’aller te faire mettre, si ça me chante.
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