Il est des spectacles que l’on oublie, et d’autres dont on se souvient à peine. Avignon est ainsi fait : souvent, les détenteurs d’une accréditation passent plus d’heures à s’abreuver de spectacles qu’à dormir, et le souvenir de certaines représentations ne dure que ce que durent les roses (surtout quand on oublie de les mettre dans de l’eau). Mais certaines représentations demeureront gravées en nos tripes. En sortant hier de celle de l’Étranger de Camus*, j’ai senti que je venais de vivre une heure mémorable de théâtre – voici donc le récit d’un après-midi singulier.
La représentation a commencé comme commencent toutes les représentations. Le public est entré, le noir s’est fait dans la salle. Côté jardin, Pierre-Jean Peters, comédien, incarnait tout à la fois un procureur sadique, un Raymond Sintès drolatique, un confesseur apeuré, un Meursault d’une humanité remarquable.
Côté cour, trois musiciens, guitaristes, percussionistes et contrebassistes faisaient de la pièce de théâtre une oeuvre cinématographique. L’adaptation d’Olivier Malrieu, auteur de théâtre, était d’une extrême fidélité au texte de Camus, et je me délectais de voir s’incarner l’Etranger avec justesse et passion.
C’est alors que toutes les lumières se sont éteintes au beau milieu d’une scène. Dans la salle, l’on ne distinguait plus rien. Seuls les bips réguliers d’un ordinateur en état de bug chronique remplaçaient les éclairages défaillants. Lorsque les lumières sont revenues, elles n’étaient jamais au bon endroit : elles éclairaient tantôt le public, tantôt des parties vides de la scène, tantôt rien du tout.
Un malaise s’est ressenti dans la salle, et alors que l’on pensait que le spectacle s’arrêterait net, Pierre-Jean Peters a continué de jouer, imperturbable, en dépit des lumières aléatoires, des bruits de l’ordinateur qui ponctuaient le monologue, de la rumeur qui montait du public. À la fin du spectacle, Pierre-Jean a croulé sous les applaudissements. Malgré le noir forcé dans lequel la salle avait été plongée, l’Étranger était un triomphe.
Pierre-Jean Peters et les musiciens, peu avant que les lumières ne s’éteignent.
Après une brève enquête, j’ai appris que le théâtre, pour des raisons financières, n’avait pas voulu embaucher un vrai régisseur, mais avait dégoté un jeune qui ne connaissait strictement rien aux éclairages, à la régie et au théâtre en général. Dépassé par la complexité du jeu des lumières, il n’avait pas su les manier – incapable de rétablir le bug qui s’était emparé de l’ordinateur, il avait mis en marche de manière aléatoire tous les jeux de lumière demeurant à sa disposition, même si ces derniers ne correspondaient à rien.
Désireuse d’en savoir plus sur ces aléas de la technique pouvant ruiner un spectacle, j’ai interrogé plusieurs comédiens pour savoir s’ils avaient vécu des choses similaires : tous se sont fendus d’anecdotes truculentes. Emmanuelle, actrice et metteuse en scène, n’oubliera pas de sitôt sa première expérience dans l’Opéra :
« C’était au théâtre de Besançon, j’étais choriste dans une représentation de la Tosca. Or, à la fin de la scène finale, la Tosca est supposée sauter dans le vide et chuter sur un matelas, dans les coulisses. Mais l’actrice qui jouait le rôle éponyme avait tellement peur du vide qu’elle avait fait mettre trois fois plus de matelas que nécéssaire : du coup, elle a… rebondi, et le public a assisté à un suicide particulièrement drôle. »
Une erreur d’éclairage, une erreur de son est vite arrivée et peut mettre en péril une représentation. Mais selon Emmanuelle, rien ne doit éloigner le comédien de ses devoirs d’acteurs :
« Le tout, c’est de continuer, quoi qu’il arrive. Une fois, j’avais une gastro, et mes amis comédiens m’avaient placé deux bassines, une côté cour, une côté jardin. Je vomissais entre chaque scène. Ce n’était pas ma meilleure représentation, mais j’ai tenu ! »
Au fil de mes discussions avec les comédiens, j’apprends des anecdotes parfois dramatiques, souvent drôles, toujours originales. Voici ma préférée : elle m’a été narrée par Jean, comédien d’une cinquantaine d’années grimé en marquis :
« Il y avait ce spectacle, dans le château où l’on avait tourné le Vieux fusil. Un gars avait décidé de s’asseoir sur un rempart – ce qui est tout particulièrement stupide, au vu du dénivellé entre les remparts et les douves. Le spectacle était ennuyeux, le gars a fini par piquer du nez et est tombé à pic, avant de réussir à s’accrocher à un lierre. Tu crois qu’ils ont interrompu le spectacle pour le récupérer ? Non ma bonne dame. On a attendu que la représentation finisse en demandant au gars de bien s’accrocher à son lierre, et on lui a lancé une corde une heure plus tard. Naturellement, on a demandé à ce type s’il croyait en Dieu : il nous a répondu que dorénavant, il croyait en le lierre. »
Ainsi, le théâtre n’a rien d’un long fleuve tranquille. Il suffit d’un rien pour compromettre l’équilibre de toute une représentation, mais certains comédiens manient avec brio l’art de jouer contre vents et marées – prouvant que de scène comme de ville, « the show must always go on ».
*Pour voir ce très beau spectacle, rendez-vous au Théâtre du Roi René, tous les jours à 14 heures 10. Bonne nouvelle : vous pourrez bénéficier d’un tarif réduit en précisant que vous lisez madmoiZelle !
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